Albin Michel (p. 184-190).

XIX

AU CAMPO

On appelle Campo toutes les autres villes qui ne sont pas Buenos-Aires.

Rosario, Santa-Fé, Mendoza sont des campos.

Ici la loi socialiste n’a pas joué.

La prostitution continue d’avoir lieu en famille.

Ce sont toujours les grandes maisons chères à tout le monde : aux femmes, aux ruffians… et aux clients, ces grandes maisons où la vie est simple et l’amour compliqué.

Robert le Bleu partait justement pour Rosario, ce jour-là. Il m’emmena.

La femme qu’il avait à Rosario ne lui donnait pas satisfaction. Ce n’était qu’un « doublard » il est vrai !

Le patron de Rosario avait écrit à Robert le Bleu, lui signalant un relâchement dans la conduite de sa « môme », de la « mollesse dans le travail », « un manque d’enthousiasme coupable ».

— C’était forcé, me dit Robert le Bleu. Une femme que l’on ne surveille pas de près, bat de l’aile. Depuis un mois je n’ai pu aller à Rosario. Ce fut une faute. J’ai trop compté sur mon influence. Le jouet ne marche plus. Je dois remonter la manivelle.

Il en profiterait aussi pour toucher ses jetons.

Quand « l’homme » est sur place, il passe tous les samedis à la « maison ». Sa femme lui remet ses jetons et, contre les jetons, le « patron » lui donne les pesos correspondants.

Et la femme ? que garde-t-elle ?

Cela dépend.

Rien, souvent. Nourrie, couchée, blanchie, elle abandonne son gain à son homme. Elle est jeune ! Elle agit sans calcul, elle se régale le cœur, comme m’a dit une fois Mademoiselle Mignon !

Le « doublard » de Robert le Bleu s’appelait Marcelle.

Justement Marcelle avait demandé trois cents pesos à son patron. Le patron les lui avait refusés. L’argent que tu gagnes est à ton homme, lui avait-il dit. C’est devant un pareil geste d’indépendance qu’il avait écrit à Robert le Bleu : ainsi que son devoir le lui commandait.

Le train roulait par la pampa.

— J’ai bien réfléchi, je vais la vendre, me dit Robert.

Mon travail est à Buenos-Aires. Puisqu’elle ne marche pas toute seule, je dois m’en débarrasser.

— Et si elle ne veut pas ?

— Vous croyez que je vais lui raconter mon projet ? Je vais la « plaquer ».

— Si vous la plaquez vous ne la vendrez pas.

— Mais si. Je n’ai pas besoin d’elle pour la vendre. Je l’ai d’ailleurs achetée comme ça.

— Comment ?

— Voilà six mois, à un camarade qui partait. Il m’a prévenu. Veux-tu me succéder ? m’a-t-il dit. Je te la laisse pour quinze cents pesos. Ce sera moins cher pour toi que d’aller en remonte. J’ai accepté. J’ai payé.

— Et si elle n’avait pas voulu ensuite ?

— Elle ne pouvait faire autrement. Son homme parti, on ne l’aurait pas gardée dans la maison. Qu’aurait-elle fait puisqu’elle ne sait faire que ça ?

— Et pourquoi ne l’aurait-on pas gardée dans la maison ?

— Parce que le patron est maître chez lui et, qu’entre le patron et nous…

— Alors ? quand une femme est entre vos mains, elle n’en sort que pour tomber dans les mains d’un autre ?

— Cela est notre principe, en effet.

— Bien ! dis-je, le tout est de le savoir, n’est-ce pas ?

Rosario ! En voilà un beau nom !

Nous y arrivâmes pour déjeuner.

On déjeuna. Puis à trois heures on pouvait voir deux hommes se diriger vers la grande maison. C’était nous.

On poussa la porte. Qu’il est doux, loin de chez soi, de retrouver une petite patrie. Tout le monde parlait français, là-dedans.

La patronne était de Montmartre.

— Rue Germain Pilon ! Monsieur.

Je lui serrai la main.

Quant au patron, il ne rêvait qu’à la place Blanche.

Il eût donné tout Rosario pour prendre ce soir l’apéritif à Cyrano.

En attendant, on s’installa dans un salon.

— Eh bien ! demanda Robert le Bleu, ça ne va pas.

— Un petit relâchement, fit la patronne. Aussi, vous la délaissez trop longtemps, cette petite.

— Je vais la vendre.

— Ne fais pas ça ! s’écria le patron. Ce n’est pas une mauvaise travailleuse.

— Que voulait-elle faire de trois cents pesos ?

— Acheter une robe !

— Rien de plus grave ?

— Pour ça non ! mais tu ne lui écrivais même plus. Je vais l’appeler.

— Marcelle ! glapit la patronne, Marcelle ! Marcelle !

Une voix demanda :

— Toute seule ?

— Mais oui ! c’est Robert qui est là !

On vit apparaître un peignoir bleu, une tête brune, de belles dents, tout cela faisant tout juste vingt ans !

— Me voilà ! fit Robert.

Ils s’embrassèrent correctement, en bourgeois.

— Eh bien ! tu n’es pas contente ?

— Un peu !

— Allons-nous en ! fit le patron, en m’entraînant.

Et nous fermâmes la porte sur le couple.

Après tout, pourquoi pas lui aussi ?

Quelle fête ! quatorze Françaises !

Deux Bretonnes !

— Moi aussi, fit une rousse.

Alors trois Bretonnes. Une, deux, trois, quatre, cinq, six Parisiennes. Une Alsacienne. Deux Niçoises. Une de Compiègne. Pourquoi de Compiègne ? L’été, la forêt, l’occasion, les beaux automobilistes.

— Eh ! oui, fait-elle !

C’est la plus fine.

— Alors, comme ça ? de Compiègne à Rosario ?

— Oh ! pas tout de suite.

— Combien de temps ?

— Trois mois !

— Contente ?

Pas trop. Enfin ! suffisamment. Alors tant mieux.

Quatorze Françaises qui gagnent chacune de quinze cents à deux mille francs par jour.

Elles sont riches ?

Elles n’ont pas le sou ! Patron d’un côté, maquereau de l’autre !… Elles sont idiotes alors ? Elles sont ce qu’elles peuvent !

— N’est-ce pas, la Bretonne ?

— Oui, Monsieur !

— Ça va ! me dit Robert le Bleu. Il ne suffisait que de se montrer. Je ne la vends pas encore cette fois. Elle n’est pas à rebours comme je croyais. Elle va travailler, désormais, de tout son cœur. Tu lui donneras ses trois cents pesos, patron. Je reviendrai la voir dans dix jours. Combien de jetons ce mois ?

— Quatre cent cinquante !

— Mauvais mois ! Mais elle rattrapera ça, n’est-ce pas ma petite jolie ?

Elle le promit.

J’allai à la caisse avec Robert. La patronne lui remit sa part : onze cent vingt-cinq pesos.

Je sortis mon crayon.

— Je parie qu’il va encore calculer, fit Robert, en me voyant l’ustensile à la main, il calcule toujours ce copain-là !

1125 × 14,25 = 16.031 fr. 25.

— En effet, fis-je, c’est maigre, mon pauvre vieux !

Il eut un geste généreux et dit :

— Je suis philosophe !