Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 207-217).

XVII

Pour le coup, j’eus enfin conscience de mes torts. Pauvre Marguerite ! comme elle avait couru ! Comme sa petite tête avait dû travailler en chemin ! Son front était mouillé de sueur, ses joues étaient empourprées par la rapidité de la marche. Sans lui laisser le temps de formuler ses reproches :

« Mon Dieu ! lui dis-je, comment se fait-il que tu sois venue toute seule et de si loin ! »

Elle me força à la regarder en face.

« Est-ce que je pouvais agir autrement ?… Tiens, Édouard, la seule chose qui me console, c’est que tu n’es pas né pour le mensonge… Tu te trahiras toujours. Crois-tu donc que je n’aie pas vu que tu me cachais quelque chose ?

— Alors tu n’es pas allée à Niederhaslach ?

— Non ; j’étais si inquiète, si tourmentée que j’ai fait arrêter la voiture au deuxième tournant. Je suis rentrée bien vite à la maison, j’ai traversé le jardin en courant, et à la porte… »

Son chagrin lui coupa la parole.

« Voyons, lui dis-je, tu n’es pas raisonnable. Est-ce que le papier que je t’ai laissé ne t’a pas dit toute la vérité ? Et puis pourquoi n’avoir pas emmené quelqu’un ? Locker ou Schmidt n’aurait pas demandé mieux que de t’accompagner…

— Est-ce que je sais ?… Je n’avais plus qu’une idée. Je n’ai pris que le temps de chercher mon manteau, et me voilà. »

Je vis bien qu’elle ne me pardonnait pas d’avoir agi en sournois sans la consulter. Le meilleur moyen d’obtenir un pardon était de dire la vérité.

« Écoute bien, Marguerite… Si tu veux tout savoir, c’est que j’ai perdu la tête, moi aussi ; je suis très-inquiet depuis ce matin. Vrai, la main sur la conscience, je n’aurais pas pu rester en place ! »

À ces mots, Marguerite devint très-pâle.

« Crois-tu donc que père soit en danger ?

— Non, non ! m’écriai-je, effrayé de l’effet qu’avaient produit ces paroles ; non, je ne le crois pas ! Je te dirai même que le garde de Grendelbruch est en sentinelle au sommet de la côte, pas bien loin d’ici. Michel, que nous avons rencontré en chemin, tu sais, le grand Michel de Grendelbruch, l’a vu, de ses yeux vu. »

Un bruit lointain me coupa la parole : Pan ! pan ! pan !… Plusieurs détonations venaient d’éclater à intervalles rapprochés. Le son s’était engouffré dans la vallée, et les échos des montagnes voisines répétaient sourdement ces signaux d’alarme ou de combat.

Marguerite joignit les mains d’un geste désespéré.

« Mon Dieu ! que se passe-t-il donc ! Où est-il, ce garde ?

— Je te l’ai déjà dit : tout près de la maison de Christian Baüer. Viens vite, nous trouverons au moins quelqu’un à qui parler ?

— Connais-tu le chemin, au moins ?

— Oui, sois tranquille : la maison est au sommet de la côte ; il n’y a qu’à monter tout droit. »

Ah ! pourquoi ne me rappelai-je pas alors les recommandations de mon père ? Pourquoi, au lieu de me fier sottement à mes talents de guide, ne me suis-je pas dit que sortir du grand chemin, c’était risquer presque à coup sûr de nous fourvoyer dans ces sentiers de chevreuil ou de garde forestier.

La pauvre Marguerite ne savait pas qu’en forêt on peut se perdre dans l’espace de moins d’une demi-lieue, et que rien n’est plus difficile que de s’orienter dans ces massifs de collines et d’arbres, où les grandes voies de communication n’existaient pas encore. Elle croyait qu’il n’y avait qu’à marcher un quart d’heure tout au plus ; mais j’aurais dû me dire, moi qui l’entraînais, qu’il se faisait tard et qu’une fois engagés sous les futaies, dans les labyrinthes des taillis, la moindre fausse piste, la première bifurcation du chemin, pouvaient nous mener dans une voie sans issue.

