Traduction par Félix Coveliers (1827-1887).
Calmann Lévy, éditeur (p. 163-178).


VIII

LA TRAHISON


Le lendemain, une heure avant le lever du soleil, les chercheurs d’or étaient déjà à l’ouvrage. Sur la proposition de Pardoes, ils résolurent d’établir une digue semi-circulaire dans la rivière, afin de mettre complètement à sec la partie du lit comprise entre le bord et cette digue. Pour pouvoir espérer un résultat favorable, il fallait faire le cercle très-grand, et le Bruxellois estima que l’endiguement ne serait achevé qu’après douze jours de rude labeur. L’endroit qui allait être mis à sec comprenait beaucoup de petites crevasses et de petites cavités au fond desquelles on voyait de loin briller l’or ; et si le bonheur voulait seulement un peu favoriser les associés, leurs peines seraient récompensées sans doute par la possession d’une quantité considérable de pépites.

Cet espoir leur rendit courage et sembla doubler leurs forces. Au prix de pénibles efforts, ils portèrent ou roulèrent du pied du rocher à la rivière d’énormes blocs de pierre qu’ils entassèrent en pile dans l’eau, en décrivant un arc de cercle comprenant quelques verges de terrain aurifère.

Le baron était bien décidément frappé d’une folie complète. Par moment, il paraissait comprendre qu’on s’échinait ainsi pour obtenir beaucoup d’or ; mais la plupart du temps il s’imaginait être à Paris, où on lui bâtissait un hôtel somptueux. Il travaillait alors avec activité et avec ardeur en portant de lourdes pierres sur ses épaules ; mais c’était uniquement pour donner l’exemple aux ouvriers, afin d’entrer plus tôt en jouissance de sa magnifique demeure. Chacun respectait sa démence, excepté le matelot, qui prenait un plaisir cruel à irriter le malheureux et se moquait de lui, même lorsque le baron, ployant sous son fardeau, tombait et se faisait grand mal.

Jean Creps et ses amis avaient plus d’une fois reproché à l’Ostendais sa honteuse insensibilité et lui avaient défendu avec menaces de tourmenter le gentilhomme ; néanmoins il ne laissait échapper aucune occasion d’insulter ni de maltraiter méchamment le pauvre insensé, chaque fois qu’il était éloigné de ses compagnons.

Aussi longtemps que les chercheurs d’or travaillèrent près du bord et dans un endroit peu profond, ils ne rencontrèrent d’autres difficultés que le travail même ; mais, plus loin dans la rivière, ils eurent à lutter contre le torrent impétueux, qui renversait dix fois en un jour l’ouvrage commencé et entraînait dans le gouffre les pierres amassées. Ils surmontèrent cependant cet obstacle en apportant un énorme quartier de roche. Ce travail exigea pendant quarante-huit heures la réunion de toutes leurs forces et de toute leur adresse. Enfin, ils parvinrent à placer la pierre gigantesque au milieu de la rivière, au moyen de troncs de cèdres qui leur servaient de leviers et de rouleaux.

Elle défiait, inébranlable comme les rochers mêmes, le torrent furieux, et servait de boulevard à la plus grande partie de la digue qui devait encore être élevée autour d’elle.

À ce travail d’esclave que les chercheurs d’or s’étaient imposé et qu’ils exécutaient avec une ardeur merveilleuse, des nègres africains mêmes auraient succombé en peu de jours ; mais la soif de l’or les frappait d’aveuglement et leur donnait la force d’étouffer la voix de leur corps qui demandait du repos.

Comme ils étaient obligés de marcher par moments dans l’eau glaciale de la rivière, ils avaient la plupart du temps les pieds gelés, tandis que leurs têtes brûlaient comme si leurs cerveaux étaient en feu.

Victor Roozeman ne paraissait pas bien portant ; depuis sa descente dans le puits, son visage avait gardé une pâleur extrême, et il avait sensiblement maigri en huit jours. Cependant, il assura à ses amis qu’il était en bonne santé et qu’il se sentait capable de travailler tout comme eux.

