Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 239-251).

XX

Ah ! comme ces voleurs d’enfants connaissaient leur métier ! comme ils s’entendaient aux expéditions nocturnes ! que de précautions pour dépister les recherches ! Le grand bohémien, le chef et Zaféri marchaient en éclaireurs en tête de la colonne ; deux autres marchaient en queue. Nous nous traînions péniblement au milieu de la troupe, et sur nos talons, en gardien vigilant, cheminait le cinquième.

Chaque fois que je me retournais et que, profitant d’un rayon de lumière tombant des étoiles, je cherchais à voir si nous étions bien guidés, je rencontrais le regard perçant de Zaféri. Comment songer à une évasion ! Le chien courait, infatigable, de la tête à la queue de la colonne ; il s’arrêtait par instants comme pour compter son monde, et je me disais que, si nous avions voulu fuir, avant six pas l’alarme serait donnée.

Une seule consolation nous restait : les bohémiens ne nous avaient pas séparés, et, à la condition de parler à voix basse, nous pouvions au moins, de temps à autre, échanger quelques mots.

Les sentiers que nous suivions étaient, pour la plupart, d’anciens chemins de schlitt. Sitôt que la route s’élargissait, les bohémiens rentraient en pleine futaie : désireux sans doute de ménager leurs forces et peut-être les nôtres, ils n’avançaient que lentement. Les haltes étaient fréquentes. Nous luttions contre la fatigue, et qu’était-ce d’ailleurs que notre fatigue auprès de l’inquiétude qui remplissait nos cœurs ?

Marguerite s’était accrochée à mon bras. Elle marchait courageusement, et je l’entendis bientôt qui disait à Maurice :

« Donne-moi la main ? que je te sente auprès de moi.

— Non, Marguerite, dit le pauvre petit, je vais très-bien, même… je suis content d’avoir dormi, car je n’ai plus sommeil du tout !

— Eh bien, marchons, répondit Marguerite. Il me semble que, si nous nous arrêtions tout à fait, je perdrais courage…

— Que veux-tu dire ?

— Est-ce que tu ne vois pas que lorsqu’ils s’arrêteront, ce sera pour se cacher de nouveau dans quelque creux de rocher, et, une fois là, personne ne pourrait venir à notre secours. »

Après une demi-heure de ce triste voyage, de pâles rayons de lumière filtrèrent à travers le feuillage. Jusque-là nous n’avions eu pour guide que la vague clarté qui tombait des étoiles. Voici que maintenant un espace dénudé s’ouvrait devant nos pas : nous étions au bord d’une coupe, l’un de ces vastes chantiers abandonnés après l’exploitation, et où les touffes vivaces des jeunes châtaigniers et des sapins dressaient déjà çà et là, au milieu des souches de bois mort, leurs têtes verdoyantes.

Au-delà de la coupe, à une centaine de mètres vis-à-vis de nous, recommençait la grande forêt qui couvrait à cette époque les flancs de toutes nos montagnes. Un mince ruban de route se reliait à cette forêt par un sentier qui cheminait entre les jeunes pousses des sapins et des châtaigniers et qui traversait l’ancien chantier dans toute sa largeur.

Avant de quitter l’abri des arbres pour s’engager à ciel ouvert dans cette vaste clairière taillée par la main des hommes, les bohémiens se consultèrent entre eux. Je suivis la direction de leurs regards, je fis un pas en avant, j’écartai de la main les feuilles qui dérobaient à mes yeux une partie de l’horizon, et je vis alors que l’éclaircie donnait jour sur un groupe de collines assez rapprochées de nous. La silhouette d’une tour en ruines, que la lune éclairait, se détachait en pleine lumière sur le flanc de la colline la moins éloignée. Nous étions au pied du Schneeberg : cette tour était la tour du Nideck, et la route qui côtoyait la forêt au-delà de la coupe, le grand chemin de Wangenburg.

« Sommes-nous loin ? demanda Marguerite.

— Non ; je m’y reconnais tout à fait maintenant. Tu vois bien cette route là-bas, en face de nous : c’est la route de Wangenburg, et elle doit être gardée. Vois plutôt, ils sont inquiets, ils tiennent conseil. »

Le cercle des bohémiens s’était refermé autour de nous. Ils se parlaient à voix basse. Le chien, le nez en arrêt, les oreilles dressées, humait l’air et poussait de sourds gémissements.

« Si nous nous mettions à crier tous à la fois ? dit Maurice d’une voix faible comme un souffle. Les gardes nous entendraient et ils viendraient !

— Oui ; mais les bohémiens aussi auraient bien vite fait de nous fermer la bouche. Attendons encore. »

Bientôt deux d’entre eux partirent en éclaireurs, l’échiné courbée, le nez au ras des herbes. La troupe elle-même rebroussa chemin, et force nous fut de rentrer avec elle dans l’épaisseur du taillis.

« À terre ! nous dit la vieille bohémienne. Vous pouvez vous asseoir, mes petits agneaux ; mais pas un cri, ou je tords le cou au premier qui bougera. »

Je ne m’étais donc pas trompé : leur instinct les avait avertis du danger ; le danger pour eux eût été la délivrance pour nous !

