Traduction par Félix Coveliers (1827-1887).
Calmann Lévy, éditeur (p. 133-162).


VII

LE PUITS


À peine une lueur douteuse commençait-elle à descendre dans la vallée, que les chercheurs d’or surexcités étaient déjà sur pied. Il y en avait deux ou trois qui n’avaient pas dormi, les autres très-peu ; car la certitude de posséder bientôt des monceaux d’or avait agité leurs nerfs et troublé leur repos. Leurs yeux étaient rouges, leurs traits fatigués, leurs corps engourdis et surtout leurs bras étaient raides et douloureux. Après s’être réchauffés en déjeunant près d’un grand feu, ils reprirent assez de courage et de force pour recommencer leur travail.

Ils cherchèrent premièrement une crevasse pour y cacher leur or, et trouvèrent bientôt une place favorable, à trente pas environ de leur tente ; c’était une fente transversale bous un bloc de rocher, à peine assez large pour y passer la main, mais qui allait en s’élargissant, et si profonde, qu’on ne pouvait toucher le fond sans y plonger le bras jusqu’au coude.

Le Bruxellois jeta tout l’or dans ce trou, rappela la loi adoptée, se dirigea ensuite vers le puits, et, après avoir un moment regardé dans l’eau, il dit à ses compagnons :

— Le rêve qui m’a agité cette nuit et qui a troublé mon sommeil est la vérité ! Réfléchissez avec moi, mes amis. L’eau qui descend de cette gigantesque montagne descelle dans sa course les pierres aurifères, les brise et les écrase dans l’abîme grondant pendant la saison des pluies ; la violence des eaux furieuses fait qu’une partie de cet or est rejeté par l’abîme et roule jusqu’ici. Nous le verrions se répandre en grande quantité dans le lit de la rivière si ce trou ne l’arrêtait et ne l’engloutissait pas. La preuve, c’est que nous avons trouvé dans les fentes de ses parois lézardées plus de vingt livres de pépites. Si les quelques aspérités de ces parois ont suffi pour retenir tant d’or, combien ne doit-il pas en être tombé au fond ? Des milliers de livres peut-être ! Qui peut affirmer que, si nous pouvions toucher le fond de ce puits, nous ne trouverions pas assez d’or pour enrichir la population d’une ville entière ?

— Oui, oui, des millions et des millions ! murmura le baron. Plus que n’en possède la Banque de France !

— Ô ciel ! des milliers de livres ! s’écria le matelot. Il nous les faut, ce trou fût-il l’entrée de l’enfer.

— C’est facile à dire, répliqua Pardoes, mais le désir et la volonté ne suffisent pas. Il faut tâcher de savoir s’il est possible de s’emparer de ce merveilleux trésor.

— Nous viderons le trou, dit l’Ostendais qui frémissait et piétinait d’impatience.

— Non, cela ne peut réussir, la rivière s’y jette.

— Il sera vide, dussions-nous en boire le contenu ! s’écria Kwik. Avoir des milliers de livres d’or et ne pas les…

— Allons, pas de bêtises, interrompit Pardoes. Coupons là-bas un long sapin ; nous mesurerons la profondeur du trou, et nous verrons ainsi s’il n’y a pas moyen d’en atteindre le fond.

Après une demi-heure d’ouvrage, ils s’approchèrent du trou avec une très-longue tige d’arbre, et l’enfoncèrent dans l’eau jusqu’à ce qu’ils sentissent le fond à environ trente pieds. Ils jetèrent un cri de joyeuse surprise, convaincus qu’à si peu de profondeur, il serait facile de s’emparer de l’or, par l’un ou l’autre moyen. Mais, lorsqu’ils s’interrogèrent les uns les autres sur ce moyen, personne n’eut une réponse satisfaisante à donner, et on débattit ridée d’entourer le puits d’une digue et d’en tirer l’eau. Jean Creps rit de ce projet insensé, et calcula qu’il faudrait au moins une année pour vider le puits, même si on réussissait à l’endiguer, chose qui lui paraissait tout à fait impossible. Reconnaissant le fondement de cette objection, les chercheurs d’or se tenaient, découragés et abattus, au bord du trou ; leurs yeux égarés semblaient vouloir en sonder le fond, afin d’apercevoir l’or qui faisait battre leur cœur de désir. Tous restaient silencieux et se grattaient le front pour demander à leur cerveau fatigué le moyen qui lui échappait.

