Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 217-226).

XVIII

Marguerite m’avait compris. Elle demeura d’abord interdite, silencieuse, et fut comme terrassée par l’émotion. Mais cette émotion ne dura qu’un instant.

Elle se jeta à genoux près de moi, et me prit fiévreusement la tête dans ses deux mains.

« N’as-tu pas honte de te décourager ainsi ? Lève-toi, mon pauvre Édouard, et marchons. Vois donc comme il se fait tard !

— Nous sommes perdus, égarés, je ne sais où, et par ma faute !

— Tais-toi ! reprit-elle avec force. Je ne veux pas que tu parles ainsi ! Marchons toujours, nous finirons bien par rencontrer une cabane de bûcheron ou une maison forestière !

— Marcher ! c’est bon à dire ; mais où ? dans quelle direction ? Ah ! comme ce Michel nous a trompés !… et comme j’ai été coupable de vous mener si loin !… Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que père va penser de nous ?

— Nous avons tous eu tort, et moi la première, qui n’aurais pas dû t’écouter. Mais maintenant le mal est fait ; il faut retrouver le chemin : eh bien, nous le retrouverons. Nous avons nos manteaux, des provisions et des allumettes pour faire du feu. Allons, en route ; Maurice nous attend.

— Oui, dit Maurice, Marguerite a raison ; il faut vite, bien vite, rentrer à la maison. »

Mon premier saisissement s’était un peu calmé. Je pris mon bâton, et nous nous mîmes à descendre rapidement la pente douce de la prairie.

Nous n’avions pas fait cent pas qu’un bruit sourd, semblable à un coup de tonnerre affaibli par l’éloignement, parvint à nos oreilles. C’était un nouveau coup de fusil, et un coup de fusil tiré à une bonne demi-lieue de distance !

Je m’arrêtai. Le son venait de la droite, et depuis quelques minutes nous marchions dans une direction opposée.

Ainsi mon père était en ce moment sur le chemin de la ferme ! Pauvre père ! il n’avait pas oublié sa promesse, et, pour hâter notre arrivée, il avait donné le signal convenu ! Qu’allait-il devenir en trouvant la maison déserte, le nid abandonné !

Ce fut cet incident qui acheva de nous perdre. J’ai su depuis qu’en suivant la prairie nous aurions rejoint le lit du torrent, et, une fois le torrent retrouvé, nous étions sauvés.

Je ne songeai pas à me dire que les échos de la montagne, en répercutant le son, trompent des oreilles peu exercées. Le son paraissant venir de la droite, j’en conclus qu’il fallait prendre à droite sans hésitation.

À partir de ce moment nous devions marcher dans la direction du Schneeberg, et cela par des chemins affreux, au risque de nous voir arrêtés tout à coup par un de ces prodigieux éboulements de terrain et de débris de rochers qui, alors comme aujourd’hui, annonçaient de loin le grand ravin du Nideck.

« Vite dans la forêt ! m’écriai-je ; nous trouverons bientôt un chemin et la vallée au bout, c’est impossible autrement. »

Marguerite et Maurice répondirent à cette invitation par une exclamation joyeuse.

« Oh ! j’ai bien reconnu le bruit du fusil de père, répondit le pauvre petit tout radieux. C’est maintenant qu’il s’agit de faire de grands pas !

— Un chemin ! cria Marguerite au même instant ; voilà le chemin ! »

Ce chemin n’était qu’un mince ruban qui se détachait vaguement sur le fond plus sombre de la mousse et des herbes environnantes. Il n’y avait pas encore de quoi chanter victoire, mais, faute de mieux, nous le suivîmes résolûment.

Cependant, à mesure que nous avancions, ce fameux sentier semblait devenir de plus en plus douteux. Il nous fallait marcher avec une lenteur extrême pour ne pas abandonner cette maigre piste à peine visible et fréquemment ensevelie sous la végétation des herbes parasites.

« Mon Dieu ! s’écria tout à coup Marguerite, je ne vois plus le chemin. Voilà deux minutes au moins que nous marchons dans la mousse ! »

Marguerite ne disait que trop vrai. Je ne perdis pas courage pour cela. Me voyez-vous courir en éclaireur, le nez dans la mousse, cherchant à quatre pattes une borne, une ornière, un indice quelconque qui pût nous remettre sur la voie ! Ces maudits sentiers s’embrouillaient les uns dans les autres, comme des fils dans un écheveau ! À chaque instant je croyais avoir trouvé le bon. Je n’ai jamais vu tant de chemins à la fois ! Et le temps qui passait ! et la rosée qui commençait à tomber ! et la nuit qui, d’instant en instant, se faisait plus épaisse !

J’entendais avec terreur la respiration haletante de Marguerite ; je lui pris la main, sa main était froide, et bientôt :

« Arrêtons-nous un instant, dit-elle, je n’en puis plus, et Maurice ne se tient pas sur ses jambes.

— J’ai faim, murmura Maurice ; quand j’aurai mangé, cela ira mieux. Mais j’ai si faim ! »

Le pauvre petit se coucha de tout son long, et il appuya sa tête sur les genoux de Marguerite. J’avais allumé les deux torches de résine, je les avais plantées en terre, et je profitais de la clarté rougeâtre qu’elles répandaient pour reconnaître les environs.

Nous étions dans un grand bois de sapins espacés régulièrement, semblables aux colonnes d’un temple immense. La terre était semée d’une poussière brune comme du tabac d’Espagne, faite de détritus de feuilles mortes et d’aiguilles de sapins desséchées. Çà et là des touffes de genêts, quelques broussailles maigres, abritées dans le creux des roches.