Les persécutions continuelles de l’Ostendais avaient opéré peu à peu un changement défavorable dans la folie du baron. Il ne rêvait plus d’un château qu’on bâtissait pour lui ; son idée fixe lui faisait croire qu’il était la victime d’une cruelle tyrannie. D’abord il avait menacé le matelot de sa propre vengeance et de la vindicte des lois françaises ; mais maintenant tout son courage était tombé, et il continuait à travailler dans un morne silence ou en parlant de la mort avec un mystérieux enthousiasme.

Quant à Donat, il était toujours de bonne humeur ; il travaillait avec entrain, égayait ses camarades par ses saillies grotesques, et parlait sans cesse de son château, de son Anneken et de sa baronnie.

Ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que Pardoes s’était trompé dans son espoir lorsqu’il avait calculé que l’endiguement pourrait être terminé en douze jours, car ils travaillaient déjà depuis dix jours, et il restait encore près d’un tiers du demi-cercle à construire avant qu’on pût commencer à vider la partie clôturée. Le douzième jour, pendant qu’ils dînaient, Pardoes leur apprit que le lendemain, leur provision de lard serait épuisée, et qu’il ne leur restait que peu de farine. Leur ardeur à terminer la digne leur avait fait perdre de vue la diminution de leurs provisions. Il était temps de réparer cette négligence ; il fallait aller chaque jour à la chasse pour se procurer leur nourriture. Pour que l’ouvrage n’en souffrit pas trop, Pardoes proposa d’envoyer dès le lendemain Victor et le baron à la chasse ; ils y trouveraient une distraction agréable et un exercice salutaire.

Le matelot murmura et demanda que le sort fût consulté. D’après lui, le proverbe : Chacun pour soi, était la loi suprême en Californie, et chaque goutte de sueur ne devait profiter qu’à celui qui l’avait versée. S’il plaisait à quelqu’un de devenir malade ou fou, c’était tant pis pour lui.

Creps et Donat se déchaînèrent avec fureur contre lui ; mais, comme Victor refusa positivement d’accepter un privilège quelconque, on tira au sort. L’Ostendais et Kwik furent désignés pour la première chasse.

Les chasseurs revinrent, à la tombée de la nuit, avec trois petits oiseaux et un animal ressemblant à un lapin. Ce n’était pas grand’chose ; mais cela faisait espérer qu’on ne mourrait pas de faim en cet endroit.

Le lendemain, lorsque Creps et Pardoes revinrent de la chasse, épuisés et harassés, ils ne rapportèrent, au bout de dix heures, qu’une couple d’oiseaux ayant de l’analogie avec des perdrix.

Les choses se passèrent souvent ainsi. La chasse devenait de plus en plus mauvaise ; probablement n’y avait-il pas beaucoup de gibier dans cette contrée, et les coups de fusil avaient fait fuir ou rendu timides le peu d’animaux qui s’y trouvaient. En outre, les chercheurs d’or n’osaient pas s’aventurer loin de leur tente, sauf le long de la rivière, de crainte de s’égarer.

Quand toutes leurs provisions furent épuisées, ils se virent avec effroi menacés de la famine, et plus d’une fois ils furent obligés de se coucher avec l’estomac à moitié vide.

Ils devinrent très-grondeurs et très-aigris les uns contre les autres, et Creps insista de nouveau près de ses amis pour quitter immédiatement le fatal placer. Mais, comme l’endiguement était presque achevé, il se laissa persuader d’attendre encore trois ou quatre jours.

Lorsqu’ils se levèrent le lendemain, ils remarquèrent avec effroi et avec chagrin que le courant avait renversé, pendant la nuit, près de trente pieds de leur digue. Une semaine entière de travail était perdue !

Le matelot devint furieux ; il blasphémait Dieu, accusait ses compagnons et se démenait comme un possédé. Les autres, affligés et abattus, regardaient avec un sombre désespoir les restes épars de leur pénible labeur, que l’eau mugissante avait entraînés jusqu’au bas de la rivière.

