Le Chapelet rouge/Partie 1/Chapitre V

Le Grand Écho du Nord (p. 26-32).


V

La tourmente qui commençait à souffler sur les habitants du château subit un temps d’arrêt. Et ce répit provenait du sang-froid avec lequel le comte d’Orsacq accueillit la découverte du vol. Il arpenta la pièce durant quelques instants, sans mot dire. Le souvenir d’Agénor Bâton se levait de nouveau en lui. Une clef de plus apparaissait dans l’aventure, la cinquième clef. Mais il se tut encore à ce sujet et prononça, en jetant un coup d’œil sur ses invités :

« Je vous demanderai à tous le silence jusqu’à nouvel ordre. Il est inutile de mêler le personnel à cette histoire.

— Mais vous porterez plainte ?

— En dernier ressort, oui. Seulement, qui sait si cette affaire ne peut pas être éclaircie en dehors de la justice ? C’est précisément parce qu’elle paraît inexplicable, à première vue, que nous pouvons espérer que l’explication sortira des faits eux-mêmes examinés avec un peu d’attention. »

Christiane Debrioux dit tout bas à son mari :

« Est-ce que tu imagines quelque chose ?

— Non, dit-il. Mais Jean trouvera.

— Comme il est calme, lui si emporté d’ordinaire !

— Cinq cent mille francs… murmura Bernard, cela ne compte guère pour lui. »

Vanol et Boisgenêt échangeaient aussi leurs réflexions, à voix basse, avec le couple Bresson. Vanol s’agitait comme d’ordinaire. Léonie était très frappée par l’accomplissement partiel de ses prédictions, et ne cachait pas ses craintes.

« La situation est grave, disait-elle. On doit, dans une certaine mesure, ajouter crédit à ces avertissements du destin…

— Et prendre toutes les précautions », ajouta Vanol de plus en plus inquiet.

Jean d’Orsacq continuait sa promenade. On voyait à sa figure contractée, à ses yeux fixes, tout l’effort de sa réflexion. On aurait pu penser que certains côtés du problème lui apparaissaient, et que, par moments, il entrevoyait l’ombre de la vérité, mais d’autres côtés lui demeuraient impénétrables, et il se heurtait, somme toute, à des obstacles et à des contradictions contre lesquels il ne pouvait rien. Il le dit d’ailleurs en résumant le travail de sa pensée :

« J’en arrive toujours au même point. Toute l’affaire est dominée par des impossibilités et des contradictions. N’est-il pas impossible, en effet, et absurde d’imaginer que quelqu’un au monde connaisse le chiffre de la serrure, puisque je ne l’ai révélé à personne ? Impossible et absurde que l’on ait cherché dans ce coffre des titres dont j’étais seul à connaître la présence ? C’est incroyable, avouez-le. Et puis cette clef, cette double clef dont j’ignorais l’existence… »

Il retomba dans sa méditation et se remit à marcher. Mais Boisgenêt l’interpella :

« Dis donc, d’Orsacq, il y a bien souvent dans les mystères un petit détail que l’on n’aperçoit pas et qui suffirait à tout éclairer.

— Pourquoi me dis-tu cela ? fit d’Orsacq en s’arrêtant.

— Pourquoi ? Je pense que ta femme est peut-être au courant d’un de ces détails ignorés de toi. »

Le comte haussa les épaules.

« Lucienne ? Je lui ai parlé avant le dîner du coffre-fort et de la stupidité de cet emplacement.

— Et qu’a-t-elle répondu ?

— Par les mêmes observations qui s’imposent à nous ; personne ne connaît le chiffre et il n’y a là-dedans que des paperasses.

— Tu ne lui avais donc rien dit à propos de ces titres ?

— Ma foi non.

— Tout de même… insista Boisgenêt.

— Tout de même, quoi ?

— Tu pourrais l’interroger.

— Évidemment. »

Et le comte ajouta avec impatience :

« Seulement, elle a été se promener je ne sais où… Elle, toujours si craintive pour sa santé ! »

À son tour, Vanol demanda :

« Ne penses-tu pas, d’Orsacq, qu’il y ait corrélation entre cette absence et le vol ? et qu’on aura profité de ce que tout le monde était sorti, ou sur le perron du vestibule, pour s’introduire ici ?

— Mais non cria d’Orsacq, aucune corrélation ! Ce vol, c’est une chose particulière, et l’on a déjà perdu trop de temps à la discuter… Ce qu’il y a d’urgent, c’est de retrouver Lucienne.

— Cherchons-la tous, dit Christiane… Et sans tarder.

— Oui, dit-il, sans tarder. Car enfin, avec ce vent !… »

On sentait qu’il faisait malgré lui toutes les suppositions et qu’il envisageait les pires conséquences d’une telle imprudence.

