Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 251-261).

XXI

Des exclamations lointaines se faisaient en effet entendre au-dessus de nos têtes. Les bûcherons, laissant deux des leurs avec nous, allèrent reprendre leur course interrompue.

« Annoncez au colonel, si vous le rencontrez, que ses enfants sont tous en bonne santé et que je ne les quitterai pas, » leur dit Gottlieb.

La vieille bohémienne, maintenue par sa main robuste, ne bougeait plus. Mais Gottlieb n’était pas homme à se fier à ces semblants de résignation. Tout en exprimant sa joie de nous revoir, il fit signe à un bûcheron, lui donna à tenir les mains de la bohémienne et les lui lia lestement derrière le dos. Cela fait, il se mit en devoir de lui fermer la bouche. Un vaste mouchoir à carreaux remplit l’office de bâillon : cette misérable femme nous avait menacés de ce châtiment, ce fut elle qui le subit. Juste retour des choses d’ici-bas.

Elle comprit alors que toute résistance était inutile, et, la tête baissée, ses yeux farouches brillant sous la toison ébouriffée de ses cheveux, elle attacha obstinément ses regards sur le petit bohémien, dont les larmes tombaient sur la tête du pauvre Wolff.

Marguerite s’était agenouillée à ses côtés.

Wolff respirait encore. Ses narines dilatées aspiraient l’air avec force ; des tremblements convulsifs agitaient ses membres, et, comme Marguerite avançait la main pour flatter son museau, la pauvre bête lui lécha les doigts en poussant un gémissement plaintif.

« Il n’est pas mort, Zaféri, dit-elle ; tu vois bien XXI

MARGUERITE S’ÉTAIT AGENOUILLÉE À SES CÔTÉS.
qu’il n’est pas tout à fait mort. Nous le sauverons, ne pleure pas ; nous le porterons à la maison forestière. Tu verras qu’il en reviendra. »

Zaféri n’écoutait rien. Ce fut en vain que Maurice lui passa les bras autour du cou et qu’il ajouta :

« Marguerite a raison. Viens vite. Allons-nous-en… »

Mais le pauvre Zaféri était hors d’état de se relever. Ses mains avaient tout à coup laissé échapper la tête de son chien, et il s’était affaissé sur lui-même :

« Bon ! s’écria Gottlieb, le voilà qui se trouve mal, à présent ! »

Et, s’adressant à l’un des bûcherons :

« Vite des allumettes et du feu, qu’on y voie tout à fait clair. — Et toi, dit-il à l’autre, tu me réponds de la vieille. Laisse-moi la gourde en attendant.

— Vite ! vite ! répétait Marguerite ; dépêchez-vous ! »

Ce fut l’affaire d’une minute. L’instant d’après les fagots de broussailles réunis en tas illuminaient les ténèbres.

Marguerite avait roulé son manteau sous la tête du bohémien. Zaféri, pâle, les yeux fermés, les lèvres serrées, ne respirait qu’à peine. Ma petite sœur s’était emparée de la gourde que tenait Gottlieb : elle avait versé de l’eau-de-vie dans le creux de sa main, et en frottait les tempes de Zaféri, tandis que Gottlieb essayait de lui réchauffer les mains dans les siennes.

Ces soins empressés eurent un plein succès. Bientôt Zaféri rouvrit les yeux.

« J’ai mal ! murmura-t-il.

— Où cela ?

— Là ! » dit-il encore en montrant son épaule.

Et sa tête retomba dans les plis du manteau.

Gottlieb eut bientôt fait de lui ôter sa blouse et de déchirer sa chemise. L’épaule était marbrée de plaques rougeâtres ; de minces filets de sang zébraient la peau. La lutte qu’il venait de soutenir avait enflammé cette plaie, qui était large mais peu profonde. Quand Gottlieb y mit la main, le bohémien jeta un cri.

« Bon ! dit-il, je vois ce que c’est. On l’a donc frappé, ce petit, et rudement encore ? »

Comme il parlait, ses yeux avisèrent la pioche.

« Voilà l’affaire, dit-il ; c’est la vieille qui a fait le coup ? »

Nous n’étions guère d’humeur à raconter notre histoire dans un pareil moment.

« Mon père est donc bien loin ? demanda Marguerite.

