Le Chapelet rouge/Partie 1/Chapitre IV

Le Grand Écho du Nord (p. 21-26).


IV

« Vous êtes donc revenu, Vanol ? demanda Jean d’Orsacq.

— Comme vous voyez, il y a dix minutes, avec Bernard Debrioux.

— Où est-il, Bernard ?

— Dans sa chambre. Il nous rejoint.

Christiane voulut sortir, mais d’Orsacq lui dit :

« Attendez-le ici, chère amie, puisqu’il nous rejoint… Et alors, Vanol, pas trop mouillé ?

— Pas du tout. J’étais sous la première grotte des monticules pendant l’averse. Et nous sommes revenus dès que ce fut fini.

— Vous n’avez pas rencontré Lucienne, de ce côté-là ?

— Mais non. Elle est donc dehors ?

— Elle a été se promener.

— Comment ! dit Boisgenêt, mais elle se reposait dans sa chambre. Pourquoi cette lubie ?

— Tu la connais, dit d’Orsacq en haussant les épaules. Un besoin d’air… de mouvement… Bernard, dit-il à Debrioux qui arrivait aussi, tu n’as pas rencontré Lucienne ?

Christiane, qui s’inquiétait, proposa :

— Nous devrions tous nous mettre à sa recherche.

— Elle est peut-être rentrée à l’heure qu’il est…

Jean d’Orsacq fut sur le point de monter l’escalier intérieur, mais il s’arrêta en disant :

— Inutile, le verrou est toujours mis de ce côté.

Au moment où il allait sonner, Ravenot arriva, bientôt suivi par Amélie.

— Eh bien, fit d’Orsacq,… Madame ?

— Je n’ai pas trouvé Madame dans le parc, monsieur le comte.

— Étrange ! Vous avez appelé ?

— Oui. Et il est impossible que Madame n’ait pas entendu mon appel. Il n’y a que le cas où Madame aurait traversé le pont et se serait enfoncée dans le bois.

— C’est invraisemblable. Est-ce qu’il pleut encore ?

— Non, monsieur le comte. Mais le vent s’élève et chasse les nuages, de sorte qu’il y a un peu de lune et que j’aurais certainement vu Madame si elle était passée à portée de mes yeux.

— Cherchez encore, Ravenot. Il n’est pas admissible que Madame se promène seule ainsi dans les bois, par ce temps humide. Il y a là un malentendu… quelque chose qui s’expliquera de soi-même.

— Il paraîtrait qu’Antoine, le jardinier, a rencontré Madame pendant la pluie.

— Où est-il, Antoine ?

— Au village, on est parti le chercher.

D’Orsacq, qui allait et venait avec agitation, s’arrêta brusquement devant le placard du coffre-fort.

— Qui est-ce qui a encore touché à ce placard, Ravenot ? dit-il d’une voix irritée. Je vous avais commandé de coller contre le battant un fauteuil… ce grand fauteuil-là.

Ravenot parut stupéfait.

— Ça fait deux fois, murmura-t-il… Deux fois qu’on y touche. Ça, c’est raide. En voilà une histoire !

— Deux fois, Ravenot ?

— Oui, monsieur le comte, la première, tout au début, après le dîner… j’ai trouvé le fauteuil pas à sa place…

— Et qui croyez-vous ?…

— C’était M. Boisgenêt.

M. Boisgenêt ? Vous êtes sûr ?

— Je l’ai vu qui en sortait. Amélie aussi, n’est-ce pas, Amélie ?

— En effet, dit Boisgenêt, j’ai examiné ce coffre. Et après ?…

— Mais vous aviez remis ce fauteuil devant le placard, Ravenot ?

— Oui, monsieur le comte. Ici, à sa place, exactement. Et voilà Monsieur le comte avouera que c’en est là une histoire !

— Mais non, fit d’Orsacq qui semblait plutôt préoccupé par l’absence de sa femme. Tenez, Ravenot, ramassez ce vase, et essuyez cette eau qui a coulé.

C’était un menu vase de cristal avec une rose. Il gisait sur le marbre d’une petite table ronde, et l’eau coulait.

— Quelqu’un est donc entré ici, pendant notre absence ? demanda-t-il.

— Ravenot et moi, dit Amélie, nous sommes venus enlever les plateaux, et c’est tout, Monsieur. Le vase n’était sûrement pas tombé alors.

— Il l’était à mon retour ici, affirma d’Orsacq. Je l’ai vu aussitôt.

Il fit cette remarque distraitement. L’incident n’attirait pas son attention ni celle des autres personnes. Cependant on demeurait silencieux, et nul autre sujet de conversation ne semblait susceptible d’intérêt. Il y avait de l’étonnement, un peu de désarroi. Les choses n’étaient pas à leur place. L’absence prolongée de la maîtresse de maison aggravait la gêne. L’irruption du ménage Bresson et leurs efforts de gaîté n’apportèrent aucune animation. Vainement ils proposèrent une charade-pantomime, ou des petits jeux avec gages et pénitences. Ils n’eurent point de succès.