Quel triste repas nous allions faire ! J’avais ramassé du bois, des brindilles de sapin, des feuilles sèches : bientôt une belle flamme claire, pétillante, illumina les ténèbres. Maurice se rapprocha du feu.

« Quand il y aura de la braise, tu mettras le pommes de terre, dis ? »

Et, souriant tristement :

« Tu vois que j’avais raison de les prendre… Marguerite en mangera aussi. — Pourquoi ne dis-tu rien, Marguerite ? »

Marguerite se disait, sans doute, que cette halte accordée à la fatigue n’était qu’un bien faible répit ; qu’il faudrait tout à l’heure se résigner au danger d’une longue nuit passée à la belle étoile, ou d’un nouveau voyage à la découverte, sans guide, sans boussole et peut-être, hélas ! sans issue.

Du pain, des pommes de terre cuites sous la cendre, quelques morceaux de chocolat, l’eau contenue dans la gourde, voilà tout le menu. Cependant ces quelques bouchées nous firent du bien. Quand Maurice eut mangé sa dernière pomme de terre, il regarda Marguerite d’un air inquiet, et, se rapprochant d’elle, il appuya de nouveau sa tête sur ses genoux.

« Est-ce que nous allons partir tout de suite ? dit-il. Je voudrais bien me reposer encore un peu ?…

— Es-tu bien fatigué, mon chéri ?

— Oh non ! je suis même très-fort, va. Tu XVIII

IL DORMAIT DE TOUT SON CŒUR.
verras tout à l’heure. Donne-moi seulement cinq minutes, et tu verras ! »

Marguerite ramena le pan de son manteau sur le visage de notre jeune frère.

« Repose-toi bien, dit-elle, pendant qu’Édouard va mettre du bois dans le feu. »

Maurice s’installa de son mieux, et je mis une nouvelle brassée de branches sèches dans le foyer.

Quelques instants s’étaient écoulés quand Marguerite me toucha le bras : elle écarta son manteau, et je vis alors que les yeux de Maurice s’étaient fermés.

« Tu dors ? lui dis-je à demi-voix.

— Je ne dors pas, dit-il d’une voix éteinte ; non, je ferme seulement les yeux pour mieux réfléchir. »

L’instant d’après, le bruit égal de sa respiration nous prouva qu’il dormait de tout son cœur. Je pus ramener sur sa poitrine son petit manteau, dont les boutons s’étaient défaits sans qu’il parût s’en apercevoir.

Marguerite ne se plaignait pas. Elle trouvait assez de force dans son courage pour résister à ses pensées, et pour supporter cet enfant endormi qui s’abandonnait de tout son poids. Je voulus, à plusieurs reprises, la dégager de son fardeau ; elle repoussait mes avances et continuait à regarder la flamme, sans troubler d’un seul mot le silence de la nuit.

Je me levais de temps à autre et je rôdais dans les environs, sous prétexte de chercher les aliments nécessaires à l’entretien du feu. Après avoir ramassé, dans un rayon de cinquante pas, tous les bouts de bois mort qui jonchaient le sol, j’eus l’idée de pousser mes excursions un peu plus loin.

Je me gardais bien de perdre de vue le foyer, et c’est ainsi que j’arrivai à un endroit où une vaste trouée s’ouvrit tout à coup devant mes yeux.

Une bouffée de vent frais m’avait fouetté le visage. La nuit était trop noire pour me permettre de m’orienter, mais le ciel, illuminé enfin par les étoiles, se développait au-dessus de ma tête. Je fis un pas en avant, et mon pied retomba dans le vide ; je n’eus que le temps de me rejeter en arrière. Au même moment j’entendis le bruit retentissant des pierres que mon pied avait heurtées et qui roulaient le long de la pente vers le fond du ravin.

L’éclaircie s’ouvrait sur un précipice. Et comme la clarté du feu illuminait la forêt, on devait le voir des montagnes voisines. Qui sait si ce ravin n’était pas celui de Nideck ? Qu’un bûcheron ou qu’un garde forestier attardé dans les rochers aperçût cette flamme solitaire qui brillait dans les ténèbres, et nous étions sauvés !

J’avais hâte d’apporter à Marguerite cette promesse de délivrance ; mais, comme je me mettais en marche, il me sembla entendre, à quelque distance, le craquement que fait un pied en écrasant du bois mort. Un frisson parcourut mon corps, et mes yeux interrogèrent en vain la profondeur de la forêt.

Seuls, les grands sapins détachaient dans l’ombre leurs troncs énormes rougis par la réverbération du feu.

« Je me serai trompé, me dis-je ; m’en vais-je prendre peur pour une branche sèche qui tombe d’un arbre ! »

Quand j’eus rejoint Marguerite, elle m’accueillit silencieusement. Elle n’osait me croire, et elle se défiait d’une joie prématurée.

« Faut-il réveiller Maurice ? me dit-elle quand j’eus fini de parler.

— Sans doute ; nous trouverons bien un chemin pour descendre au fond du ravin, et, si nous avions le bonheur de rencontrer le torrent, nous n’aurions qu’à le suivre pour gagner la vallée, la vraie, la grande vallée, celle qui mène à la ferme et se continue jusqu’à Niederhaslach ! »

J’avais parlé un peu trop haut. Le bruit de ma voix tira Maurice de son sommeil. Il s’éveilla en sursaut, se dressa sur son coude et passa sa petite main sur ses yeux.

« Il est temps de partir, Maurice, » lui dit doucement Marguerite.

Et, quoiqu’une sorte de pressentiment l’avertît que nous n’étions pas au bout de nos peines :

« Un peu de courage, mon chéri, ajouta-t-elle ; si Édouard ne s’est pas trompé, nous allons être dans le bon chemin. »