— Bah !… de ces longues réflexions il ne sortira rien, dit Kwik. Les moyens les plus simples sont les meilleurs. Plongeons dans le puits pour en extraire l’or avec la main.

— En effet, affirma Pardoes, on pourrait peut-être monter ainsi des pépites pour une valeur de plusieurs millions. Mais qui se risquera dans ce tourbillon ?

— Qui ? Moi ! s’écria Donat. Liez-moi le lasso autour du corps, laissez-moi descendre jusqu’au fond et remontez-moi aussitôt que j’imprimerai une forte secousse au lasso.

Victor Roozeman voulut le détourner de sa dangereuse entreprise ; mais Kwik dit qu’il savait plonger et nager comme un rat, et que, même sans cela, il n’y avait rien à craindre du tourbillon, parce qu’on pouvait toujours le remonter à l’aide de la corde ; et qu’en outre, pour être riche à millions, on ne devait pas reculer devant un petit danger et un peu de peine.

Sa proposition fut adoptée et l’on décida de suite que, si cette première tentative réussissait, chacun devrait descendre dans le puits, et qu’on tirerait au sort. Que, pour ne pas se couper les pieds et les jambes contre les pointes du rocher, on garderait ses souliers et son pantalon, mais on ôterait ses autres vêtements, pour pouvoir du moins se réchauffer la poitrine après le plongeon.

On lia sous les bras de Donat le lasso, allongé d’une grosse corde qu’on détacha de la claie. Lorsque tout fut prêt enfin pour la descente, Kwik plongea son doigt dans l’eau et fit le signe de la croix, comme on a coutume de faire en Brabant quand on met le pied dans l’eau pour se baigner. Puis il dit en riant :

— Il part ! Adieu, mes amis, au revoir ! Je vous apporterai des nouvelles de l’autre…

Pendant qu’il disait cela, il était descendu à moitié dans l’eau, et se retenait au bord avec les mains ; sa voix se brisa ; il haletait d’une manière étrange, et les yeux semblaient lui sortir de la tête.

— Eh bien, qu’as-tu donc ? Descends ! dit le Bruxellois.

— Ouf ! camarades, bégaya-t-il, je suis gelé, je brûle de froid ! Un moment, laissez-moi me rafraîchir… Allons, allons, tenez bien la corde, je descends…

En effet, il lâcha le bord et descendit perpendiculairement dans le puits.

Ses camarades tenaient les yeux fixés sur l’eau bouillonnante. Du résultat de cette tentative pouvaient dépendre leur bonheur et leur fortune immédiate ; aussi personne ne parlait, tous les cœurs battaient ; les mains étaient convulsivement serrées autour de la corde, pour remonter le plongeur au moindre signal.

On n’attendit pas longtemps ; une seconde ou deux après que Donat était descendu dans l’eau, le lasso reçut deux ou trois secousses violentes. Kwik fut remonté et ramené sur le bord.

— Eh bien, eh bien, as-tu touché le fond ? lui demanda-t-on.

Mais Donat ne paraissait ni voir ni entendre ; ses dents claquaient, ses membres frissonnaient ; il chancelait sur ses jambes comme un homme ivre, et il bégaya en soufflant :

— Maudit or, pour lequel un homme doit exposer sa vie ! Ô mon Dieu, je ne sais plus où je suis ; mon cœur n’est pas plus gros qu’une lentille. Je crois, pardieu, que mon âme est gelée dans mon corps…

— Mais de l’or ! As-tu trouvé de l’or ? demandèrent les autres.

— Une pierre, ou de l’or, ou un morceau de glace, je n’en sais rien, murmura-t-il. Tenez, voyez, cela m’est égal… Je cours au feu pour me dégeler.