— Enfin quoi ! vous êtes funèbres, protesta Léonie. On croirait vraiment que mes prédictions se sont réalisées, et qu’il y a eu cambriolage et crime. Expliquez-moi ça. Alors, on vous a pris votre portefeuille, Vanol ?

Personne ne répondit. Ces deux petits faits, très simples peut-être, et fort naturels, le dérangement du fauteuil et la chute du vase s’imposaient peu à peu aux esprits comme des phénomènes d’importance. On en parla au ménage Bresson, et Bresson, sur-le-champ, riposta :

— Ça ne m’étonne pas du tout. C’est en rapport direct avec ce que j’ai vu.

D’Orsacq eut un geste de dénégation :

— Mais, mon cher Bresson, vous n’avez rien vu du tout.

— J’ai vu un homme descendre par là.

— Par cette fenêtre ?

— Par cette fenêtre.

La coïncidence était curieuse. À la seconde même où Bresson désignait la vaste baie, les deux battants s’entrouvrirent brutalement sous l’assaut formidable d’un coup de vent, qui les plaqua, avec un fracas de tonnerre, contre les volets de bois intérieurs.

— Bigre ! s’écria Boisgenêt qui ferma les battants, il faut que la tempête soit rude pour fracturer ainsi une fenêtre.

— Une fenêtre ne se fracture pas, déclara Bresson. Il n’y a pas de coup de vent, si formidable qu’il soit, qui puisse ébranler une fenêtre dont l’espagnolette est bien tournée, et par conséquent dont les deux extrémités de fer sont bien entrées dans les trous.

On lui posa des questions en hâte :

— Que voulez-vous dire, Bresson ?

— Que la fenêtre n’était pas close…

— Ce qui signifie ?

— Parbleu ! qu’elle n’était que poussée.

— Mais qui l’aurait ouverte ?

— L’homme que j’ai vu enjamber le balcon et sauter dans les massifs… que j’ai vu, de mes yeux vu…

— Mais c’est effarant, insinua Vanol. Si Bresson a vu juste, rien ne nous prouve que sa femme se soit trompée dans ses prédictions.

— Aucune erreur possible, formula Léonie.

D’Orsacq avait sonné plusieurs coups. Ravenot et Amélie accoururent.

— Ravenot, demanda Jean d’Orsacq, cette fenêtre était-elle bien fermée ?

— Absolument fermée, monsieur le comte.

— Vous en êtes sûr ?

— D’autant plus sûr, monsieur le comte, qu’après le départ de monsieur le comte et de ses invités pour la fête sur la rivière, Amélie et moi, comme nous l’avons déjà dit à monsieur le comte, nous sommes revenus ici.

— Pourquoi ?

— Pour enlever les plateaux et ranger. Or, comme la nuit s’éclairait du côté de la rivière, j’ai ouvert cette fenêtre, et Amélie et moi nous avons regardé les illuminations. Amélie me dit que nous ferions mieux d’aller voir du haut du perron. Alors j’ai fermé, en tournant l’espagnolette à fond. J’en réponds.

— Donc, quelqu’un, par la suite, a ouvert et n’a pas refermé, conclut Bresson.

D’Orsacq réfléchissait. Comment n’eût-il pas évoqué la mystérieuse chose qui s’était produite dans la même pièce, vingt jours auparavant ? Si quelqu’un avait essayé, devait-on nier la possibilité d’une seconde tentative ? N’y avait-il pas corrélation entre ceci et cela ? entre les intentions de celui qui avait trouvé la mort après son expédition manquée, et les intentions de… ?

Mais d’Orsacq se refusa à suivre davantage sa pensée. Il fallait d’abord éclaircir le présent. Il reprit, à mi-voix :

« Cela fait trois choses anormales. Cette fenêtre… le fauteuil écarté de ce placard… et le vase renversé. Il est évident que les coïncidences sont nombreuses et qu’il est difficile de n’y voir qu’un effet du hasard. Cependant… Voyons, Ravenot, personne n’est entré ici que vous, n’est-ce pas ?

— Personne que moi et Amélie, monsieur le comte.

— Cependant comment expliquez-vous ?… »

Vanol et Boisgenêt s’agitaient. Les Bresson et les Debrioux, groupés autour du comte, écoutaient avec attention.

« Comment expliquez-vous de tels phénomènes ? répéta Jean d’Orsacq. Il y a là trois points singuliers et que nous ne pouvons pas négliger. Rappelez-vous bien, Ravenot, vous n’avez pas observé d’allées et venues suspectes ?

— Aucune, monsieur le comte.

— Et vous, Amélie ?

— Moi non plus, monsieur le comte.

Il sembla que la réponse d’Amélie, très précise et tout à fait spontanée, fût accompagnée d’une certaine réticence dans l’intonation, et plus encore dans le regard.

