Traduction par Félix Coveliers (1827-1887).
Calmann Lévy, éditeur (p. 112-132).


VI

L’ELDORADO


Lorsque le matelot revint dans la tente après avoir monté la dernière garde, il tira Kwik par les jambes, l’éveilla et lui dit à l’oreille de se lever pour préparer le déjeuner, parce qu’il faisait jour depuis une heure.

Quoique le crépuscule qui semblait encore régner autour de la tente fit croire à Donat que l’Ostendais le trompait, il sortit cependant et prit une hache, afin de couper le bois nécessaire pour faire un bon feu. Il fit quelques pas en se frottant les yeux, comme un homme qui est étourdi et qui croit rêver ; mais alors, il s’arrêta et laissa errer son regard étonné sur le spectacle grandiose et admirable qui l’entourait.

L’endroit où il se trouvait était nue étroite vallée, pareille à un bassin entouré de tous côtés de murailles de rocher de plusieurs mille pieds de hauteur, fracassées, minées, écroulées comme un escalier escarpé montant vers la plaine, d’où ils étaient descendus la veille avec tant de peines. Dans les anfractuosités de ces rochers poussaient des arbres de toute espèce, des sapins, des cèdres, des cyprès dont la verdure sombre grimpait sur la montagne en lignes onduleuses pour se grouper en bois dans la plaine, puis se disperser de nouveau et rejoindre, par de capricieux détours, le bord supérieur du précipice. Au fond du ravin coulait un large ruisseau ou plutôt une petite rivière sur un lit de pierres rocheuses qui formait dans sa course rapide, des milliers de petits bouillons écumants et roulant les uns derrière les autres, pareils à de petits flocons d’une neige argentée.

Ce n’était cependant pas là ce qui avait frappé Donat de stupeur. Il tournait les yeux vers l’est du bassin. Là, le rocher s’élevait d’aplomb comme un mur, à une telle hauteur, qu’il dominait comme une gigantesque citadelle toutes les autres montagnes. Une crevasse lézardait cette immense muraille jusque dans ses fondements, et de cette ouverture jaillissait d’un seul bond, de plus de quatre cents pieds de hauteur, une cataracte large comme une rivière, et qui tombait en mugissant, en hurlant et en grondant au fond de l’abîme. Là luttaient les vagues furieuses, là l’écume bouillonnait, là les pointes de roches étaient fouettées et réduites en poussière, là s’élevaient toutes sortes de bruits et de plaintes mystérieuses, comme si la terre elle-même eût gémi de la cruauté de la chute d’eau qui lui déchirait les entrailles.

Donat fut tellement stupéfait des dimensions gigantesques de tout ce qu’il voyait et des bruits épouvantables qui s’élevaient de l’abîme, qu’il demeura longtemps immobile et tremblant.

— Dieu du ciel ! où sommes-nous ici ?… murmura-t-il. On jurerait que plusieurs douzaines de diables sont en train de se baigner dans cet abîme… Et comme c’est haut ! Si un homme tombait de là-haut, il n’en resterait plus une fibre avant qu’il fût en bas…

Il regarda un moment de tous côtés autour de lui et sembla calculer la hauteur des immenses murailles de rocher. Puis, se tâtant de la tête aux pieds, il dit avec un étonnement naïf :

— Est-ce que je rêve ou suis-je éveillé ? C’est drôle, il me semble que je ne suis pas plus grand qu’une fourmi ! Ô mon bon Seigneur ! ce que je vois ici est votre ouvrage : tous les hommes du monde réunis ne peuvent faire des choses pareilles.

À ces mots, secouant la tête d’un air pensif, il alla au pied des rochers et y coupa lentement un gros fagot de bois. Il alluma le feu en faisant le moins de bruit possible, pour ne pas éveiller ses compagnons endormis. De temps en temps, il interrompait son travail pour regarder la cataracte mugissante ou la muraille de rocher gigantesque, et frappait ses mains l’une contre l’autre avec admiration.

Enfin, il prit la marmite et voulut marcher directement vers le ruisseau ; mais il alla tout rêveur du côté de la cascade dont le bruit paraissait l’attirer. Il arriva ainsi à un endroit où la montagne s’avançait obliquement dans le lit de la rivière et le forçait de faire un détour. L’eau battait avec violence contre cet obstacle et le tournait avec la rapidité d’un éclair. À l’extrémité de ce roc obliquement incliné, le courant furieux avait creusé an gouffre.