Sauf Vanol et Boisgenêt qui ne bougèrent pas de la bibliothèque, ils sortirent tous. Mais, comme ils descendaient le grand perron du vestibule, le jardinier Antoine, petit homme sec et basané, survint, conduit par Ravenot qui s’exclama tout essoufflé :

« Monsieur le comte, c’est Antoine. Il a bien rencontré Madame, il y a une petite heure.

— Parlez vite, Antoine. Où étiez-vous ?

— J’allais au village chercher du tabac, monsieur le comte était encore dehors, et j’ai aperçu madame la comtesse… J’ai reconnu la fourrure grise de Madame.

— Et de quel côté ?

— Du côté de la chute.

— Du côté de la chute ? s’écria d’Orsacq tout de suite alarmé.

— Madame la comtesse se dirigeait vers le petit pont qui passe au-dessus.

— Mais c’était de la dernière imprudence ! Ce pont est aux trois quarts pourri… et le plancher devait glisser avec la pluie…

— Il ne pleuvait pas encore ou très peu, affirma le jardinier.

— N’importe ! qu’on sonne la cloche ! Vite, Ravenot, sonnez la cloche.

D’Orsacq s’était élancé et parlait en courant. Antoine, qui se tenait à sa hauteur, répétait :

— Il ne pleuvait pas encore, monsieur le comte. Et puis le pont est plus solide qu’on ne croit.

— Mais non, Antoine, il y a quelques jours, vous vous êtes plaint, vous-même…

Le jardinier portait une lanterne. Dans la tempête un peu apaisée, la cloche tintait à toute volée, et, soudain, ce fut la grande lumière. Bresson avait tourné l’interrupteur qui commandait la douzaine de lampes disposées le long de la rivière.

« Mon Dieu ! Mon Dieu ! pourvu qu’il n’y ait pas eu d’accident, murmura Christiane.

— Mais non, répliqua son mari, Mme  d’Orsacq a l’habitude…

— Mais pourquoi cette promenade ?

— C’est ce que je ne comprends pas, dit Bernard. Cela me paraît si peu vraisemblable ! »

L’arche du petit pont enjambait la rivière un peu après le pavillon du jardinier, à un endroit où elle formait une chute d’environ un mètre de hauteur. La lumière électrique ne parvenait qu’à peine jusque-là. On projeta la lueur des lanternes. Rien de suspect n’apparut. Sur le pont, aucune trace de glissement.

Le comte appela : « Lucienne ! Lucienne ! »

Le jardinier se mit à galoper dans le bois. Les Bresson et les Debrioux suivirent les deux berges de la rivière, et tous ils se retrouvèrent au grand pont sans que leurs recherches eussent provoqué le moindre résultat.

Jean d’Orsacq, hors de lui, perdant tout sang-froid, déambulait et vociférait. Léonie Bresson lui empoigna le bras, impérieuse :

« Voulez-vous que je vous dise mon opinion, cher ami ? Eh bien, il y a dans tout cela un malentendu.

— Qu’est-ce que vous chantez là ? répliqua d’Orsacq avec impatience. Un malentendu ? Mais puisqu’on l’a vue…

— Évidemment… mais tout de même je persiste à croire…

— Moi aussi, dit Christiane, je ne puis admettre… C’est si contraire aux habitudes de votre femme… »

La cloche avait cessé son intolérable tocsin. Et ils entendirent tout à coup des appels qui venaient du château en même temps qu’il y avait une grande agitation sur le perron.

« Qu’y a-t-il donc ? s’exclama Jean d’Orsacq.

— On vous fait signe… Tenez, c’est Amélie qui court vers nous… Elle gesticule comme s’il y avait une bonne nouvelle. »

Ils allèrent à la rencontre de la femme de chambre, et tout de suite, en approchant, elle balbutia :

« Oh ! Monsieur, pardonnez-moi… je suis si contente !… oui, je me suis trompée… et mon mari aussi… et Antoine… »

Elle était suivie par une femme d’un certain âge, à cheveux gris, que l’on nommait la vieille Bertha, et qui, ancienne domestique au château, ne s’occupait plus maintenant que du linge et du raccommodage. Cette femme pleurait à chaudes larmes, et, au milieu de ses sanglots et de ses bégaiements, on perçut quelques mots :

« C’est de ma faute, monsieur le comte… Monsieur le comte me pardonnera… J’avais voulu voir les illuminations… j’ai eu l’idée d’aller du côté de la cascade… Comme il ne faisait pas chaud et que l’on craignait la pluie, alors, en passant près de la lingerie, j’ai attrapé la cape de petit-gris qui était accrochée là… Je ne pensais pas mal faire. Madame ne voulait plus la mettre… et l’autre soir, elle m’avait dit que je pouvais m’en servir, à l’occasion, quand elle m’enverrait le soir au village. Monsieur le comte ne m’en voudra pas… Si j’avais su qu’on pouvait croire ! »

D’Orsacq précisa :

« Pourquoi cette escapade ?