À ces mots il ouvrit sa main, laissa tomber quelque chose aux pieds de ses amis et courut à pas chancelants vers la tente.

— Incroyable ! s’écria Pardoes, qui s’était jeté sur l’objet tombé et le montrait avec une joie folle. Incroyable ! Une pépite d’or par de… oui, de six livres au moins ! Quels merveilleux trésors ce puits doit contenir ! Un seul bloc, six livres ! Il y a peut-être des milliers de morceaux pareils, entassés par les siècles dans ce trou ! Oh ! le sort ! le sort !

Il rompit rapidement cinq brins d’herbe de longueur différente et les présenta aux autres pour tirer au sort. Il était visible qu’un plongeon dans le puits froid comme une glace les effrayait ; car ils hésitèrent à prendre un des brins d’herbe et se disputèrent même à qui tirerait le premier.

Le sort décida que le matelot descendrait d’abord, puis Creps, Pardoes, le baron et enfin Victor ; après quoi, l’on reprendrait le tour en commençant par Kwik.

Sans hésiter, le matelot se laissa descendre dans l’eau ; mais il agita aussi très-vite le lasso, et, lorsqu’on le hissa, il se mit à jurer, souhaitant que l’or fût au fond de l’enfer, quoiqu’il eût rapporté trois ou quatre pépites pesant ensemble une livre environ. Il jeta l’or à terre sans dite mot et courut en maugréant à la tente, où Donat était en train de faire un feu à cuire un bœuf.

Creps descendit courageusement dans le puits, mais ne trouva pas d’or. Pardoes fut plus heureux : il apporta au moins deux livres et demie de pépites. Tous deux coururent cependant vers le feu en claquant des dents et en frissonnant violemment, de sorte que Roozeman et le baron restèrent seuls près du puits.

Le gentilhomme semblait singulièrement ému, pendant que Victor lui liait le lasso sous les bras ; il tremblait visiblement.

— Allons, baron, ne craignez rien. Il doit faire horriblement froid là-dedans ; mais ce n’est qu’un moment désagréable, je vous remonterai le plus vite possible. Le baron fit un pas en arrière, et murmura avec anxiété :

— J’ai peur, je ne sais pas nager ; ce puits me fait l’effet de la gueule béante du néant.

— Il faut bien respirer d’avance, s’emplir d’air la poitrine, et puis tenir la bouche fermée. Il n’y a pas de danger, ayez bon courage.

— Courage ?… répéta le gentilhomme. Avant-hier encore, j’eusse vu approcher la mort avec plaisir. Maintenant que le sort me rend la fortune et la puissance perdure, la vie me semble infiniment précieuse. Et si cet abîme était pour moi la porte de l’éternité ?

Le matelot criait de loin qu’on devait continuer loyalement le travail convenu, et, comme il vit qu’on ne faisait pas attention à ses cris, il accourut, arracha la corde des mains de Victor et grommela pendant que ses dents claquaient distinctement.

— Tu trembles, baron ? pas de bêtises ! chacun doit prendre sa part de la peine comme du profit. C’est un bain infernal, il est vrai ; mais l’illustre baron d’Alteroche peut avoir peur tant qu’il voudra… ses nobles os…

Le gentilhomme poussa un cri étouffé, jeta un regard amer sur celui qui l’insultait et sauta si précipitamment dans l’eau, que la corde faillit échapper des mains de l’Ostendais.

Après quelques moments, Victor s’écria en prenant la corde :

— Tire, tire, il ne sait pas nager, il se noyera !

— Il n’a pas encore donné le signal, laisse-le faire, dit le matelot en s’opposant aux efforts de Roozeman.

Il y eut une sorte de lutte au bord du trou, jusqu’à ce que l’Ostendais eût reconnu lui-même que le gentilhomme restait sous l’eau plus longtemps que les autres sans agiter le lasso.

Ils tirèrent alors la corde ; le baron y était suspendu les yeux fermés, les membres inertes et privé de sentiment comme un cadavre.