— Cela dépend, répondit Gottlieb. Quand nous l’avons quitté, il était au bas de la côte, donnant ses instructions à nos gens. Mais, dame ! s’il a entendu les coups de feu, il doit être en route à l’heure qu’il est. »

Marguerite regarda Zaféri ; puis, après une minute d’hésitation :

« Crois-tu que tu pourrais marcher, lui dit-elle, si Gottlieb te donnait le bras ?

— Oui, répondit-il en se relevant avec effort. Partons ! j’ai froid. »

Il avait trop présumé de ses forces. À peine fut-il debout, qu’une nouvelle faiblesse le reprit.

« Attention ! dit Gottlieb ; c’est les jambes qui vont mal. Arrive ici, toi. »

L’un des bûcherons s’avança.

« Tu vas prendre ta hache et me couper de grosses branches de bois vert, les plus solides que tu pourras trouver. As-tu de la ficelle ?

— Voilà ! dit le bûcheron en dénouant un paquet de cordes qui lui servait de ceinture.

— C’est parfait. Fais-moi le plaisir maintenant de nous confectionner une bonne litière où ce petit pourra s’étendre comme dans un lit. »

Il ajouta en s’adressant à Marguerite :

« Dans cinq minutes ce sera fait. »

Le bûcheron se fit aider par son compagnon, et pendant ce temps Gottlieb, pour acquit de conscience, se mit à fouiller minutieusement la vieille bohémienne, tandis que Marguerite enveloppait Zaféri, avec force précautions, dans mon manteau, que j’avais substitué au sien.

Quand la litière fut prête, on y coucha Zaféri tout de son long. Les bûcherons avaient jeté, en travers des bâtons reliés par les cordes, des branches vertes de sapin. Zaféri déclara qu’il se trouvait on ne peut mieux.

« En route alors ! dit Gottlieb, et doucement. C’est une voiture comme une autre, et, par hasard, le chemin est bon. »

Un bûcheron se plaça en tête, l’autre en queue, et leurs bras enlevèrent la litière du sol. Mais Gottlieb n’oubliait pas la bohémienne. Sans prendre garde que le bâillon l’empêchait de lui répondre, il saisit le bout de la corde qui liait ses poignets et lui cria :

« Quant à toi, tu vas marcher droit, et ne t’avise pas de répliquer. »

Les bûcherons n’avaient pas fait un pas, que Zaféri appela Marguerite.

« Wolff ! dit-il ; où est Wolff ? »

Dans ce moment de confusion, le pauvre chien avait été oublié.

« On reviendra le chercher, ton chien, lui dit Gottlieb.

— Non, non ! tout de suite ! répéta le petit bohémien en jetant sur Marguerite un regard suppliant.

— Zaféri a raison, dit Marguerite. Vous voyez bien qu’il y a place pour deux sur la litière. Prends-le, mon bon Gottlieb, et couche-le près de son maître. Je veux qu’il guérisse, lui aussi. »

Gottlieb obéit. Le chien fut étendu aux pieds de Zaféri, et notre petite troupe reprit lentement sa marche.

Nous traversons la coupe, nous arrivons sur la route de Wangenburg, et nous nous mettons à descendre la côte par un large chemin taillé dans le grès rouge.

Ce ne fut qu’après avoir franchi l’espace d’un bon quart de lieue, qu’un bruit de pas qui venaient à notre rencontre troubla le silence de la montagne.

« Pour sûr, c’est le colonel qui arrive avec du monde ! s’écria Gottlieb.

— Père ! père ! s’écria Marguerite à toute voix.

— Père ! » répéta Maurice ; et je fis chorus avec lui.

Nous nous étions jetés à la rencontre des arrivants, et bientôt, au tournant de la route, mon père nous serrait l’un après l’autre dans ses bras. Son cœur battait avec force contre les nôtres ; mais il ne nous dit pas un mot.

La maison d’un des gardes n’était pas bien loin. Sur les pas de mon père étaient accourus Nicolas Burkardt, Locker, Schmidt, tous nos garçons de ferme, et ce fameux garde de Grendelbruch en personne, que nos voix avaient appelé en vain au début de notre aventure.

