Le Chapelet rouge/Partie 1/Chapitre III

Le Grand Écho du Nord (p. 17-21).


III

À moitié route, ils rencontrèrent le maître d’hôtel et les domestiques qui apportaient des parapluies ; puis la femme de chambre, qui demanda à d’Orsacq :

« Monsieur le comte a vu Madame ?

— Comment, Madame est sortie ?

— Oui, monsieur le comte, j’ai aperçu Madame qui sortait du château avant la pluie et qui se dirigeait du côté de la rivière.

— Mais elle est rentrée ?

— Je ne crois pas, monsieur le comte, je n’ai pas vu Madame rentrer. Mais, en tout cas, Madame avait sa grande cape de petit-gris.

— C’est curieux, dit Jean à Christiane… Lucienne qui était si lasse et qui dormait !… Cherchez Madame autour du château, Amélie, avertissez Ravenot, et venez me retrouver dans un quart d’heure pour me mettre au courant. »

Aussitôt arrivés dans le vestibule, Boisgenêt et les deux Bresson se dépêchèrent de gagner leurs chambres par le grand escalier. Christiane voulait en faire autant. Mais d’Orsacq le saisit au poignet avec une violence rageuse.

« Où voulez-vous aller ? Vous êtes à peine mouillée, vous. Et puis quoi ?… »

Il lui serrait le bras si fortement qu’elle gémit.

« Vous me faites mal…

— Tant pis ! tant pis ! Vous n’avez pas le droit de vous jouer de moi ainsi.

— Je me joue de vous, moi ! » dit-elle révoltée.

Cette accusation atténuait l’énergie de sa résistance, et elle se laissa mener jusqu’au salon d’abord, et ensuite jusqu’à la bibliothèque.

Il la jeta, pour ainsi dire, sur un fauteuil, et lui dit durement :

« Maintenant, expliquons-nous. Les domestiques sont dehors. Votre mari et Vanol s’abritent dans le parc. Les autres ne descendront pas de leurs chambres avant un quart d’heure. Nous avons dix ou douze minutes à nous, quinze minutes peut-être. C’est assez. Expliquons-nous. »

Ainsi la vie paisible du château, consacrée depuis une semaine aux plaisirs et aux excursions, à peine marquée par les assiduités du comte auprès de Christiane, cette vie prenait subitement un rythme de fièvre et d’agitation. À partir de la prédiction, anodine cependant et oubliée, de Léonie Bresson, les êtres subissaient les effets d’une tempête non encore déchaînée et dont ils ne se doutaient pas, mais qui, déjà, secouait leur équilibre nerveux et leurs instincts ignorés. Le destin procède ainsi souvent, par sautes brusques et par rafales, inexplicables au moment où elles vous emportent dans leur tourbillon.

Tout de suite, Christiane se redressa, et d’une voix ferme :

« Je n’accepte pas votre façon d’agir. Depuis tantôt, vous me persécutez.

— Je vous persécute ?

— Oui, c’est de force que vous m’avez amenée ici, comme une captive, et c’est malgré moi que je vous écoute, par peur d’un éclat…

— Que je suis prêt à faire, vous l’avez senti, n’est-ce pas, Christiane ?

— Encore une fois, s’exclama-t-elle, je vous défends de m’appeler par mon nom. Rien, dans ma conduite, ni dans nos relations, ne vous a donné ce droit. »

Il plia un instant. Il sentait la nécessité d’une attaque plus sournoise et plus habile qui assoupirait la méfiance irritée de la jeune femme. Il domina son emportement. Il imposa le calme, presque le sourire et la douceur de l’amitié, à son masque bouleversé par les passions, et il dit gravement, lentement :

« Excusez-moi. En face de vous, je ne suis plus maître de mes paroles et de mon élan. Oui, cela vous étonne… vous ne comprenez pas cette exaltation insolite, à laquelle je ne vous ai pas habituée. Mais c’est précisément pour cela que je réclamais une explication. Voulez-vous m’écouter ?

— Oui ! répondit-elle nettement, en se tenant debout sur une défensive dont elle ne cherchait pas à dissimuler l’inimitié.

— Alors, dit-il, ce sera bref.

Consultant sa montre, il reprit :

« Ce sera bref. Nous avons si peu de temps ! Écoutez-moi, chère amie… Vous voulez bien que je vous appelle chère amie, n’est-ce pas ? Écoutez-moi. Lorsque, il y a huit mois, j’ai retrouvé Bernard Debrioux qui avait été mon camarade de lycée, et qu’il m’a présenté à vous, j’ai senti dès la première minute, le charme…

— Vous m’avez déjà dit tout cela, interrompit Christiane, avec agacement.