Ils le hissèrent en toute hâte sur le bord du puits et le matelot se mit à le rouler par terre ; mais Victor saisit le noyé par les épaules et dit :

— Vite, prends-le par les jambes ; portons-le près du feu ; il reviendra peut-être encore. Pauvre baron, mourir ainsi d’une mort effroyable, dans le désert, loin de sa patrie !

— Bah ! cela ne vaut pas la peine de faire tant d’embarras, dit le matelot, pendant qu’ils avançaient avec le corps inanimé. Aujourd’hui ou demain, cet homme eût laissé ses os en Californie. C’est un fardeau de moins pour nous… Il a bu un bouillon, vois, l’eau lui sort par la bouche…

Les autres se levèrent précipitamment lorsqu’ils virent que leurs amis apportaient un cadavre ; Donat se mit à pleurer et à plaindre lamentablement le sort du malheureux gentilhomme. Jean Creps alla prendre les couvertures dans la tente et y plaça le noyé. Lui et ses amis firent tous leurs efforts pour rappeler la chaleur et le sentiment dans le corps inanimé. Pardoes et le matelot restèrent près du feu, sans prendre part à ces soins, qu’ils jugeaient inutiles. Le dernier parlait même d’enterrer tout de suite le cadavre au pied d’un rocher, pour ne pas avoir à s’en charger plus longtemps.

— Il vit ! Dieu merci, il vit ! s’écria Donat. J’ai senti une contraction de sa main.

— Oui, oui, il vit encore ! affirma Victor. Voyez, il respire.

— Tant pis pour lui et pour nous ! grommela le Matelot, que cette nouvelle ne semblait pas réjouir beaucoup.

Le mouvement revint réellement dans le corps raidi du baron. Enfin il ouvrit les yeux et se frotta un moment le front, comme quelqu’un qui s’éveille d’un lourd sommeil. Peu à peu un sourire illumina son visage, et il dit avec une sorte d’enthousiasme :

— Quelle source inépuisable de félicité que l’or ! Je ne suis de retour de Californie que depuis six mois, et j’ai déjà goûté tout le bonheur que le monde peut offrir. Pourquoi la force du corps n’est-elle pas éternelle comme la puissance de l’or ! Comme cette nuit a été agitée ! Danser, valser jusqu’à une heure ; se disputer le sourire d’une femme ; perdre vingt livres d’or au jeu ; accepter un duel pour demain et se noyer ensuite jusqu’à la première lueur du jour dans des flots de vin…

Un cri d’étonnement échappa à ses camarades ; le matelot seul riait. Victor prit la main du baron, tâcha de le consoler par de douces paroles et de le faire revenir au sentiment de son état ; mais le gentilhomme ne faisait pas attention à lui et criait d’un ton impérieux :

— Eh ! eh ! Lafleur, paresseux ! Ah ! te voilà ? Selle les chevaux ; je dois rencontrer la belle marquise d’Espandal au bois de Boulogne. Apprête aussi mes pistolets… Descends le store maintenant ; je veux dormir jusqu’à midi. Si quelqu’un me dérange, je te chasse !

En achevant ces paroles étranges, il reposa sa tête sur la couverture, ferma les yeux et parut réellement endormi.

Donat et Victor étaient désolés et plaignaient le sort du baron ; le matelot ricanait ; Jean Creps murmurait. Pardoes leur dit qu’ils avaient tort de se laisser aller à la crainte d’un malheur incertain. Le gentilhomme était en proie à une forte fièvre, et il n’était pas étonnant que la réaction troublât son cerveau. On pouvait espérer que le dérangement apparent de ses facultés disparaîtrait avec la maladie.

Les yeux ainsi fixés sur le baron, les chercheurs d’or, tremblants de froid, étaient assis autour du feu ; et, quoiqu’on y eût jeté des arbres entiers, leurs membres frissonnaient comme s’ils eussent eu la fièvre froide. Leur épiderme recevait bien l’impression de la chaleur : ils étaient à moitié rôtis par devant ; mais le seul moment de l’immersion les avait tellement pénétrés de froid, qu’ils frissonnaient jusque dans la moelle de leurs os !

