Amyot (p. 3-11).
II.  ►

PREMIÈRE PARTIE.

LE CÈDRE ROUGE.

I.

La Forêt Vierge.

Au Mexique, la population n’est divisée qu’en deux classes : la classe élevée et la classe inférieure ; il n’y a pas de rang intermédiaire pour lier les deux extrêmes ; aussi la cause des deux cent trente-neuf révolutions qui, depuis la déclaration de l’indépendance, ont bouleversé ce pays, est-elle facile à comprendre ; la puissance intellectuelle se trouve entre les mains d’un petit nombre, et c’est par cette minorité remuante et ambitieuse que s’effectuent toutes les révolutions ; d’où il résulte que le pays est gouverné par le despotisme militaire le plus complet, au lieu d’être une république libre.

Cependant les habitants des États de Sonora, de Chihuahua et du Texas ont conservé encore aujourd’hui cette physionomie sévère, sauvage, énergique que l’on chercherait vainement dans les autres États de la confédération.

Sous un ciel plus froid que celui de Mexico, l’hiver, qui couvre souvent les rivières de ces régions d’une épaisse couche de glace, endurcit les fibres des habitants, épure leur sang, purifie leur cœur et en fait des hommes d’élite qui se distinguent par leur courage, leur intelligence et leur profond amour pour la liberté.

Les Apaches, qui habitaient originairement la plus grande partie du Nouveau-Mexique, ont peu à peu reculé devant la hache des pionniers, ces enfants perdus de la civilisation, et retirés dans d’immenses déserts qui couvrent le triangle formé par le rio Gila, le del Norte et le Colorado, ils font presque impunément des courses sur les frontières mexicaines, pillant, brûlant et dévastant tout ce qu’ils rencontrent sur leur passage.

Les habitants des contrées que nous avons citées plus haut, tenus en respect par ces protées insaisissables, sont dans un état de guerre continuelle contre eux, toujours prêts au combat, fortifiant leurs haciendas (fermes), et ne voyageant que les armes à la main.

El Paso del Norte peut être regardé comme l’ultima Thule de la partie civilisée du Mexique. Au delà, vers le N. et le N.-O., s’étendent les vastes plaines incultes de Chihuahua, le bolson de Mapimi et les déserts arides du rio Gila.

Ces immenses déserts, nommés Apacheria, sont encore aujourd’hui aussi inconnus qu’ils l’étaient à la fin du 18e siècle.

El Paso del Norte doit son nom à sa situation près d’un gué, ou Paso du rio del Norte. Cet établissement est le plus ancien de tous ceux du Nouveau-Mexique ; sa fondation remonte à 1585, c’est-à-dire à la fin du 16e siècle.

L’établissement actuel est épars dans une étendue de dix milles environ, le long des bords du del Norte, et compte 4,000 habitants au plus.

La plaza, ou village del Paso, est située à la tête de la vallée ; à l’extrémité opposée est le presidio de San Elezario. Tout l’intervalle est rempli par une ligne continue de maisons blanches à toits plats, enfouies dans des jardins et entourées de vignobles.

À un mille au-dessus du passage, la rivière est barrée et l’eau conduite par un canal de dérivation appelé Acequia madre dans la vallée qu’elle arrose.

C’est à quelques milles à peine de cet établissement que commence l’Apacheria.

On sent que le pas de l’homme civilisé n’a foulé que timidement et à de rares intervalles cette contrée toute primitive où la nature, libre de se développer sous l’œil tout-puissant du Créateur, prend des aspects d’une fantaisie et d’une beauté incroyables.

Par une belle matinée du mois de mai, que les Indiens nomment wabigon-quisis (lune des fleurs), un homme de haute taille, aux traits durs et accentués, monté sur un fort cheval à demi sauvage, déboucha au grand trot de la plaza, et après quelques minutes d’hésitation employées sans doute à s’orienter, il appuya résolument les éperons aux flancs de sa monture, traversa le gué, et après avoir laissé derrière lui les nombreux cotonniers qui, en cet endroit, couvrent les bords du fleuve, il se dirigea vers les épaisses forêts qui verdissaient à l’horizon.

Ce cavalier était revêtu du costume adopté sur les frontières, costume pittoresque que nous décrirons en deux mots.

