Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 226-239).

XIX.

Maurice s’était relevé. Nous nous empressions tous deux autour de lui ; je réchauffais ses deux petites mains dans les miennes, tandis que Marguerite rajustait son manteau et nouait un foulard autour de son cou.

Le cher petit luttait encore contre le sommeil. Tout en s’efforçant de tenir ses yeux grands ouverts, il les promenait de côté et d’autre et cherchait à s’orienter.

« Es-tu bien réveillé ? lui disais-je ; te sens-tu de force à marcher maintenant ?

— Je crois que oui, murmura-t-il. Mais tais-toi, j’entends quelque chose… ; ne parle pas ! »

L’oreille de Maurice était d’une sensibilité extraordinaire, et ses yeux valaient son oreille. Je suivis la direction de son regard : il s’attachait, depuis un instant, avec une étrange fixité, sur un amas de roches que les flammes vacillantes de notre feu éclairaient par intervalles.

« Vois donc, reprit-il ; vois donc là-bas !… J’ai vu des ombres derrière le rocher… J’en suis sûr… Je les ai vues… »

Je crus qu’il rêvait encore, qu’un cauchemar obstiné le poursuivait ; et, passant mon bras autour de son cou :

« N’aie donc pas peur !… Éveille-toi bien ; c’est moi, c’est Édouard qui te parle, et Marguerite est là !

— Si ! si ! répéta-t-il avec une anxiété croissante, je les ai vues, et maintenant je les entends de nouveau… Tu n’entends donc pas !… »

Il n’y avait pas à s’y tromper : c’était tout autour de nous des frôlements mystérieux dans les herbes et dans les broussailles. La terre craquait sous des pas invisibles, et tout à coup, au moment où le feu jetait une clarté plus vive, une grande ombre se détacha du creux des rochers et s’allongea comme un serpent dans le cercle de lumière projeté par la flamme.

« Qui va là ? » m’écriai-je.

La réponse fut terrible, inattendue. Des pas précipités se firent entendre. Les ombres prirent corps et nous apparurent sous la figure de plusieurs hommes qui arrivaient de droite et de gauche et qui nous entourèrent en un instant.

Je n’eus que le temps de pousser un cri d’alarme : « Sauvez-vous ! » et d’appeler au secours. Mais quel secours pouvions-nous espérer ! Une main vigoureuse m’avait déjà fermé la bouche, et en un clin d’œil je me sentis enlevé de terre comme un fétu de paille.

J’avais pu cependant entrevoir comme dans un éclair la physionomie de ces bandits, et à leur teint noirâtre, à leurs longs cheveux plats, à leur accoutrement étrange, j’avais reconnu les bohémiens !

Ce qui se passa dans les premières minutes qui suivirent cet enlèvement, je ne saurais guère le dire. Je me souviens seulement que je voulus me débattre dans les bras de l’homme qui XIX

JE N’EUS QUE LE TEMPS DE POUSSER UN CRI D’ALARME.
m’emportait, et que sa main aussitôt se serra comme un étau autour de mon cou. Je sentis qu’il m’entraînait dans une descente précipitée ; je crus reconnaître qu’il traversait le torrent ; puis le bruit des branches écartées violemment sur notre passage m’avertit qu’il venait de rentrer sous bois. Tout à coup l’étreinte se relâcha, je tombai dans un lit de branchages amoncelés, et, au même moment, Marguerite et Maurice furent jetés de la même façon à mes côtés.

Pendant les premières minutes qui suivirent, je n’eus pas la force de prononcer une parole ; il me semblait que je traversais un rêve affreux, et mes yeux troublés observaient machinalement le spectacle qui se déroulait sous mes yeux.

Nous nous trouvions dans une sorte de carrière abandonnée qui ne communiquait avec l’extérieur que par une étroite issue. Un feu rougeâtre brûlait dans un trou creusé en terre. Au-dessus de ce feu, une marmite boiteuse tant bien que mal équilibrée sur les charbons incandescents. Un peu plus loin, une femme accroupie dans un monceau de feuilles, les cheveux en désordre, les yeux brillants, nous regardait avec un sourire farouche.