Victor seul ne souffrait pas de ce malaise, parce qu’il n’était pas encore entré dans l’eau. Aussi le matelot ne tarda pas à faire une violente sortie contre lui, comme s’il croyait que l’Anversois cherchât à échapper au plongeon. Mais Roozeman se leva et dit :

— Allons ! trêve à ces soupçons outrageants. Ce que les autres ont fait je veux aussi le faire. Je suis prêt. Qui tiendra la corde ?

— Non, non, ne parlons plus de cette tentative insensée, dit Creps. Nous avons déjà ramené un de nos camarades presque mort. Ce serait un crime de recommencer cette dangereuse épreuve.

Une violente dispute s’éleva. Creps et Donat voulaient s’opposer à la descente de Roozeman. Le matelot et Pardoes prétendaient qu’il ne pouvait se soustraire à un travail qu’ils avaient tous fait consciencieusement.

— Eh bien, je dis qu’il ne plongera pas ! s’écria Kwik. Pour tout l’or du monde, je ne voudrais plus descendre dans le puits ; mais…, pour épargner un malheur ou une maladie à M. Victor, c’est différent. Qu’on me mette le lasso autour du corps ; je me laisserai geler encore une fois jusqu’aux os à la place de Roozeman ; je suis fort, Dieu me protégera.

Mais Victor mit fin à la querelle en exprimant la ferme volonté de ne pas être en reste avec ses compagnons. Quoique Donat lui dépeignit avec terreur la sensation de l’abîme comme ce que l’on peut se figurer de plus effroyable, il déclara vouloir tenter l’épreuve et supplia Pardoes et Creps de tenir la corde.

Il se laissa descendre dans le trou sans hésiter. Il était à peine dans l’eau, que Donat, qui tenait prête une couverture chaude, se mit à crier :

— Hissez ! hissez !

— Tiens-toi tranquille, étourneau, grommela Pardoes. Il est dedans maintenant, laissez-le faire son ouvrage.

Mais, une demi-minute après, il dit lui-même :

— Il reste bien longtemps sans donner le signal, nous le remonterons.

Lorsque Victor revint an bord, il était tout étourdi et poussa un soupir creux et rauque, comme un homme dont on presse la poitrine à l’écraser ; il tremblait et tenait les poings fermés convulsivement.

Donat lui jeta la couverture chaude sur les épaules et voulut l’entraîner vers le feu ; mais Pardoes, qui avait vu briller quelque chose entre les doigts du plongeur, lui ouvrit les poings. Il tomba de chacun d’eux quelques morceaux d’or pesant ensemble environ deux livres.

Ils ramassèrent les pépites, coururent au feu et s’étendirent auprès ; pendant que Donat faisait tout son possible pour ramener la chaleur dans les membres frissonnants de son ami. C’était bien nécessaire : Victor était resté plus longtemps que les autres sous l’eau ; ses lèvres étaient bleues, ses joues avaient la pâleur de la mort, et ses yeux étaient singulièrement vitreux : il grelottait et tremblotait si fort, qu’il essaya en vain de dire un mot intelligible. Peu à peu cependant les tremblements fiévreux s’arrêtèrent, et, quoiqu’une grande faiblesse accablât encore le pauvre Victor, il se montra gai et remercia en souriant ses amis de leurs soins généreux.

Le baron sommeillait ; il paraissait respirer librement, et, sans les mouvements nerveux qui l’agitaient par moments et les paroles inintelligibles qu’il prononçait, on eût pu croire qu’il jouissait d’un sommeil calme et naturel.

Pendant ce temps, le matelot et Pardoes étaient occupés à examiner et à peser les pépites, et ils annoncèrent avec une certaine joie qu’on avait tiré du puits douze livres d’or au moins ; ainsi le trésor commun s’était élevé, en un jour et demi, à quarante-cinq mille francs !