L’inconnu portait un dolman de drap vert, galonné en argent, qui laissait voir une chemise de batiste brodée, dont le col rabattu était fermé par une cravate de soie noire, négligemment attachée à la Colin par une bague en diamant, en guise de nœud. Il portait une culotte de drap vert galonnée d’argent, garnie de deux rangées de boutons du même métal, retenus aux hanches par une ceinture de soie rouge à franges d’or. La culotte, entr’ouverte sur les côtés jusqu’au milieu de la cuisse, laissait librement flotter le caleçon de fine toile de dessous ; ses jambes étaient défendues par une bande de cuir brun gaufré et brodé, nommé bottes vaqueras, attachées au bas du genou par un tissu d’argent. À ses talons résonnaient d’énormes éperons. Une manga, resplendissante d’or, relevée sur l’épaule, garantissait le haut de son corps, et sa tête était abritée des rayons ardents du soleil par un chapeau de feutre brun galonné, à larges bords, dont la forme était serrée par une large toquilla d’argent qui en faisait deux ou trois fois le tour.

Sa monture était harnachée avec un luxe gracieux qui en faisait ressortir toute la beauté. Une riche selle en cuir gaufré, garnie d’argent massif, sur le derrière de laquelle était attaché le zarapè ; de larges étriers mauresques en argent, aux arçons de belles armes d’eau ; une élégante anquera faite de cuir ouvragé, garnie de petites chaînettes d’acier, recouvrait entièrement la croupe, et tombant jusqu’au milieu des cuisses du cheval, retentissait au moindre mouvement du coureur.

L’inconnu semblait, par le luxe qu’il déployait, appartenir à la haute classe de la société : à son côté droit pendait un machete, deux pistolets étaient passés dans sa ceinture, le manche d’un long couteau sortait de sa botte droite, et il tenait en travers devant lui un superbe rifle damasquiné.

Penché sur le cou de son cheval lancé au galop, il s’avançait rapidement sans jeter un regard autour de lui, bien que le paysage qui se déroulait à ses côtés fût un des plus majestueux et des plus attrayants de ces régions.

Le fleuve formait les plus capricieux méandres au milieu d’un terrain accidenté de mille façons bizarres.

Çà et là, sur des plages de sable et de gravier, on voyait étendus avec leurs branches, des arbres énormes que le courant plus faible avait laissés épars et qui, séchés par le soleil, montraient par leur couleur lavée qu’ils étaient morts depuis plusieurs siècles.

Auprès des endroits bas et marécageux, erraient lourdement des caïmans et des crocodiles.

Dans d’autres endroits où le fleuve coulait presque uniformément, ses rives étaient unies et couvertes de gros arbres butés ou serrés par des lianes qui, après s’y être entortillées, retombaient jusqu’à terre où elles plongeaient pour s’élancer de nouveau dans l’espace, en formant les plus extravagantes paraboles.

Les bois fourrés laissaient entrevoir de temps en temps de petites prairies, des marécages, ou un sol uni couvert d’ombrages inaccessibles aux rayons du soleil et parfois embarrassés d’arbres morts de vieillesse ; plus loin, d’autres, qui semblaient jeunes encore à cause de la couleur et de la solidité de leur écorce, se réduisaient en poussière au moindre souffle du vent.

Sur des rives élevées à pic, où la rapidité de l’eau indiquait l’inégalité du sol, des terres éboulées laissaient voir d’énormes racines sans appui et annonçaient la chute des colosses déjà inclinés qu’elles ne soutenaient plus que par artifice.

Parfois le terrain tout à fait miné en dessous, réduit à son propre poids, entraînait avec lui le bois qu’il portait, et faisait, en tombant, retentir un bruit confus produit par l’éboulement des terres, le sifflement des branches qui se rompaient après leur vibration, et dont le fracas, répercuté par les échos que forme la hauteur des immenses forêts qui règnent le long du fleuve, avait quelque chose de grandiose dans ce désert dont il n’est donné à aucun être humain de sonder les effrayants mystères.

Cependant l’inconnu galopait toujours, l’œil ardemment fixé devant lui, ne semblant rien voir.

Plusieurs heures se passèrent ainsi ; le cavalier s’enfonçait de plus en plus dans la forêt ; il avait quitté les rives du fleuve et n’avançait plus qu’avec des difficultés inouïes au milieu de l’inextricable fouillis d’herbes, de branches et de buissons qui, à chaque pas, arrêtait sa marche et le contraignait à des détours sans nombre.

Seulement, parfois il tirait la bride, lançait un regard vers le ciel, puis il repartait en murmurant à demi-voix ce seul mot :

Adelante ! (en avant !)

Enfin il s’arrêta dans une vaste clairière, jeta un regard soupçonneux aux environs, et, rassuré probablement par le silence de plomb qui pesait sur le désert, il mit pied à terre, entrava son cheval et lui ôta la bride, afin qu’il pût brouter les jeunes pousses.