C’est dans ce large trou que Donat voulut enfoncer sa marmite… Mais tout à coup un cri perçant lui échappa et il se pencha au-dessus du trou, immobile et comme pétrifié, la marmite à la main. Il tremblait, il respirait péniblement, ses jambes vacillaient sous lui ; et cependant son visage, quoique très-pâle, était illuminé d’un sourire aussi joyeux que s’il eût vu s’ouvrir le ciel devant ses yeux. Ses lèvres remuaient, mais aucun son ne sortait de sa bouche : l’émotion lui avait ôté le mouvement et la parole.

Enfin ses nerfs se détendirent, il se laissa tomber par terre, leva les bras au ciel, se releva, fit des gambades et des culbutes, se roula par terre, dansa, rit, parla d’Anneken et se démena comme un malheureux frappé de folie complète.

Cependant, au bout de quelques minutes, la conscience lui revint. Il se mit à crier et fit retentir la vallée des sons de sa voix, pendant qu’il courait comme une flèche vers la tente.

Avant qu’il y fût arrivé, ses amis, effrayés, s’étaient levés et se tenaient sur la défensive, le fusil en main, prêts à repousser l’attaque que les cris de Donat leur avaient fait craindre.

— Qu’y a-t-il ? Que vois-tu ? Où ?… lui crièrent-ils.

Mais lui, sans répondre, sauta au cou de son ami Roozeman et bégaya des paroles confuses, tandis que des larmes tombaient de ses yeux ; il embrassa aussi Jean Creps, le Bruxellois et le baron, et allait même jeter les bras sur les épaules du matelot ; mais celui-ci, jurant qu’il était devenu fou, le secoua violemment pour lui faire dire ce que signifiaient ces ridicules extravagances.

— Venez, venez, murmura Donat d’une voix altérée par l’émotion, venez ! des châteaux, des trésors ! Anneken, Lucie, du bonheur, la victoire… Ma tête est à l’envers, j’ai perdu l’esprit… Venez, venez !

À ces mots, il prit Victor par la main et l’entraîna vers l’endroit où il avait laissé tomber la marmite. Les autres les suivirent.

— Voyez, voyez ! s’écria Donat, montrant du doigt le trou creusé par l’eau.

— Ô ciel ! de l’or ! beaucoup d’or ! fut le cri général.

Ils se jetèrent par terre an bord du trou, plongèrent les bras profondément dans l’eau, et, là, criant, hurlant et tremblant, ils commencèrent à gratter et à fouiller avec la même impatience que des tigres affamés qui jettent leurs griffes sur une proie longtemps attendue.

Alors, retirant hors de l’eau leurs mains pleines d’or, ils se mirent à sauter, à danser et à chanter tous ensemble. Ils se montraient les uns aux autres les morceaux d’or qui brillaient entre leurs doigts, ils s’embrassaient et parlaient du bonheur qui les attendait, de leurs projets pour l’avenir et de leur retour triomphant dans leur patrie. Leurs yeux étincelaient, leurs mains tremblaient, leur voix était rauque ; ils parlaient tous en même temps avec une volubilité fiévreuse et paraissaient en proie à une folie soudaine.

Le baron n’était pas moins surexcité que les autres : un changement singulier s’était opéré en lui ; un sourire lumineux rayonnait sur sa physionomie ; la fierté brillait dans son regard ; ses mouvements étaient puissants et rapides, comme s’il eût retrouvé tout à coup une nouvelle vie. Il parlait tout bas de jouissances, d’honneurs, de grandeurs, et paraissait à moitié fou ; mais les amis étaient eux-mêmes trop transportés par la joie pour faire attention à lui, et ils se précipitèrent de nouveau dans le trou avec une impatience croissante.

Maintes fois encore, ils plongèrent le bras dans l’eau froide comme la glace, et ce ne fût que lorsqu’ils succombèrent à la fatigue et à l’émotion, et qu’ils eurent les mains pleines d’or et de l’or plein leurs poches, qu’ils se laissèrent tomber à terre, haletants, épuisés et riant d’un rire insensé.

Jean Creps, qui n’était pas tout à fait égaré par cette merveilleuse trouvaille, commençait à craindre qu’un affreux malheur n’eût frappé ses camarades au moment où ils touchaient au terme de toutes leurs souffrances et de toutes leurs misères. Il avait déjà entendu dire à San-Francisco, et pendant la route, de la bouche du Bruxellois, qu’il arrive souvent que les chercheurs d’or sont frappés, à un bonheur inattendu, d’une folie incurable. Ce qu’il voyait en ce moment était bien fait pour l’effrayer, car ses amis extravaguaient sous ses yeux, chantant, criant, palpant l’or, le baisant, riant et pleurant tout à la fois.