— Mes amis, dit enfin Pardoes, le malheur est grand, mais il se borne à une perte de cinq ou six jours de travail. Nous sommes trop impatients et nous exigeons trop de la fortune. Notre impatience seule est déçue. Cet endroit que nous essayons de clôturer contient probablement assez d’or pour nous payer au décuple. Nous ramènerons directement la digue vers le bord ; en deux jours, nous pouvons avoir fini. Trois de nous chasseront continuellement, et les trois autres travailleront. De cette manière, nous ne manquerons pas de nourriture.

Et comme Jean Creps criait, tout en colère, qu’il voulait partir immédiatement, Pardoes répondit avec aigreur que ce serait une véritable lâcheté d’abandonner la lutte contre la nature quand on était certain de s’emparer avant trois jours des trésors qu’elle voulait vainement défendre contre eux. Donat et Victor vinrent au secours du Bruxellois, et Jean renonça en rechignant à son opposition.

Creps, Donat et Victor furent immédiatement envoyés à la chasse. Pardoes et l’Ostendais se remirent à porter de grosses pierres de roche à la rivière, et se firent aider par le baron, qui répondait maintenant aux grossières sorties de son persécuteur par un sourire de triomphe, accompagné de menaces dans ce genre :

— La délivrance approche ; la tyrannie va cesser ; c’est fini, fini pour l’éternité !

Vers midi, lorsque l’heure du repas arriva, le baron était assis près du feu occupé à ronger les restes d’une carcasse d’oiseau. Le matelot était, comme d’habitude, debout, près du puits d’où ils avaient déjà tiré tant d’or ; il se grattait le front, frappait des pieds et faisait des gestes d’impatience. Pardoes, qui se promenait au pied des rochers, avait, depuis une couple de minutes, tenu l’œil fixé sur l’Ostendais. Il s’approcha de lui et dit en plaisantant :

— L’or qui est là-dessous t’a ensorcelé. Tu rêves donc encore aux moyens de t’en emparer ?

— Rêver ? répéta l’autre d’un ton singulièrement agité. Rêver ? Je possédai cet or, aussi vrai que je vis, te dis-je !

— As-tu donc envie de risquer de nouveau le plongeon ? je ne te conseillerais pas cette dangereuse tentative.

Le matelot lui prit la main et dit :

— Pardoes, tu es mon ami. Je pourrais garder pour moi seul tout ce qui est renfermé dans ce trou ; mais je ne le veux pas ; je veux partager avec toi. Consens, et nous sommes plusieurs fois millionnaires !

— Je ne te comprends pas. Que veux-tu dire ? demanda le Bruxellois étonné. Sais-tu un moyen de t’emparer de l’or qui est là-dedans ? Dis-le, nous l’essayerons.

Un rire plein d’ironie contracta les lèvres de l’Ostendais.

— Le moyen ? dit-il. Si deux hommes courageux connaissaient seuls l’existence de ce trésor incalculable, s’ils avaient déjà assez d’or pour acheter à Sacramento les outils nécessaires, ne trouveraient-ils pas assez d’or ici pour en charger trois ou quatre bêtes de somme ?

— J’ai déjà songé à ce moyen, répondit Pardoes. Nous possédons assez d’or ; nous reviendrons ici, comme tu dis, exploiter le puits avec les instruments nécessaires.

— Et nos fainéants de compagnons ?

— Ils partiront bientôt ; ils sont fatigués de chercher de l’or. Nous les accompagnerons jusqu’à la vallée de Sacramento, et, pendant qu’ils se rendront à San-Francisco, nous irons chercher à Sacramento les instruments nécessaires.

— Damnation ! hurla le matelot avec rage, ces lâches sont nés pour notre malheur !

— Comment cela ?

— Ils nous raviront le trésor.

— Quelle folle idée !

— Folle, crois-tu ? Laisse-les aller à San-Francisco, et l’immense fortune qui nous appartient déjà est perdue. Ils y vivront dans l’abondance avec leur or, ils rétabliront leurs forces et oublieront les misères endurées. Alors leur soif d’or se rallumera ; ils choisiront d’autres compagnons et reviendront à cet endroit.