À partir de ce moment, je n’eus plus qu’une pensée : profiter de la première occasion pour jeter, à tout risque, un grand cri d’alarme.

Un quart d’heure, un siècle s’écoula ; puis les éclaireurs revinrent, et une nouvelle discussion s’engagea.

Ce fut en vain que je m’efforçai d’en saisir le sens. Les bohémiens chuchotaient à voix basse. Ils finirent par se remettre en route. Seulement, au lieu de continuer leur marche droit devant eux, ce qui les eût obligés à traverser la coupe, ils ne quittèrent pas l’abri des arbres et se mirent à côtoyer l’ancien chantier en suivant dans tous ses détours la lisière du bois.

« Où allons-nous, mon Dieu ! murmura Marguerite.

— Sois tranquille, lui répondis-je sur le même ton : la route de Wangenburg est gardée, c’est sûr, maintenant. Il n’y a plus que le chemin de ronde du Schneeberg qui est un peu plus haut. C’est là que nous allons.

— Pourvu qu’il soit gardé !

— Il le sera. D’ailleurs, tu vois que nous sommes toujours au bord du chantier. S’ils lui tournaient le dos, coûte que coûte, il faudrait appeler au secours. »

Cinq à six minutes plus tard, nouvelle halte. Le chien, le poil hérissé, donnait des signes visibles d’inquiétude.

« Le chemin de ronde est gardé ! murmurai-je encore.

— C’est le moment de crier, répondit Maurice. Ne vois-tu pas qu’ils ne savent plus où aller ? »

Oui, Maurice avait raison ; le moment était venu. Les bohémiens, sérieusement alarmés, s’étaient groupés en bataillon serré : pour la première fois depuis le départ, les mailles de la chaîne humaine qui nous retenait prisonniers s’étaient rompues. Un intervalle de quelques pas nous séparait du groupe.

Et la vaste étendue de la coupe, éclairée par les rayons de la lune, brillait à nos yeux à travers le feuillage ! Là-bas, au-delà des souches, au-delà des jeunes pousses des châtaigniers et des sapins, la route de Wangenburg nous attendait, et il y avait dix à parier contre un que la route était gardée ! Plus haut, le chemin de ronde devait être gardé, lui aussi ; nos amis veillaient dans l’ombre, d’autant plus attentifs qu’ils étaient plus silencieux.

Et pourtant, de ma gorge desséchée, aucun son ne pouvait sortir !

C’est que Zaféri était là. Immobile, son regard perçant attaché sur nous, il nous barrait le passage, Exaspéré par la surveillance obstinée de ce misérable espion qui ne nous avait pas quittés de l’œil un seul instant, j’allais me précipiter sur lui, quand tout à coup ses lèvres remuèrent, et je vis que son doigt se posait sur sa bouche :

« Attention ! disait-il. Regardez-moi bien ; et quand je dirai : « Venez ! » vous viendrez. »

Sa voix était si faible que je l’entendis à peine. Il s’approcha, et, me prenant la main d’un geste furtif :

« Je vais appeler Wolff, murmura-t-il ; quand il sera là, je le prendrai par l’oreille, et nous nous sauverons. Les forestiers sont tout près : il y en a sur le chemin de ronde et sur la route de Wangenburg. Wolff ne se trompe jamais. »

Ah ! le brave petit ! Après tant d’années écoulées, il me semble que j’entends encore le son de sa voix ! Il avait donc attendu, lui aussi, le moment favorable ! Il n’avait joué cette triste comédie que pour nous sauver plus sûrement.

Un bruit sourd sortit de ses lèvres, et le chien accourut au même instant. Zaféri lui prit l’oreille, et, de la main laissée libre, il s’empara de la main de Marguerite :

« Attention ! murmura-t-il encore, quand je dirai : Wolff ! vous viendrez. »

Ce fut l’arrivée du chien qui troubla le complot. Jusque-là, la vieille bohémienne n’avait pas quitté le groupe de ses compagnons. Quand elle vit le chien passer comme une flèche à ses côtés, elle se retourna brusquement et s’élança vers la lisière du bois.

Je n’eus que le temps d’apercevoir ce mouvement, et j’allais étendre la main pour prévenir Zaféri, qui, tout entier à ses projets, n’avait rien vu ni rien entendu, quand le petit bohémien donna le signal :

« Wolff ! » s’écria-t-il.

Il entraîna Marguerite à sa suite, il écarta les branches, et se précipita tête baissée vers la coupe.

Mais la vieille s’était déjà jetée à sa rencontre, les bras étendus pour lui fermer le passage.

« À moi les autres ! à moi ! criait-elle furieuse. Ah ! fils de chien ! je suis arrivée à temps ! »

Zaféri s’arrêta net. Il lâcha la main de Marguerite et recula d’un pas. Les bohémiens accouraient.