— Ah çà, mes amis, dit-il, nous avons trouvé un vrai trésor ; c’est certainement une bonne affaire dont il y a lieu de nous réjouir ; mais, si vous ne tâchez pas de maîtriser votre émotion, vous perdrez l’esprit. Et en quoi l’or peut-il servir à un fou ?

— Laissez voir, laissez voir, donnez-moi l’or ! s’écria Pardoes, je le pèserai ; nous saurons combien nous possédons déjà.

On jeta tous les morceaux d’or dans la marmite de fer-blanc ; le Bruxellois les prit dans sa main les uns après les autres pour les soupeser, puis s’écria, les yeux brillants d’enthousiasme :

— Neuf livres ! neuf livres d’or ! Plus de onze mille francs en dix minutes. Ah ! le monde est à nous ! Nous serons riches à millions ! riches à millions !

Roozeman tenait les mains de Donat dans les siennes et bégayait :

— Ô mon ami, que Dieu est bon pour nous ! Le bonheur de ma mère, le bonheur de ma douce amie, la paix de ma vie, l’accomplissement de ses vœux, la richesse, Lucie, Anneken, la Providence nous donne tout en un clin d’œil !… Merci, merci, souverain arbitre du sort de l’homme, merci pour nos souffrances, merci pour votre faveur !

Et, levant ses mains tremblantes, il envoya au ciel ses ardentes actions de grâces.

— Debout, compagnons ! Allons, à l’ouvrage ! Peut-être serons-nous riches à trésors avant le soir ! s’écria le matelot.

— Oui, oui, à l’ouvrage, sans relâche ! De l’or ! de l’or ! crièrent les autres en se levant d’un bond.

On n’écouta pas le conseil de Jean Creps. Celui-ci, mécontent et murmurant, avait croisé les bras sur sa poitrine, pendant que ses camarades, penchés sur le trou, continuaient à ramasser de l’or, malgré le froid glacial de l’eau qui raidissait leurs bras et engourdissait leurs muscles. Il fut obligé comme les autres, de fouiller avec les mains dans le trou, car Pardoes et le matelot juraient, en menaçant du pistolet, que quiconque refuserait de travailler, n’aurait point sa part de l’or et serait exclu de la société.

La cavité d’où ils tiraient ainsi presque sans peine une multitude de pépites, avait été probablement creusée en cet endroit pendant la saison des pluies, quand le torrent grossi descend de la montagne avec une force décuple ; car elle était évidemment trop profonde et trop large pour avoir été creusée par le ruisseau tel qu’il était maintenant. Probablement, à l’époque des grandes eaux, on n’aurait pas pu approcher de ses bords, car la vallée portait les traces d’une inondation annuelle. Mais, en ce moment, on pouvait faire le tour du trou, excepté à l’endroit où l’eau descendait de la roche inclinée, parce que le courant était assez rapide pour renverser un homme et l’entraîner dans l’abîme.

Le roc miné était de nature schisteuse, formé de couches de pierres crevassées, perpendiculaires à la surface du sol, et, dans le trou creusé par la violence des eaux, les chercheurs d’or voyaient en certains endroits briller, à deux ou trois pieds de profondeur, les pépites étincelantes.

Heureusement pour eux, leur moisson diminuait à mesure que les plus gros morceaux d’or étaient extraits d’entre les fentes des rochers, sinon ils auraient probablement continué leur travail fébrile pendant toute la journée ; mais la crainte que cette merveilleuse mine ne fût bientôt épuisée les fit revenir peu à peu à la raison. Ils commencèrent à écouter le conseil de Creps, et décidèrent de cesser le travail pendant une heure pour déjeuner et rendre un peu de chaleur et de force à leurs bras raidis.

Ils se rendirent à la tente en marchant le long du bord de la rivière, les yeux fixés sur l’eau, espérant qu’ils verraient peut-être briller de l’or entre les pierres. Pardoes frappa tout à coup ses mains l’une contre l’autre et s’écria :

— Voyez, mes amis, là-bas dans ces crevasses, des lueurs… C’est de l’or ! La fortune ne nous a pas trompés ; en traversant l’eau, nous pouvons atteindre ces crevasses. Il y a de l’or dans tout le lit de la rivière. Un champ assez vaste peut-être pour enrichir mille hommes ! Déjeunons en toute hâte. Nous ne connaissons probablement pas toute l’étendue de notre bonheur.