— Mais, monsieur le comte, dès qu’il a commencé à tomber des gouttes, je suis rentrée. Comme Amélie était sur le perron, j’ai retiré la cape et je l’ai mise à l’envers sur mon bras… Alors, Amélie a cru que madame la comtesse n’était pas rentrée et moi j’ai rangé la cape dans la garde-robe de madame. Que monsieur le comte vienne la voir… Elle n’est pour ainsi dire pas mouillée.

— Alors, où se trouverait Madame ? demanda d’Orsacq.

— Dans sa chambre, très probablement, fit Amélie, Madame n’a pas dû sortir. »

L’hypothèse était plausible. D’Orsacq et ses amis l’acceptèrent aussitôt. Il n’y avait aucun doute Lucienne d’Orsacq n’avait pas quitté sa chambre où elle devait dormir, toujours assoupie par les doses massives des drogues qu’elle avalait.

Ainsi, il se produisait une nouvelle détente. La dernière. La vision d’une femme qui glisse sur une planche, qui tombe à l’eau, et dont le cadavre est entraîné par le courant d’une rivière où s’accroche aux herbes de quelque anfractuosité, cela s’effaçait dans l’esprit de tous.

« Ah ! fit Mme  Bresson, on respire mieux. Vraiment, nous avons perdu la tête comme des enfants. »

— Oui, approuva Christiane, nous n’aurions jamais dû concevoir la possibilité de cette promenade. »

Ils montèrent le grand escalier et d’Orsacq essaya d’ouvrir la chambre de sa femme, très doucement, pour ne pas la réveiller et la tourmenter. La porte résista. Le verrou, sans doute, était poussé. Il en fut de même à une porte du boudoir vers laquelle il se dirigea par la salle de bains.

« Décidément, elle dort, et profondément !

— Pourquoi la réveillerait-on, dit Léonie, puisque nous sommes rassurés.

— Oh ! tout à fait », dit le comte, qui se laissa mener, redescendit l’escalier principal et traversa les salons.

Dans la bibliothèque, ils retrouvèrent Vanol et Boisgenêt, qui connaissaient déjà la bonne nouvelle par la femme de chambre.

Boisgenêt s’écria : « Ah ! à la bonne heure. Avouez qu’on a été un peu ridicules de s’inquiéter.

— Je ne suis pas de ton avis, riposta Vanol. Tout cela ne me semble pas très clair. »

Boisgenêt haussa les épaules :

— Qu’est-ce qui ne te semble pas clair ?

— Je ne sais pas. Mais quant à moi, je garde une impression désagréable.

— Eh bien, garde-la, mon vieux, et laisse d’Orsacq nous offrir quelque chose à boire avant qu’on aille se coucher. J’ai une soif !

— Pas moi, grogna Vanol.

— Parbleu, répondit Boisgenêt, il suffit que j’aie soif pour que toi…

— Eh ! tu nous embêtes. Va boire à l’office. Amélie te servira.

Boisgenêt fut piqué, et il allait relever vertement l’allusion inconvenante de son ami, lorsque d’Orsacq se mit à marcher silencieusement dans la pièce, puis, au bout d’un instant, s’arrêta devant le coffre-fort qu’il examina :

— Curieux… curieux… dit-il entre ses dents.

— Qu’est-ce qui te préoccupe ? fit Boisgenêt.

— Rien. Maintenant que je suis rassuré, je repense à cette histoire de vol et je me rappelle que, pour ouvrir le coffre tout à l’heure, il m’a suffi d’introduire la clef et de tourner. Par conséquent, les trois chiffres étaient au point. On n’a même pas pensé, le vol effectué, à brouiller la combinaison.

— À moins, observa Boisgenêt, que le mécanisme ne fonctionne plus, ou plutôt qu’il fonctionne même si le chiffre n’y est pas.

— Je viens d’essayer, fit d’Orsacq, on ne peut ouvrir que si la combinaison est juste.

— Vous trouvez cela tout naturel ? » fit Vanol.

D’Orsacq ne répondit pas. Il était manifeste qu’il ne trouvait rien de tout cela naturel, mais on sentait qu’une pensée obscure suivait en lui son cours secret et qu’il cherchait à en surprendre toute la signification et à l’adapter aux circonstances.

Son visage exprimait les sentiments les plus divers, de l’irritation, presque de la colère, et puis de l’incertitude, des doutes. Deux fois, il rencontra le regard de Christiane. Un moment, il essaya de lui parler. Comme elle ne s’y prêtait point, il y renonça.