Cependant les bohémiens s’étaient approchés du feu. Ils étaient cinq en tout. Leurs guenilles aux couleurs rougeâtres, leurs cheveux d’un noir luisant, leur teint de brique délayée dans de l’eau, suffisaient à dénoncer leur origine. Je ne m’étais pas trompé.

« Bonne prise ! dit la vieille dans un patois moitié allemand, moitié français, semblable à celui que parlait Zaféri dans les premiers temps de son arrivée à la ferme. Ce sont bien les petits de la vallée, du monde de connaissance ! » Et elle se mit à rire bruyamment.

« Ils étaient tout seuls là-haut, dit l’un ; c’est eux qui ont allumé le feu. C’est une bonne idée qu’ils ont eue là pour se faire pincer. »

La vieille vint nous regarder sous le nez l’un après l’autre.

« On a donc perdu son papa ? dit-elle, qu’on va se promener, comme les petits chats, pendant la nuit ! »

— Marguerite et Maurice n’osaient pas ouvrir la bouche. Mais moi je voulais être brave ; je songeais que maintenant il me fallait avoir du courage pour trois. N’allez pas croire que mon cœur fût bien solide ; je crois même, pour tout dire, qu’il battait très-fort, mais enfin j’étais l’aîné, et cette horrible vieille semblait attendre une réponse.

« Si vous nous ramenez à la maison, m’écriai-je, il y aura une bonne récompense pour vous… Mon père ne regarde pas à l’argent !… »

J’avais cru trouver un argument irrésistible ; je ne réussis qu’à obtenir un genre de succès auquel je ne m’attendais guère. La vieille se remit à rire de plus belle, et les autres l’imitèrent en chœur.

« Nous verrons ça, mon petit, dit-elle, quand nous aurons passé le Rhin. En attendant, tu vas me faire le plaisir de te taire. »

Ces menaces ne me firent pas trop peur. Après tout, l’idée que ces gens-là n’étaient peut-être pas aussi rassurés qu’ils en avaient l’air, me donnait des forces.

« Mon père saura bien vous retrouver et vous punir !… Il y a du monde dans la forêt ! tous les gardes y sont ! Je n’ai pas peur de vous, allez, je n’ai pas peur du tout !…

— Tais-toi, Édouard, je t’en prie, murmura Marguerite d’une voix suppliante ; tu vas les mettre en fureur… »

Mais j’en étais arrivé à ce degré d’exaltation où les paroles ne coûtent rien.

« Je sais très-bien pourquoi mon père ne vous a pas attrapés : c’est parce que vous n’êtes pas encore sortis de votre trou ; mais il faudra bien en sortir un jour ou l’autre, et alors vous serez tous pris ; tandis que, si vous nous ramenez de suite à la maison, on ne vous fera rien…

— Veux-tu te taire, petit serpent ! cria la vieille exaspérée. Ah ! c’est ton père qui nous a traqués comme des loups pendant toute la journée. Je ne suis pas fâchée de le savoir.

— Il a bien fait ! Et je ne me tairai pas ! Non, je ne me tairai pas !… Au secours !… Au secours !… »

Je criais d’une voix aiguë, désespérée, à pleins poumons. La vieille se précipitait déjà sur moi, les mains crispées, quand un des bohémiens la retint par le bras :

« Laisse-le, dit-il ; voilà le maître qui vient. »

Les broussailles qui masquaient l’ouverture de la carrière s’entr’ouvrirent ; un grand chien maigre se fraya passage le premier, et presque aussitôt deux nouveaux venus entrèrent à sa suite.

La lueur du foyer ne les éclairait qu’à demi, de sorte qu’au premier moment le haut de leur corps demeura dans les ténèbres ; mais, à mesure qu’ils s’approchaient du feu, leur silhouette devenait de plus en plus distincte.