— Je vous le redis, et je vous rappelle aussi toutes les paroles que je vous ai dites, chaque fois que j’ai eu l’occasion de vous voir au cours de l’hiver et du printemps. Car je n’eus plus d’autre idée. Patiemment, m’autorisant de mes anciens rapports avec votre mari, me faisant inviter dans les maisons où vous fréquentiez, j’ai été l’amoureux obstiné qui cherche, qui s’entête, qui s’affole, qui jette un mot de prière et de tendresse quand il le peut, ou qui regarde et admire de loin, quand il ne peut pas s’approcher.

— Je sais… je sais… prononça Christiane, toujours hostile.

Jean frappa du pied.

« Ah ! c’est précisément cela que je tenais à vous faire dire ! Vous savez, n’est-ce pas ? Mon état d’âme vous est connu ? Vous n’ignorez rien de mon amour, de mon désir, de ma souffrance, de ce que vous êtes pour moi ? Vous savez que j’ai dérobé chez vous une de vos photographies, et qu’elle ne me quitte pas, que je vous porte ainsi contre moi, et que je vous regarde vingt fois par jour ? N’est-ce pas, je vous ai dit tout cela, brutalement ou à mots couverts, par un regard ou par ma présence ? N’est-ce pas ? répondez… n’est-ce pas ? »

Elle hocha la tête et murmura : Oui.

— Alors, s’écria-t-il en croisant ses bras devant elle, si vous saviez, pourquoi êtes-vous ici ?

Elle dit à voix basse :

« C’est vous, c’est votre femme qui avez insisté, et mon mari…

— Non ! non ! dit-il vivement. Je ne vous laisserai pas vous dérober. Il ne s’agit pas de ma femme, ni de votre mari, ni de moi. Il s’agit de vous, uniquement de vous, qui êtes venue sans que rien ne vous y obligeât, et qui, en venant, alors que vous connaissiez mon amour, donniez à cet amour un véritable encouragement. Accepter, c’était une réponse formelle. C’était me dire : « Vous me faites la cour : cela ne me déplaît pas. Vous voulez m’avoir près de vous, me voici… »

Elle haussa les épaules.

— Mais jamais ! jamais ! Pas un instant la question ne s’est posée de la sorte au fond de moi.

— Eh bien, dit-il avec force, il fallait refuser. Vous aviez mille prétextes pour refuser, et j’aurais compris. Au lieu de cela, vous êtes venue sans réserve, aimable, joyeuse, amicale, indulgente à mes attentions.

— Indulgente, observa-t-elle, oui, quand elles ne dépassaient pas les limites. Mais indignée lorsque vos procédés…

— Il ne fallait pas venir, alors, répéta-t-il. En venant, vous vous engagiez. Et c’est pourquoi je répète que vous vous êtes jouée de moi.

Elle riposta ardemment :

— Non, mille fois non. Je suis la femme la plus loyale. Je puis vous regarder dans les yeux sans rougir d’une arrière-pensée. Il n’y a pas eu en moi l’ombre d’une coquetterie. Il n’y a pas eu un sourire ou un silence que vous puissiez interpréter comme un encouragement.

— Il y a votre présence ici.

— Et après ? Est-ce que cela vous donne un seul droit ?

— J’ai les droits de celui qui aime, les droits que vous m’avez donnés en ne me mettant pas à la porte de votre vie.

Elle eut un geste de dénégation.

— Est-ce qu’une femme peut mettre à la porte de sa vie un homme qui lui fait la cour ? Je ne suis pas seule au monde. Mon existence ne dépend pas que de moi, de mes caprices ou de mes antipathies. J’ai un mari.

— Ne parlons pas de lui, dit-il. Je le hais !…

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est votre mari.

— Croyez-vous que, si j’étais libre, vous auriez plus de chance de m’imposer votre amour ?

— J’en suis sûr.

— Quel est le motif de votre certitude ?

— C’est que vous m’aimez.

Elle tressauta.

« Moi ! je vous aime ! Mais vous êtes fou ! Une telle accusation… »

Il sourit. Ce mot d’accusation apaisait sa fougue, et il reprit lentement :

« Je ne vous accuse, en tout cas, de rien de déshonorant, chère amie. L’amour ne se commande pas, et l’on peut fort bien aimer sans le savoir. »

Elle avança d’un pas vers lui, jusqu’à le toucher, et scanda d’une voix sèche, avec une conviction qui étouffait toute trace d’émoi :

« Je ne vous aime pas. Tout ce que vous dites et tout ce que vous supposez n’est qu’illusion et erreur. J’avais de l’amitié pour vous, une grande sympathie, de l’admiration même pour votre force et votre audace dans la vie. Mais pas l’ombre d’amour. Auprès de vous, je n’ai jamais éprouvé ce tressaillement d’inquiétude qui est le premier indice. Vous vous trompez, mon ami. »

Il ricana : « Je ne me trompe pas. Vous m’aimez, et vous le savez.