La joie, l’enthousiasme leur arracha de bruyants cris de triomphe, et ils coururent avec rapidité vers la tente pour déjeuner en toute hâte.

Les yeux du baron étincelaient ; il paraissait très-surexcité, quoiqu’il n’eût jusqu’alors parlé qu’à lui-même ; mais tout à coup il prit Pardoes par les mains, et dit d’une voix qui tremblait d’émotion :

— Mes amis, vous ne me connaissez pas. Je porte un nom qui brille dans l’histoire de ma patrie. Saluez en moi l’héritier de l’illustre maison d’Alteroche ! Je ne vous ai pas dit qui j’étais parce que je me croyais coupable envers mes ancêtres. Ils me laissèrent une grande fortune ; j’étais beau, instruit et fort ; tous les dons du corps et de l’esprit m’étaient échus en partage. Aucun de mes souhaits, aucun de mes désirs ne devait rester inaccompli. J’ai vécu dans un tourbillon de luxe, de délices et de grandeurs, jusqu’à l’heure où la ruine, l’épuisement et le dégoût me jetèrent dans un abîme d’impuissance et d’abaissement. Je croyais mon nom déshonoré, mon esprit désenchanté, mon corps énervé. Ah ! ah ! ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai ! Je sens encore couler un sang jeune et fort dans mes veines, la fortune perdue m’est doublement rendue… et avec l’or, l’honneur de mon nom et l’estime du monde ! Ah ! ah ! ne voyez-vous pas là, dans les Champs-Élysées, à Paris, cette brillante voiture attelée de quatre chevaux pur sang, avec des laquais vert et or ? Voyez-vous le peuple jeter des cris d’admiration ? Voyez-vous les plus riches le saluer jusqu’à terre ? Voyez-vous toutes les dames lui sourire et lui lancer des œillades ? Voyez-vous l’admiration et l’envie dans tous les yeux ? Cet homme heureux et puissant, c’est moi, moi dont l’étoile avait un peu pâli pour reparaître avec plus d’éclat dans le ciel de Paris ! Arrière, place, place, respect et honneur à M. le baron d’Alteroche.

À ces mots, le matelot poussa un long éclat de rire ; les autres regardèrent le gentilhomme avec étonnement, comme s’ils le croyaient frappé d’une folie soudaine. Le baron, rappelé à lui-même par l’expression de leurs visages, jeta un regard de mépris sur l’Ostendais et dit avec fierté :

— Pardonnez-moi, messieurs ; je voyais l’avenir devant mes yeux. C’est une illusion, en effet, mais cette illusion deviendra une réalité.

— Venez, venez ! s’écria Pardoes, chaque heure nous vaut peut-être trente mille francs ! À l’ouvrage ! à l’ouvrage  !

Ils le suivirent à la rivière ; tous retroussèrent leurs pantalons jusqu’aux genoux, et entrèrent dans l’eau pour pouvoir juger de près de la quantité d’or disséminée. Il leur échappa bien un cri, et ils frissonnèrent sous l’impression de froid glacial du torrent ; mais leur soif d’or était si forte, qu’ils bravèrent cette pénible sensation, et ils marchèrent dans l’eau en tous sens, ramassant çà et là une petite pépite entre les pierres. Cela ne dura pas longtemps, car des douleurs cuisantes dans les jambes les firent sortir de l’eau les uns après les autres, et tous affirmèrent que l’homme le plus fort ne saurait demeurer plus de quelques minutes dans le courant. Et, en effet, cette eau n’était que de la neige fondue qui descendait de la sierra Nevada, probablement à travers des crevasses dont le sol n’avait jamais été échauffé par un rayon de soleil.

Trompé dans cet effort, Pardoes dit qu’on ferait mieux de retourner au trou et d’en retirer tout l’or qu’il serait possible d’atteindre. On pouvait, néanmoins, essayer aussi de guéer la rivière, dût-on revenir au bord toutes les cinq minutes pour laisser circuler un sang plus chaud dans les jambes.

Ils suivirent son conseil et s’occupèrent toute la journée du travail désigné. Parfois il y en avait an qui courait au bas du torrent et passait à gué la rivière pour y chercher des pépites. Il arrive que cette tentative réussit plus ou moins ; mais chaque fois il fallut y renoncer à cause du froid insupportable de l’eau.