L’un était un bohémien semblable aux autres par son accoutrement, mais de plus forte taille et à l’œil singulièrement vif et hardi.

L’autre, petit, de la taille d’un enfant de quatorze à quinze ans, disparaissait presque derrière son compagnon. Il arriva tout près du feu sans que nos regards fussent parvenus à le dévisager. Mais alors un jet soudain de lumière l’enveloppa ; sa tête émergea de l’ombre, un cri de joie sortit de mes lèvres, tandis que Marguerite s’écriait :

« Zaféri ! voilà Zaféri !… »

C’était Zaféri en effet, Zaféri pâle, les cheveux en désordre, ses habits, ceux que nous lui avions donnés, déchirés aux coudes et aux genoux.

Au cri que Marguerite avait poussé, le petit bohémien tressaillit de tout son corps ; mais pas un mot ne sortit de ses lèvres, et il se contenta d’attacher, d’un air indifférent, sur nous ses grands yeux noirs.

Cependant Marguerite, les mains tendues vers lui, s’était jetée de son côté ; Maurice et moi, d’un élan commun, nous l’avions devancée. Surpris par cet assaut rapide, Zaféri lança à notre rencontre ses deux poings fermés. J’étais si loin de m’attendre à cet accueil que je n’eus pas le temps de me détourner, et soit hasard, soit qu’il m’eût visé de préférence, la bourrade m’atteignit en pleine poitrine.

Marguerite indignée était allée droit sur lui. Avec un calme incroyable, il lui prit les deux poignets et, la poussant à reculons, il la rejeta sur son lit à branches sèches.

Mais j’étais resté libre de mes mouvements. À cette vue, la colère m’emporta. Quoi ! cet être misérable, qui, deux jours auparavant, était encore des nôtres, osait rudoyer Marguerite ! Il avait l’audace de me regarder fixement. Je sautai sur lui et je le saisis à la gorge.

L’issue de la lutte ne pouvait être douteuse. Un instant déconcerté par cette attaque inopinée, Zaféri ne tarda pas à prendre le dessus. Ses bras m’étreignirent avec force, et je m’en fus retomber sur les fagots, impuissant, vaincu, désespéré.

Cet incident amusa fort les bohémiens. Le chef de la troupe, celui que la vieille avait appelé le maître, s’approcha de Zaféri, et, lui posant sa main sur l’épaule :

« C’est bien, petit, dit-il. Zaféri est le vrai fils de son père, et je savais bien qu’il n’avait pas abandonné les siens pour toujours. »

Je regardai Marguerite à la dérobée ; je n’osais chercher ses yeux, car je devinais l’impression que cette scène inattendue avait dû faire sur elle. La pauvre petite baissait la tête ; de grosses larmes coulaient lentement le long de ses joues.

« Du courage ! lui dis-je à voix basse ; la forêt est gardée. Mon père a eu le temps d’aller à la ferme et d’en revenir. Il a certainement laissé les forestiers à leur poste, et, si les bohémiens veulent nous emmener avec eux, ils ne pourront point passer. Le Rhin est loin. Tu verras qu’ils seront pris !…

— On les a cherchés toute la journée et on ne les a pas trouvés, me répondit Marguerite.

— C’est qu’ils étaient restés dans leur trou et qu’on ne peut pas voir leur feu du dehors !… Mais quand ils seront sortis ce sera différent. On les prendra tous, et ce misérable Zaféri sera pris comme les autres !… Qui aurait pu penser… ?

— Oh ! dit Marguerite, c’est affreux ; c’est comme un rêve !… Je le vois et je n’y crois pas !…

— Tais-toi. Les voilà qui parlent. »

Une discussion bruyante venait de s’engager parmi les bohémiens. J’appris de la sorte que notre feu leur avait donné l’éveil depuis plus d’une demi-heure. Tandis que cinq d’entre eux étaient partis à la découverte, le chef de la troupe, accompagné de Zaféri et de son chien, s’était posté au bord du torrent, prêt à avertir les siens à la première alerte.