— Je sais que non. Je suis une femme de devoir et d’attachement. En dehors de mon mari, aucun homme n’existe pour moi. Je vous dis cela en toute sincérité, de même que je vous dis, sans qu’il y ait de ma part menace ou punition : vous avez rendu ma présence auprès de vous impossible, je partirai demain. »

Il la saisit aux épaules, de nouveau exalté :

— Vous ne partirez pas. Et d’ailleurs, je n’ai pas besoin de vous le défendre. Vous ne partirez pas parce que cela vous serait impossible. Mais oui, mais oui… Vous ne sacrifierez pas une heure de notre vie commune qui est un supplice pour vous comme pour moi, mais qui est un émerveillement aussi. Oui, vous en éprouvez toute la volupté. Quand je vous regarde, vous tremblez de joie jusqu’au fond de vous. Ne dites pas non ! Si ce n’était pas vrai, est-ce que vous auriez peur de rester seule avec moi ? Sur le pont, au bord de la rivière, l’idée de me suivre, à la pensée que personne ne serait là pour vous défendre contre moi, vous terrifiait. Je devinais votre main qui se cramponnait à Boisgenêt. Pourquoi ? Une femme qui n’aime pas n’a pas peur. Et vous avez peur.

Il lui fit plier la taille en arrière. Le buste de la jeune femme fléchissait, elle vacillait sous l’étreinte passionnée, et il chuchotait ardemment :

» Vous avez peur en ce moment. Ma bouche est près de la vôtre, et vous savez que si je prends vos lèvres vous êtes perdue, bien perdue… En pensée, en désir, vous êtes perdue… Tais-toi, ne dis pas non ! Tu es à moi plus que si tu m’appartenais.

Il l’avait fait reculer contre le fauteuil où elle s’écroula. Dix secondes… vingt secondes se passèrent. La jeune femme semblait vaincue. Jean d’Orsacq la serra davantage contre lui et voulut atteindre la bouche qui ne se dérobait pas. Mais brusquement, dans un effort suprême, elle réussit à se dégager. Alors, courbée sur elle-même, la figure entre ses mains, elle ne bougea plus, les épaules cependant un peu frémissantes, comme si elle pleurait.

» Oui, dit-il sans plus l’attaquer, cachez vos lèvres et cachez vos pleurs. Si j’en avais douté, je vois maintenant à quel point vous êtes bouleversée… Je n’insiste pas. Réfléchissez, ma Christiane bien-aimée. Entre nous, il ne s’agit pas de rendez-vous furtifs ou de mensonges. C’est votre vie elle-même que je vous demande. Réfléchissez. Dans quelques jours, vous me direz votre décision. »

Au bout d’un instant, elle se releva, calme soudain et maîtresse d’elle-même. Ses yeux avaient repris leur expression habituelle de sérénité, si émouvante par la mélancolie légère qui s’y mêlait.

— Ma décision est prise : je vous dis adieu ce soir, car l’adieu de demain sera dit devant les autres, et je ne pourrai pas y ajouter ce que je veux ajouter, gravement et sincèrement. Vous ne m’avez pas comprise, mon ami. Vous avez attribué ma présence ici à des causes qui ne sont pas exactes. Et vous avez attribué mon trouble de tout à l’heure à ces mêmes raisons inexactes. Quand une femme est poursuivie par un homme chez lequel son mari et elle habitent, quand elle est l’objet presque de violences, et qu’elle sent autour d’elle le scandale possible, il se peut qu’elle ait un instant d’énervement et de détresse. Elle n’a pas peur. Mais elle est désemparée par l’insulte qui lui est faite. C’est ce qui m’est arrivé. Croyez-moi ou ne me croyez pas, cela m’importe peu. Nous ne nous reverrons plus…

Il l’observa longuement. Il semblait dominé par son air de grande dignité et par la douceur de sa voix.

— Un mot seulement, dit-il. Si nous n’étions pas séparés par des êtres, si nous n’étions pas mariés l’un et l’autre, est-ce que vous auriez accepté ma vie ? Est-ce que vous m’eussiez donné la vôtre ? J’aimerais savoir cela. Ce serait un réconfort.

Elle déclara, toujours inflexible :

— C’est une question que je n’ai pas le droit de me poser. J’ai un mari. Vous avez une femme. Je ne puis pas sortir de cette réalité.

Il serra les poings. Christiane sentait en lui une souffrance intolérable. Cependant, il se contint, et murmura âprement :

« La seule réalité, c’est l’avenir. Vous pouvez vous en aller, rien ne changera rien à ce qui est mon amour et votre amour.

Elle ne baissa pas les yeux. Elle souriait confusément, amicale à la fois et distante, et elle lui tendit la main.

« Votre main ? dit-il. Non, je ne veux de vous que vos lèvres. »

Et en disant ces mots, il avait un tel air de résolution farouche, qu’elle recula un peu. Mais des pas se faisaient entendre dans le salon. Vanol et Boisgenêt entrèrent.