Les autres ne témoignèrent point de joie en apprenant ce brillant résultat. Au contraire, Creps serra les lèvres avec un sourire de dédain ; Donat déclara que, si l’on avait rendu malade son pauvre ami, il maudirait le moment où il avait vu l’or ; les deux malades restèrent tous deux indifférents.

Enfin, Pardoes demanda s’il y avait quelqu’un qui fût d’avis de reprendre le plongeon dans le puits, et, sinon, ce qu’on entreprendrait pour continuer à chercher de l’or avec succès.

Il n’y en avait aucun, même le matelot, qui osât songer sans horreur à une seconde descente dans le puits, et tous reconnurent qu’il fallait renoncer à cette tentative si l’on ne voulait pas mettre sa vie en jeu.

Pardoes parla alors de son intention de passer le reste de la journée à chercher dans la rivière des paillettes d’or et des pépites ; mais Jean Creps ne voulut plus entendre parler de travailler ce jour-là. Il fit remarquer que, dans tous les cas, il y avait deux de leurs camarades qui devaient rester près du feu pour se rétablir ; qu’ils s’étaient tous fatigués assez pour prendre quelques heures de repos, et qu’il était insensé d’épuiser ses forces par un labeur exagéré.

Pardoes reçut ce conseil en haussant les épaules, et le matelot fit une violente sortie contre la faiblesse et la paresse de ses camarades, comme il disait. Il prononça même le mot de lâches. Jean Creps, dont la patience était à bout, sauta tout à coup sur ses pieds et s’écria d’un ton courroucé, et avec des gestes si fiers que ses auditeurs en forent étonnés :

— Sais-tu, animal, que tu commences terriblement à m’ennuyer ? Penses-tu donc que je suis venu en Californie pour altérer à jamais ma santé ou pour mourir comme un chien dans ce désert les mains pleines d’or ? Tu parles et tu agis avec nous comme si tu étais le maître et que nous fussions les domestiques. Ah ! il faut être dur, brutal et sauvage pour t’inspirer du respect pour les droits des autres ! Eh bien, je te montrerai que la rudesse et l’insolence ne sont pas choses difficiles. Nous avons formé une société, sur le pied de la plus complète égalité. Je parle maintenant au nom de nous quatre, c’est la majorité. Nous décidons de ne plus travailler aujourd’hui ; à cette décision chacun obéira bon gré mal gré, et, si tu n’es pas content ainsi, tu peux aller au diable.

— Je prends ma part de l’or et je dissous la société ! hurla le matelot en bondissant en avant pour courir au trésor.

Mais Jean Creps tira son revolver de sa ceinture et s’écria :

— Sur ta vie, arrête ! Respecte la loi ! Encore un pas, et tu es mort.

Pardoes fit signe qu’on se tint tranquille ; et, prenant l’Ostendais par le milieu du corps, il s’efforça de le ramener et de le calmer. Il dit que Creps avait raison au fond, que l’on devait avoir égard à l’indisposition des camarades, et, puisqu’ils avaient la majorité, qu’il fallait se ranger à leur avis. Il regrettait bien qu’on dût perdre une demi-journée en présence de tant d’or ; mais ils seraient d’autant plus forts le lendemain et regagneraient probablement le temps perdu. Il fit si bien que le matelot, quoique grognant encore, se soumit et reprit sa place auprès du feu.

Comme Pardoes craignait que la querelle ne recommençât à cause de l’évidente mauvaise humeur de Jean Creps, il annonça qu’il emploierait le reste de la journée à visiter le lit de la rivière. Il descendrait pendant environ une heure et demie le courant, en compagnie du matelot ; mais, comme, à trois portées de flèche de l’endroit où ils se trouvaient, la rivière passait entre deux rochers où elle n’était pas guéable, ils résolurent de tourner la montagne pour suivre le cours de l’eau. Pendant ce petit voyage, ils tâcheraient de savoir jusqu’où on pouvait chasser dans cette contrée pour se procurer la nourriture quotidienne ; car il ne fallait pas oublier que leur provision de lard serait épuisée dans quatre jours.