Zaféri passa des mains de Gottlieb dans celles de ces braves gens. On l’eut bientôt couché sur un bon lit de couvertures de laine. Il grelottait la fièvre et se plaignait d’avoir froid. Cependant une compresse d’eau fraîche appliquée sur son épaule calma les plus vives douleurs, et un peu de vin chaud parvint à le ranimer.

Ses yeux inquiets cherchaient les yeux de Marguerite.

« J’ai compris, dit Marguerite. — Père, ajouta-t-elle, veux-tu regarder maintenant la blessure du chien ? »

Wolff s’était couché tout de son long, le museau appuyé sur le plancher de la hutte. C’est une chose merveilleuse de voir comme les bêtes savent reconnaître les personnes qui leur veulent du bien. Quand mon père s’approcha de lui, ce grand chien à demi sauvage remua la queue en signe d’amitié, et poussa un petit gémissement plaintif qui ne laissait aucun doute sur ses intentions.

« À la bonne heure ! dit mon père ; voilà un malade qui a confiance dans son médecin. »

La physionomie de Wolff n’avait rien d’aimable ; et, en ce moment surtout, avec ses poils ébouriffés et son museau rempli de sang, le pauvre animal ne payait vraiment pas de mine. Mais tout le monde sait qu’il ne faut juger sur l’apparence ni les bêtes ni les gens.

Mon père se fit apporter de l’eau et se mit en devoir de laver avec précaution la blessure encore béante. Wolff se laissa faire avec une résignation héroïque. Il grognait bien un peu quand la douleur était trop vive, mais cela ne l’empêchait pas de lécher, tout en grognant, les mains de mon père. Et ses yeux, brillants d’intelligence, semblaient dire : « Vous voyez que je fais tout ce que je peux pour me retenir, et il ne faut pas trop m’en vouloir si je crie un peu pour me soulager. »

« Là ! dit mon père quand il eut achevé le premier pansement ; rassure-toi, Zaféri ; ton chien n’en mourra pas. Il n’y a pas l’ombre de fracture. »

Gottlieb ramassa le baquet rempli d’eau et sortit de la hutte.

Cependant Zaféri restait appuyé sur le chevet du lit. Je vis alors qu’en s’en allant Gottlieb avait laissé la porte ouverte. Zaféri ne quittait pas du regard le groupe de nos bûcherons qui stationnaient devant la hutte ; dans un cercle de lumière que projetaient les torches, j’aperçus la vieille bohémienne qui s’était accroupie sur la terre et dont les yeux farouches défiaient les siens.

J’allai bien vite fermer la porte. Zaféri laissa retomber sa tête en poussant un soupir et cacha son visage dans les plis de la couverture.

Pendant ce temps, mon père avait attiré Marguerite sur ses genoux ; il avait pris sa tête dans ses mains ; il l’embrassait sur le front et les joues, trop ému encore pour prononcer une parole, tandis que Maurice, appuyé contre son dos, ses petits bras passés autour de son cou, mêlait ses baisers à ceux de sa sœur. Je trouvai moyen à mon tour de me faire une place, et la fête fut complète.

Cependant il vint un moment où Marguerite retrouva la parole ; mais mon père l’arrêta dès les premiers mots :

« À demain les explications, dit-il. Vous allez tâcher de dormir, mes pauvres petits. Il y a là une petite pièce où l’on vous accommodera une sorte de lit. À la guerre…

— Oh ! père, nous aurions voulu te confesser nos fautes. Nous dormirions mieux avec ton pardon. Tu ne nous as pas fait de reproches, mais tu ne peux pas être content de tes enfants, puisqu’ils sont si mécontents d’eux-mêmes :

— Oh oui ! m’écriai-je, bien mécontents.

— Ça, c’est bien vrai ! dit Maurice à son tour.

— Il est trop tard, répondit mon père à Marguerite, pour une confession qui pourrait être longue. Mais, fût-il trop tôt pour vous pardonner, je veux que vous dormiez en paix cette nuit. Je vous pardonne donc. Votre faute est d’ailleurs de celles qui portent en elles-mêmes leur punition. Dormez, réparez vos forces. Vous verrez plus clair encore demain matin dans vos consciences. »

Il nous embrassa l’un après l’autre, le bon père… Et deux minutes après, vaincus par la fatigue, mais le cœur un peu desserré, nous dormions, tout coupables que nous étions, du sommeil de l’innocence.