Quel moment ! Mes jambes me soutenaient à peine. Nous nous étions blottis tous trois derrière notre sauveur : nous ne trouvions pas une parole ; Marguerite, plus morte que vive, s’était affaissée sur ses genoux.

L’hésitation de Zaféri ne dura qu’une minute :

« Hue ! Wolff ! s’écria-t-il. À moi ! à moi ! »

Il porta les doigts à sa bouche et en tira des sifflements désespérés. Le chien, excité par son maître, hurlait avec fureur. La montagne était pleine de ses cris épouvantables.

Sans cette inspiration subite nous étions perdus. Les bohémiens interdits se regardèrent, et leurs bras déjà tendus retombèrent dans le vide.

Seule, la vieille bohémienne n’avait point reculé d’une semelle.

« Tais-toi ! Veux-tu te taire ! misérable serpent ! » cria-t-elle.

Et, brandissant la pioche dont elle était armée, elle se jeta à corps perdu sur Zaféri.

Zaféri fit un bond de côté. Mais le coup qui lui était destiné ne devait pas être perdu. La pioche siffla dans l’air, s’abattit sur son épaule, ricocha brusquement et vint retomber sur la tête du chien. J’entendis un hurlement funèbre comme un cri d’agonie. Le pauvre Wolff battit l’air de ses pattes de devant et retomba lourdement, le museau le premier, en poussant un sourd gémissement.

En même temps, leste comme un chat sauvage, Zaféri avait pris son élan. Il avait saisi la vieille à la gorge, et le choc fut si rapide que tous deux, enlacés dans la même étreinte, roulèrent avec fracas dans les broussailles.

J’aurais voulu me sauver que mes jambes m’auraient refusé tout service. Ces incidents s’étaient précipités coup sur coup avec une rapidité extraordinaire. Les bohémiens, un instant interdits, faisaient mine de se jeter sur nous ; mes yeux se fermèrent instinctivement, et j’adressais déjà au ciel une de ces prières ferventes qui sortent du cœur aux moments suprêmes, quand une XX

ELLE SE JETA À CORPS PERDU SUR ZAFÉRI.
brusque détonation rompit le silence de la nuit.

Les sifflements de Zaféri, les hurlements de Wolff, avaient été entendus !

« Au secours ! au secours ! » criai-je de toutes mes forces.

Avec l’espoir, la présence d’esprit et le courage m’étaient revenus. Je ramassai une pierre et me précipitai sur la bohémienne aux prises avec Zaféri. J’eus le bonheur de faire une diversion heureuse. La bohémienne était dessus ; d’un coup de ma pierre assené sur sa tête, je la forçai de lâcher sa proie, et, en une seconde, Zaféri dégagé s’était à son tour jeté sur elle.

Les broussailles craquaient sous le poids de Zaféri qui maintenait toujours la bohémienne. Ces bandits fuyaient déjà dans toutes les directions !

« Au secours ! au secours ! » criai-je encore.

Des cris d’encouragement me répondirent. Enfin des ombres confuses accouraient par le sentier de la coupe.

« Courage ! courage ! criai-je à Zaféri ; nos amis arrivent !

— Par ici ! criait Marguerite.

— Papa ! papa ! criait Maurice en même temps. Venez vite !… »

J’agitais mon mouchoir en signe de ralliement, et deux minutes après je reconnus la voix de Gottlieb qui, tout en courant, nous disait :

« Tenez bon ! Nous voilà… Nous arrivons !… »

Il apparut presque aussitôt, son fusil à la main, suivi de Christian Baüer et de cinq-à six bûcherons munis de leurs haches.

Écarter les broussailles, arracher Zaféri des mains de la vieille bohémienne, qui, bien que maîtrisée par le courageux garçon, s’accrochait à lui avec fureur, fut l’affaire d’un instant.

La bohémienne se débattait avec une rage inouïe. Elle avait la figure en sang ; c’était l’effet de ma pierre. Il fallut que Gottlieb lui tordît les poignets pour l’empêcher de se jeter de nouveau sur le petit bohémien.

« Où est mon père ? demandai-je tout bas à Gottlieb.

— Je l’ai quitté il y a un quart d’heure, me répondit Gottlieb, très-inquiet de vous, mais bien portant. »

Je transmis vite ces nouvelles à Marguerite et à Maurice, empressés en ce moment autour de Zaféri.

Pauvre Zaféri ! L’exaltation qui l’avait soutenu jusque-là l’avait abandonné. Il s’était laissé tomber dans l’herbe, à côté du corps immobile de son chien. Il avait pris la tête ensanglantée du pauvre animal dans ses mains, et, pâle comme un mort, il murmurait à son oreille des mots entrecoupés.

« Reste là, Gottlieb, dit alors Christian Bauer. tandis que nous allons tâcher de rattraper ces gueux. Par où se sont-ils sauvés ?

— Par là, lui dis-je en étendant la main dans la direction où les bohémiens s’étaient enfuis. Mais où sont donc les gardes du chemin de ronde ? pourquoi ne viennent-ils donc pas ?

— Soyez tranquille, ils accourent, dit un bûcheron ; et tenez, les voilà qui appellent. »