« Qu’est-ce que vous fichez là, Vanol ? dit-il, tandis que Vanol décrochait le téléphone. La poste est fermée à cette heure-là.

— Alors, envoyez quelqu’un en auto.

— Où ?

— À la ville. À la gendarmerie.

— La gendarmerie ? Pour quoi faire ?

— Nous ne pouvons pas rester dans cette situation, déclara Vanol. Le cambriolage s’accompagne d’incidents troublants au dernier chef.

— Vous êtes timbré ! Un vol, c’est un vol. Et ça ne regarde que celui qui a été volé.

— Ça nous regarde tous. Il y a là un ensemble de faits déconcertants que je me refuse laisser dans l’ombre.

— Quels faits ?

— Mais vous ne voyez donc rien ! s’écria Vanol en s’exaspérant, et tapant du pied comme un énergumène. Enfin, quoi ! ce fauteuil dérangé, ce coffre-fort ouvert, ces cinq cent mille francs volés, cette fenêtre pas fermée, l’affirmation de Bresson qui a vu un homme se sauver par là, ce sont des faits, des faits patents et indéniables, et qui prouvent qu’un malfaiteur est venu pendant que le château était à peu près vide, et que, dans cette partie, il n’y avait personne… personne sauf votre femme…

— Et après ?

— Après ? mais le rapprochement s’impose. Ici, un malfaiteur. Là-haut, dans ce boudoir, une femme isolée… Ici, un malfaiteur qui s’empare de cinq cent mille francs. Là-haut, dans ce boudoir, une femme seule, qui possède des bijoux, des perles, des diamants, que sais-je !

D’Orsacq avait pâli. Il chuchota :

« C’est effrayant, ce que vous dites, Vanol ! et tellement absurde !

— Absurde ? proféra Vanol. Mais réfléchissez donc, d’Orsacq ! Où se trouve cette petite table sur laquelle le vase était tombé ? Où ? Presque au pied de cet escalier qui monte au boudoir, et sur le chemin direct qui va du bas de l’escalier au coffre-fort. Il faut supposer que l’homme agissait dans les ténèbres, sans avoir allumé l’électricité, et par conséquent que c’est lui qui a pu la heurter.

D’Orsacq fit quelques pas vers les marches. Il titubait. On eût dit qu’il n’osait avancer et qu’il craignait de savoir. Léonie Bresson murmura :

« Oh ! j’ai peur… N’y allez pas, d’Orsacq. »

Christiane, toute tremblante aussi, protesta :

« À tout prix, dit vivement Bernard Debrioux… il faut aller voir, tout de suite. »

On entendit d’Orsacq qui articulait :

« Cette porte du boudoir doit être fermée au verrou, comme les autres.

— Eh ! notre homme s’en moque bien, des fermetures.

— Mais, si elle était fermée ?

— Eh bien ! s’écria Vanol, vous frapperez… vous démolirez. Mais je réponds qu’elle est ouverte… Tenez, suivez-moi.

Il voulut passer. Les autres également. Jean d’Orsacq les retint.

« Non, laissez… Restez-là tous. J’y vais… »

Résolu soudain, en quelques enjambées, il monta l’escalier suivi de tout près par Boisgenêt.

« Mon Dieu ! gémit Léonie Bresson… pourvu que la porte soit fermée ! Quel cauchemar !… »

La porte était ouverte ! De la lumière jaillit, allumée par d’Orsacq. Quelques secondes. Bresson et Bernard s’étaient élancés. Alors qu’ils arrivaient sur le palier, ils entendirent d’Orsacq et, aussitôt, Boisgenêt qui appelaient au secours. Quand ils pénétrèrent dans le boudoir, ils virent d’Orsacq qui embrassait sa femme désespérément.

« Lucienne ! Lucienne ! Je t’en supplie ! Mais réponds. Quoi ? Qu’y a-t-il ?

Il eut un grand cri. Le buste de sa femme, qu’il maintenait contre lui, s’affaissait. Il proféra avec épouvante :

« Morte ! Elle est morte ! Oh ! est-ce possible ! Morte Lucienne ! Oh ! l’horreur… »

Bresson et Vanol le reçurent dans leurs bras. Léonie et Christiane voulurent entrer. On les empêcha. Boisgenêt était incliné sur le corps inerte. Lorsqu’il se releva, après un rapide examen, il tenait à la main un stylet :

« Oui… elle est morte… frappée au cou, dit-il à voix basse… voici l’arme… que personne ne touche à rien ! Elle disait son chapelet. Tenez, la plupart des grains sont rouges de son sang, ma pauvre Lucienne… »

Il jeta une couverture sur la victime.

Il sanglotait, éperdu.