— Ne crains pas cela, dit le Bruxellois en riant. Pour tous les trésors du monde, Jean Creps ne reviendrait pas ici, et, sans lui, ses amis ne feront pas un pas. D’ailleurs, Roozeman est sérieusement malade, sois en sûr.

— C’est encore pis ! grommela le matelot. Imprudents et stupides comme ils sont, ils révéleront le secret et bien certainement des centaines d’hommes avides viendront nous disputer ici notre trésor. Qui sait si, à notre retour, nous ne verrons pas notre placer envahi par d’autres ?

— C’est possible ; mais qu’y pouvons-nous faire ?

— Ah ! je connais un moyen, dit le matelot avec joie, en approchant sa bouche de l’oreille de son ami. Certainement, ils ne reviendraient jamais et ils parleraient probablement encore moins du placer à San-Francisco… s’ils devaient partir d’ici sans armes ; la faim, les brigands…

Le Bruxellois pâlit et retira sa main de celle de son compagnon.

— Qu’entends-je ? s’écria-t-il stupéfait. C’est un misérable vol que tu me proposes ?

— Un vol ? répéta l’autre en riant. Nous ne reprendrons que ce qui nous appartient ; car sans nous…

— Tais-toi, tu me fais horreur, murmura Pardoes. Trahir si lâchement ses amis ! Comment ! ne comprends tu donc pas l’horreur de ton projet ? S’il réussissait, tu te rendrais coupable devant Dieu d’un quadruple meurtre ! Oh ! si tu n’avais pas toujours été mon ami, je me sentirais capable de t’envoyer une balle dans la tête !

Le matelot s’effraya de la violente colère de Pardoes.

— Pourquoi te mets-tu si fort en colère ? dit-il avec une feinte tranquillité. Ce que je te disais n’était qu’une idée qui me traversait la tête à la vue du puits. Sans toi, je n’entreprendrais rien ; je veux rester pour toi un ami fidèle et dévoué, et je suis prêt à ne rien faire que tu ne l’approuves. Prends que je me suis trompé. Puisque l’affaire ne te plaît pas, n’en parlons plus. C’est peut-être une lâcheté ; mais je doute que, si l’on offrait un million aux sept huitièmes des gens, il y en eût un seul qui hésitât à trahir ses père et mère.

Pardoes fit encore une verte réplique ; mais le matelot reconnut son tort avec une profonde humilité ; il devint même doux comme un agneau, se mit à flatter son camarade et à parler avec joie des moyens qu’ils emploieraient plus tard ensemble pour extraire l’or du puits.

Le Bruxellois, qui craignait une lutte sanglante entre ses compagnons, promit d’oublier l’infâme proposition de l’Ostendais et de n’en souffler mot aux autres.

Ce jour-là, le matelot fut très-gai à l’ouvrage. Même lorsque Jean Creps et ses amis revinrent de la chasse ne rapportant que cinq petits oiseaux, il ne grogna ni ne jura et consola les autres en leur faisant espérer que Pardoes, qui était un habile chasseur, leur rapporterait le lendemain une bonne provision de gibier.

Le souper fut très-triste ; car il n’y avait pas assez à manger pour rassasier les estomacs affamés des pauvres chercheurs d’or, et, lorsqu’ils eurent tout dévoré, même les os des oiseaux, ils regardèrent encore autour d’eux d’un air égaré.

Cette conduite extraordinaire du matelot inquiétait Pardoes ; elle avait quelque chose qui n’était pas naturel, et peut-être cachait-elle des intentions mystérieuses. Elle pouvait cependant aussi dire une sincère reconnaissance de son tort et une tentative pour le faire oublier. Le Bruxellois, qui éprouvait une affection vraie pour le matelot, éloigna autant que possible les soupçons de son esprit ; mais il résolut d’avoir l’œil sur son ami, surtout quand, vers le matin, il devrait monter la garde.