Ce devoir accompli, il se laissa nonchalamment aller sur le sol, tordit une cigarette de maïs entre ses doigts, sortit un mechero d’or de sa ceinture et battit le briquet.

Cette clairière était assez grande : d’un côté, l’œil s’étendait facilement au loin sur les prairies, dans l’espace laissé libre par les arbres, et permettait de distinguer des daims et des chevreuils qui paissaient avec sécurité ; du côté opposé, la forêt, de plus en plus sauvage, semblait, au contraire, un infranchissable mur de verdure.

Tout était abrupt et primitif dans ce lieu, que le pied de l’homme avait si rarement foulé.

Certains arbres, tout à fait ou en partie desséchés, offraient les restes vigoureux d’un sol riche et fécond ; d’autres, également antiques, étaient soutenus par des lianes entortillées qui, avec le temps, avaient presque égalé la grosseur de leur premier appui : la diversité des feuilles offrait le plus bizarre mélange. D’autres, recélant dans leur tronc creux un fumier qui, formé des débris de leurs feuilles et de leurs branches à demi mortes, avait échauffé les graines qu’ils avaient laissées tomber, semblaient, par les arbrisseaux qu’ils renfermaient, promettre un dédommagement de la perte de leurs pères.

Dans les prairies, la nature, toujours prévoyante, semble avoir voulu mettre à l’abri des injures du temps certains vieux arbres, patriarches des forêts, affaissés sous le poids des siècles, en leur formant un manteau d’une mousse grisâtre qui pend en festons depuis la cime des plus hautes branches jusqu’à terre, en affectant les dessins et les découpures les plus étranges.

L’inconnu, étendu sur le dos, sa tête soutenue par les deux mains croisées, fumait avec cette béatitude pleine de nonchalance et de paresse, particulière aux Hispano-Américains.

Il ne s’interrompait dans cette douce occupation que pour tordre une nouvelle cigarette et jeter un regard aux environs en murmurant :

— Hum ! il me fait bien attendre.

Il lâchait une bouffée de fumée bleuâtre et reprenait sa première position.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. Tout à coup un froissement assez fort se fit entendre dans les broussailles, à quelque distance derrière l’inconnu.

— Ah ! ah ! fit-il, je crois que voilà enfin mon homme.

Cependant le bruit devenait de plus en plus fort et se rapprochait rapidement.

— Arrivez donc ! que diable, s’écria le cavalier en se redressant, voilà assez longtemps que vous me faites attendre, par Notre-Dame del Pilar !

Rien n’apparaissait, la clairière était toujours solitaire, bien que le bruit eût acquis une certaine intensité.

L’inconnu, surpris du mutisme obstiné de celui auquel il s’adressait et surtout de sa persistance à ne pas se montrer, se leva afin de savoir à quoi s’en tenir.

En ce moment son cheval pointa les oreilles, renâcla avec force et fit un brusque mouvement pour se dégager du lasso qui le retenait.

Notre homme s’élança vivement vers lui et le flatta de la main et de la voix.

Le cheval tremblait de tous ses membres, et faisait des bonds prodigieux pour s’échapper. L’inconnu, de plus en plus surpris de ces mouvements extraordinaires, se retourna.

Tout lui fut alors expliqué.

À vingt pas de lui au plus, accroupi sur la maîtresse branche d’un énorme cyprès, un magnifique jaguar à la robe splendidement mouchetée fixait sur lui deux yeux ardents en passant sur ses mâchoires avec une volupté féline sa langue rugueuse, rouge comme du sang.

— Ah ! ah ! dit à demi-voix l’inconnu sans autrement s’émouvoir, ce n’est pas toi que j’attendais ; mais c’est égal, sois le bienvenu, compagnon ; caraï ! nous allons en découdre.

Sans perdre le jaguar de vue, il s’assura que son machete sortait facilement du fourreau, ramassa son rifle, et ces précautions prises, il s’avança résolument vers la bête féroce qui le regardait venir sans changer de position.

Arrivé à dix pas du jaguar, l’inconnu jeta sa cigarette, que jusque-là il avait conservée, épaula son arme et mit le doigt sur la détente.

Le jaguar se ramassa sur lui-même et se prépara à s’élancer en avant.

Au même instant un hurlement strident s’éleva du côté opposé de la clairière.

— Tiens ! tiens ! tiens ! dit à part lui l’inconnu avec un sourire, il paraît qu’ils sont deux, et moi qui croyais avoir affaire à un jaguar célibataire ! Cela commence à devenir intéressant, et il lança un regard de côté.

Il ne s’était pas trompé, un second jaguar un peu plus grand que le premier fixait sur lui des yeux flamboyants.