Ils prirent tous deux leurs fusils, montèrent entre les plis des roches et disparurent bientôt hors de la vue de leurs camarades.

Jean Creps, muet et morne, regardait tour à tour le gentilhomme endormi et son ami Victor. L’idée que celui-ci, en plongeant dans le puits, avait été atteint d’une maladie dangereuse, peut-être mortelle, le remplissait de chagrin et de regret. Il maudissait tout bas le moment où il avait résolu de venir en Californie.

Enfin, il éclata an paroles passionnées et voulut faire comprendre à ses camarades que la soif de l’or avait fait d’eux des fous stupides et inhumains. C’était, à ses yeux, une folie téméraire d’avoir quitté sa belle patrie et dit adieu à ses parents et à ses amis, pour venir sacrifier, dans des pays étrangers, sa santé, son salut et sa vie en échange d’un peu d’or. Qu’avaient-ils trouvé au bout de tant de périls, maintenant qu’ils avaient réellement atteint un riche Eldorado ? Un puits dont on ne pouvait extraire l’or qu’en l’arrachant à la mort même ; un abîme qui exigeait dix ans de la vie d’un homme en échange de chaque poignée d’or. Et cette liberté, dont la perspective les avait poussés à entreprendre ce voyage, qu’était-elle ? Le règne de la cupidité, de la grossièreté, de l’insolence ; le droit illimité de la violence ; la sauvagerie, l’abrutissement de la nature humaine ; car ils n’avaient qu’à se regarder pour se dire que la créature la plus malpropre de la terre ne pourrait être aussi sale qu’eux, fouillant dans la boue, rongés par la vermine la plus dégoûtante, vivant et dormant côte à côte, sur un pied d’égalité et d’amitié, avec un homme ignoble, qui n’avait de l’homme que le nom. Oseraient-ils lever la tête s’ils retournaient jamais en Europe ? Le souvenir d’un pareil abaissement ne leur ôterait-il pas, avec la fierté du cœur, tout sentiment de leur dignité ? Ainsi, pour cet or maudit, ils auraient tout sacrifié, vertu, courage et santé !

À la fin de ce discours emporté, Creps conclut qu’ils devaient quitter au plus tôt cet endroit, avant que des malheurs ou des maladies imprévues rendissent quelques-uns de leurs compagnons incapables de retourner à San-Francisco. Mais Victor ni Donat ne voulurent entendre parler d’une semblable proposition, ils rappelèrent à leurs amis qu’ils avaient atteint le but de leur pénible voyage, que leur bonheur et celui de tous ceux qui leur étaient chers allaient se réaliser. Ce n’était pas au moment décisif, lorsque quelques jours de patience et de courage pouvaient les mettre en possession des trésors rêvés, qu’ils iraient rendre inutiles tous les maux soufferts.

Jean Creps était très-aigri, et il serait assurément resté dans ces mauvaises dispositions, si Roozeman ne l’avait convaincu qu’il était tout à fait guéri et qu’il sentait circuler dans tous ses membres une chaleur douce et agréable. Il se calma enfin et promit d’attendre encore le résultat de leur travail avant de parler de départ.

Sur ces entrefaites, le baron s’éveilla, se redressa et s’assit sur ses couvertures. Les Flamands lui demandèrent avec intérêt comment il se trouvait, et lui adressèrent des paroles amicales pour le consoler et lui inspirer du courage. Mais le pauvre baron semblait ne pas les connaître ni les comprendre. Il se croyait à Paris, dans une demeure somptueuse, entouré de domestiques et de serviteurs ; il donnait des ordres pour un dîner princier, nommait les mets rares et les vins fins ; puis il assistait à une fête brillante, à une course de chevaux, à une partie de jeu ou à une orgie, et il se vantait de ses succès près des dames les plus nobles, de l’éclat de son nom et de la toute-puissance que lui assurait la possession de monceaux d’or.

Après avoir vainement tenté de détourner son esprit de ces illusions, ses camarades reconnurent que tout serait inutile en ce moment, et ils écoutèrent tristement et le cœur oppressé ses étranges paroles.