« Qu’y a-t-il, Amélie ? »

— Eh bien, monsieur le comte, à un moment donné, comme nous étions sur le perron, une minute après, pas plus, en me retournant, j’ai cru voir de loin… Le vestibule était allumé… mais pas la salle à manger… Or, j’ai vu une ombre qui passait dans le noir. Mais je n’y ai pas fait attention et je n’en ai même pas parlé à Ravenot…

— Un étranger, alors ? Un malfaiteur ? C’est invraisemblable… Tout cela est du domaine de la fantaisie.

Bresson intervint.

« Fantaisie ou non, avouez, d’Orsacq, que cela s’accorde diablement avec cette vision que j’ai eue d’un homme qui enjambait la fenêtre et qui sautait par là.

— Coïncidence ! s’écria le comte, qui s’insurgeait contre la réalité. Hallucination comme dit votre femme. »

Boisgenêt observa : « D’ailleurs, peut-on affirmer qu’un homme qui se serait enfui par une fenêtre aurait pu ramener suffisamment les battants sur lui pour qu’elle ait l’air d’être close ?

— Essayez, Ravenot, ordonna le comte. Et ensuite vous sauterez dans le buisson et vous verrez s’il y a des traces de pas.

— Oui, monsieur le comte. J’ai justement ma lampe électrique de poche. Mais des traces de pas… après la pluie… c’est peu probable.

— Peu probable, en effet. Mais il y a des massifs… Des plantes ont pu être dérangées, abîmées.

Ravenot ouvrit. Il se glissa dehors, et ramena les deux battants sur lui. La fenêtre fut fermée hermétiquement.

« Vous voyez… vous voyez… articula Vanol avec anxiété, la preuve est faite… on peut passer et disparaître… »

Boisgenêt frappa du pied.

« Passer, pour quoi faire ? Il y avait vingt autres chemins pour entrer dans le château et en partir sans se servir de cette fenêtre ! Sacrebleu ! un malfaiteur ne s’introduit pas dans une pièce sans aucune raison valable.

— Eh bien, justement, remarqua Vanol, il y avait une raison valable pour qu’il s’introduisît dans cette pièce plutôt que dans une autre.

— Laquelle ?

— Le coffre-fort. »

Boisgenêt haussa les épaules.

« Mais puisque ce coffre-fort ne contient rien ! N’est-ce pas, d’Orsacq ? Tu nous l’as dit.

— Je ne l’ai jamais utilisé, fit distraitement d’Orsacq, que pour y mettre des papiers sans valeur réelle… des baux… des registres d’exploitation… des quittances… Cependant…

— Quoi, cependant ?

— Eh bien, depuis avant-hier…

— Eh bien, depuis avant-hier ?… »

Jean d’Orsacq courut vers le placard, dérangea le fauteuil et entra.

« Rien de suspect, dit-il aussitôt. On ne l’a pas forcé, en tout cas.

— On l’a peut-être ouvert…

— Pour l’ouvrir, il eût fallu deux choses, d’abord connaître le chiffre de la serrure, ensuite et surtout, posséder cette clef.

— Et vous l’avez, cette clef ?…

— Elle est toujours sur moi, à mon trousseau. Tenez, la voici. Par conséquent, je suis tranquille.

— Tout de même, ouvrez et vérifiez.

— À quoi bon, puisqu’elle n’a pas quitté ma poche ? »

Mais, à l’une des vitres on frappa. Ce ne pouvait être que Ravenot. De fait, Bresson ayant ouvert la fenêtre, on aperçut Ravenot, une lanterne à la main.

« La plate-bande a bien été piétinée… deux branches ont été cassées. Et puis surtout…

— Quoi ? fit le comte.

— J’ai trouvé cette clef. »

D’Orsacq la prit en hâte, l’examina et dit :

« C’est une vieille clef qui ne ressemble en rien à celle du coffre… Non, le coffre est intact. Cherchez encore, Ravenot, s’il n’y a pas autre chose, et revenez par le vestibule. »

Il ferma les battants, il déplia et rabattit les volets intérieurs. Puis il dit à ses hôtes :

« Je n’ai pas voulu parler devant ce domestique. Mais cette clef est exactement la même que la mienne. Aucune erreur possible. Donc, aucun doute n’est possible, quelqu’un est venu. Mais il n’a pu rien faire, puisqu’il ignorait le chiffre de la serrure.

— Vérifiez tout de même.

— À quoi bon ?

— À quoi bon ? Mais, vous nous avez fait la même réponse pour la clef. Et cependant une autre clef existait. Je vous en prie, vérifiez, d’Orsacq.

— Puisque vous insistez… »

Il courut de nouveau jusqu’au placard, s’agenouilla et introduisit la clef. Il n’eut qu’à tirer pour que le lourd battant de fer s’ouvrît. Il se pencha et murmura :

« C’est inconcevable.

— Quoi ?

— On a pris un rouleau enveloppé d’un journal que j’avais placé sur ce rayon il y a trois semaines, et qui s’y trouvait encore hier soir.

— Et ce rouleau contenait ?

— Des titres… des obligations… pour plus d’un demi-million. »