Vers le soir, lorsqu’ils allèrent se coucher, l’or fût soupesé de nouveau. On estima le produit de cette journée à vingt-deux livres, ou environ vingt-huit mille francs.

C’était sans doute un résultat assez brillant. Il est bien vrai que le trou ne contenait plus d’or à leur portée ; mais il était à croire qu’on découvrirait encore un gisement semblable dans un autre endroit, et, en outre, qu’on trouverait des moyens pour détourner l’eau et mettre à sec certaines parties du lit de la rivière, où l’on pourrait ramasser aisément les pépites.

Ceci fut dit par Pardoes pendant qu’ils étaient assis, après le souper, autour d’un grand feu, le plat plein de pépites devant leurs yeux et se réjouissant, dans un doux oubli, du bonheur qu’ils avaient rencontré si inopinément après tant de misères. Quoique la physionomie du baron exprimât une joie outrée, il resta silencieux, sans doute par crainte d’exciter les railleries du matelot. Avec la conscience de son rang, toute sa fierté naturelle lui était revenue, et il ne voulait plus se commettre avec ce rustre grossier et mal élevé.

— Je ferais bien une proposition, remarqua Creps, mais je ne sais pas si vous serez assez sages et assez avisés pour l’adopter. Vous avez presque tous perdu la tête…

— Voyons ta proposition, interrompit le matelot.

— Eh bien, je propose qu’il soit défendu de travailler après certaines heures à déterminer. Du train dont cela va maintenant et dont cela ira probablement demain et les jours suivants, aucun de nous ne finira la semaine sans s’attirer une grave maladie sur le corps.

— Bah ! quelle crainte folle ! dit Kwik en riant et en se levant pour battre un entrechat. Voyez, c’est tout comme si j’avais dormi pendant vingt-quatre heures !

— Oui, pour ce qui te concerne, Donat, tu peux avoir raison ; mais tout le monde n’est pas aussi robuste que toi. Ma santé et celle de mes amis valent plus que de l’or, et je ne veux pas être enterré dans ce ravin solitaire, ni y voir enterrer aucun de nous.

Pardoes reconnut après quelques réflexions, la sagesse des conseils que Creps leur donnait. On résolut de vivre justement comme dans le placer de Yuba, et de prendre régulièrement les repas et le repos, sans que personne se permit de chercher de l’or en dehors des heures désignées.

— Partageons maintenant l’or, dit le matelot.

— Partager l’or ! répondit le Bruxellois. Je puis admettre cette coutume tant qu’on n’a pas beaucoup d’or ; mais je suppose que, dans peu de jours, nous en possédions soixante livres, courrons-nous alors chacun avec un poids de dix livres pendu au cou ? Qui pourrait travailler ainsi ?

— C’est égal, murmura le matelot, partageons le contenu du plat.

— Oui, oui, riposta Donat ; cela donne de la force et du courage, quand on sent balancer, en travaillant, l’or sur son cou.

— Tu es fou !…, répliqua Pardoes ; nous sommes presque sûrs de trouver en peu de temps assez d’or pour posséder chacun au moins cent mille francs. Cela serait un poids de quatre-vingt livres que chacun de nous devrait toujours porter au cou. C’est impossible. Tâchez d’envisager les choses avec un peu de bon sens. Je veux faire aussi une proposition. Si nous étions attaqués par les bandits qui courent les bois ou par les Californiens sauvages, ils nous prendraient tout l’or que nous avons sur nous. Nous devons être plus sages et plus rusés. Je propose de chercher dans le rocher un trou, une crevasse ou un endroit caché à quelques pas de notre tante. Là, nous placerons, à partir de demain, tout l’or que nous trouverons. Nul ne pourra y toucher que lorsque la majorité y consentira, et seulement en présence des autres. Celui qui, sans y être autorisé, mettra la main sur le trésor commun, ne fût-ce que par curiosité, donne à ses compagnons le droit de le tuer sur-le-champ, et celui qui l’épargnera sera considéré comme complice de la trahison. Ces mesures sévères sont nécessaires, mes camarades, à notre sûreté. Vous devez les accepter, car il n’y a pas d’autres moyens.

Après quelques murmures du matelot, tous donnèrent leur consentement à la loi proposée. Ils se glissèrent sous leur tente, s’entortillèrent dans leurs couvertures et se couchèrent le cœur plein d’une douce joie.