Lorsque Pardoes et le matelot revinrent à la tente, une heure avant la tombée de la nuit, ils montrèrent à leurs camarades deux oiseaux aquatiques qu’ils avaient tués et qui ressemblaient à des bécasses. Il ne leur eût pas été difficile d’en rapporter une dizaine ; mais ils avaient employé leur temps à explorer la rivière pour voir si elle contenait aussi de l’or. Cet examen était resté sans résultat favorable ; excepté quelques paillettes sans valeur, ils n’avaient pas trouvé d’or. Il fallait donc limiter le travail au vallon où se dressait leur tente. Pardoes avait formé en route un projet qui leur permettrait d’amasser une grande quantité d’or. Ils endigueraient le lit de la rivière à l’endroit favorable, videraient quelques-uns des trous les moins profonds, et deviendraient ainsi maître des pépites, sans être obligés de se plonger dans une eau glaciale. L’ouvrage avancerait lentement ; mais on ne s’exposerait pas à des maladies, et le succès serait certain. Pardoes, qui voulait relever le courage abattu de ses amis, parla avec emphase du résultat probable de leur entreprise, et fit briller à leurs yeux enchantés tant de milliers de livres d’or et de millions, qu’il remonta non-seulement leur moral, mais qu’il ralluma même l’enthousiasme dans leurs cœurs.

Le baron lui-même semblait revenir à la raison et avait des transports de joie chaque fois que le mot or sortait de la bouche du Bruxellois.

Pendant que les autres étaient occupés à plumer les bécasses, Donat comptait sur ses doigts et il s’écria avec enthousiasme :

— Perdre courage ! Nous partirons d’ici avec plus d’or que nous ne pourrons en porter ! Vous riez ? Calculez un peu avec moi. Je suppose qu’en travaillant bien chaque jour, nous ne trouvions que cinq livres d’or ; c’est peu, nous en trouverons davantage ; mais cinq livres, au bout d’un mois, en déduisant les dimanches, font, pardieu ! cent trente livres ! Nous avons déjà trente-quatre livres : cela fait ensemble cent soixante-quatre livres. Supposons que nous ne restions ici que trois mois ; nous aurons alors quelque chose comme… comme beaucoup plus de quatre cents livres !… Ah ! mon Dieu ! c’est un château qui m’éblouit les yeux ! C’est comme un palais, avec une grande porte, un grand jardin, un grand étang, un grand escalier en pierre et une girouette d’or sur la tour. Il en sort un gros monsieur avec une belle dame à son bras ; ils sont vêtus comme le roi et la reine. Les paysans accourent, ils s’inclinent jusqu’à terre, ils saluent respectueusement, ils jettent leurs chapeaux et leurs casquettes en l’air et crient joyeusement : « Vive ! vive le baron Kwik ! Vive Anneken, sa baronne ! Hourra ! hourra !

Et Donat, surexcité par ses propres paroles, s’applaudit lui-même dans sa grandeur. Un cri d’angoisse de Victor le rappela à lui, et il lut dans les yeux de son ami que celui-ci le croyait aussi fou que le baron. Il s’approcha de lui et lui dit à l’oreille, en riant :

— Ne craignez rien pour moi, bon monsieur Roozeman. Je ne suis qu’un benêt certainement ; mais, le peu d’esprit que j’ai ne se brouillera pas si facilement ; ma cervelle est rivée à vis dans cette dure enveloppe !

Les deux bécasses étaient rôties. Jean Creps proposa de céder un de ces oiseaux au baron et à Victor, parce que, étant malades, ils avaient plus que les autres besoin de se restaurer. Tous y consentirent avec joie, excepté le matelot, qui exigea en jurant qu’on lui donnât sa part. On la lui donna. Il prétendit encore qu’elle était trop petite. Ses camarades, pour apaiser l’égoïste, lui cédèrent plus qu’il ne lui revenait ; ce qui ne l’empêcha pas, lorsqu’ils étaient déjà couchés sous la tente, de grommeler encore contre les mangeurs trop paresseux pour travailler.