Ainsi il avait fallu qu’une sorte de fatalité nous amenât juste en face du repaire où ces bandits se tenaient cachés et nous jetât dans leurs mains.

Qu’allaient-ils faire de nous maintenant ?

Telle était la question que je me posais avec une inquiétude croissante. Les bohémiens, qui d’abord parlaient très-haut, avaient peu à peu baissé la voix. Les histoires de voleurs d’enfants que j’avais lues, et dont la lecture, hélas ! aurait dû me mettre sur mes gardes, me revenaient à la mémoire ; je faisais tous mes efforts pour saisir quelques mots au passage, mais, dans ce murmure confus, je ne parvenais pas à saisir une indication précise. Je crus comprendre seulement qu’ils hésitaient sur la direction à prendre pour sortir de la forêt du Nideck et gagner la vallée du Rhin sans être inquiétés.

Quand ils eurent fini de parler, Marguerite se serra contre moi, et, mettant sa bouche contre mon oreille :

« Écoute bien, Édouard, me-dit-elle ; veux-tu que je lui parle encore ? Il est impossible que les bohémiens l’aient changé en si peu de temps !… Quand je pense à ce qu’il a fait à Niederhaslach…

— Non, non ! répondis-je, ça ne servirait qu’à nous attirer de nouveaux malheurs !… Si nous étions seuls, je ne dis pas non, et j’aurais bientôt fait, je t’en réponds, de lui rendre en tout cas ses coups de poing !…

— C’est vrai ! reprit Marguerite, il t’a frappé !… Et moi, moi aussi, il m’a repoussée bien rudement.

— Il a son chien, repris-je, c’est tout ce qu’il voulait. Regarde-le plutôt ; il n’a pas seulement l’air de savoir que nous sommes là. »

Au risque d’attirer l’attention des bohémiens, j’avais haussé la voix. Zaféri devait m’entendre. Il ne fit pas un mouvement. Il s’était assis devant le feu, et son chien était venu s’allonger à ses côtés. C’était un grand chien maigre, qu’il caressait avec une satisfaction visible, un animal de haute taille, semblable à ces chiens de berger que nous avions rencontrés parfois dans les bruyères du Schneeberg, escortant un troupeau de moutons, l’œil hagard, la langue pendante, et que nous observions de loin avec une curiosité mêlée de crainte, tant leur aspect sauvage les faisait ressembler à des loups.

Cependant les bohémiens s’agitaient autour de nous. La vieille avait retiré la marmite du feu. Une vapeur odorante en sortit comme un tourbillon. Ils s’assirent tous en cercle autour du foyer et avalèrent leur repas en quelques bouchées.

Ce maigre festin fut bientôt fini. Les bohémiens se mirent aussitôt à ramasser les objets éparpillés autour d’eux. Tout leur bagage consistait en quelques effets de campement, en quelques ustensiles de cuisine qu’ils assujettirent lestement sur leur dos. La vieille bohémienne s’arma d’une pioche, elle jeta sur son bras un paquet de guenilles, et le chef donna le signal du départ.

Alors la vieille s’approcha de nous, et, tendant la main à Marguerite :

« Il faut partir ; si tu es fatiguée, donne-moi la main. »

Marguerite se recula précipitamment.

« Tu ne veux pas ? À ton aise. Mais alors il faudra marcher droit, sans dire ouf ! Le premier qui bouge aura ça dans la bouche. »

Elle avait sorti de sa poche un mouchoir sordide qu’elle roula dans ses mains de manière à en faire une sorte de bâillon.

« Vous voilà prévenus, mes petits amours. »

Comment lutter ? Comment se débattre ? Marguerite affectait un courage qu’elle était bien loin d’avoir, et je vis que le pauvre Maurice se retenait de toutes ses forces pour ne pas éclater en sanglots.

« Assez parlé, la mère ! reprit le bohémien. — Partons-nous ? »