Je connaissais très-bien la partie de la forêt où se trouvait la maison de Christian Baüer, la sapinière et le chantier des coupes ; mais je n’y étais jamais allé par ce versant de la montagne. Voilà ce qui aurait dû m’arrêter si, dans un moment pareil, un éclair de bon sens avait pu traverser ma cervelle.

Nous grimpions, nous grimpions péniblement par un sentier de chèvres, et les minutes succédaient aux minutes ; l’ascension dura trois bons quarts d’heure, au bout desquels un coin du ciel nous apparut enfin à travers les feuilles.

« Nous sommes arrivés, m’écriai-je, nous sommes sur le plateau ! Crions fort, tous ensemble, pour que le garde nous entende ! »

Mais ce nouveau signal fut aussi infructueux que le précédent. Au lieu du plateau, nous trouvions un chemin de schlitt, un large sentier à pente douce, planté de traverses marquées d’une entaille aux deux bouts, et destinées à faciliter la descente des lourds traîneaux chargés de bois.

« Nous nous serons trompés de direction, dis-je après quelques minutes de réflexion ; nous avons trop tourné à droite. Mais ce chemin de schlitt conduit sûrement à la maison forestière. Deux pas encore, et nous y sommes. »

Notre marche, loin d’être facile, était pleine de difficultés. Qu’un ruisseau se présente, ces braves chemins de schlitt se continuent par une échelle horizontale jetée d’un bord à l’autre. À travers les barreaux, on aperçoit l’eau joyeuse qui chante sur les cailloux avec sa voix moqueuse et semble se railler de votre maladresse. Mais les bûches sont si espacées, ces ponts sommaires si étroits que les plus expérimentés courent certains risques à tenter l’aventure.

Après deux ou trois traversées de ce genre, toute trace de schlittage avait disparu.

Ce chemin de schlitt était un chemin abandonné. Les quelques traverses qui en marquaient la fin étaient pourries et déjà recouvertes à moitié par un enduit de moisissure verdâtre.

La situation devenait embarrassante. Évidemment le garde de Grendelbruch n’était plus à son poste, car il aurait entendu nos cris. Fallait-il retourner sur nos pas, au risque de nous tromper de chemin une fois encore ? valait-il mieux explorer les environs avant d’abandonner la partie ? D’après mes calculs, la maison de Christian Baüer ne devait pas être loin.

Marguerite me consultait du regard, et de mon côté j’interrogeais chaque tronc d’arbre, jusqu’aux moindres plis du terrain. Le chemin de schlitt était remplacé par un sentier encaissé et de plus en plus étroit. À droite et à gauche, des XVII

LA SITUATION DEVENAIT EMBARRASSANTE.
escarpements de terre rouge mêlée d’argile. Je songeais que si nous trouvions, d’un côté ou de l’autre, un chemin grimpant à pic, nous pourrions arriver sur un sommet dénudé où nous aurions chance de nous reconnaître et d’apercevoir soit la maison forestière, soit le grand ravin du Nideck.

Enfin voilà le sentier attendu. C’était plutôt une piste de chevreuil qu’un véritable chemin ; mais il grimpait à pic au-dessus de nos têtes ; l’ascension ne pouvait être longue. À tout prix il fallait monter pour nous orienter ensuite.

« Nous tenons notre affaire ! m’écriai-je ; un peu de courage, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. »

Ce ne fut pas une montée, mais un véritable assaut. J’entendais la respiration essoufflée de Marguerite, et mon cœur battait à coups précipités. Au bout d’un quart d’heure nous n’en pouvions plus.

D’un commun accord, une halte fut décidée.

« En avons-nous encore pour longtemps comme cela ? demanda Marguerite en essuyant la sueur qui coulait de son front.

— Non, Dieu merci ; nous sommes déjà très-haut. Une fois au sommet, nous verrons où nous sommes, et puis nous n’aurons plus qu’à descendre, et les descentes, cela repose. »

Maurice voulait reprendre le voyage sans plus tarder. Bientôt les arbres devinrent plus rares, le ciel brilla au-dessus de nos têtes ; voici le plateau.

Quelle ne fut pas notre désillusion ! Ce fut en vain que mes yeux interrogèrent l’horizon. Partout une mer de feuilles, des collines étagées en amphithéâtre, les flèches des sapins tranchant en noir sur la cime arrondie des châtaigniers et des hêtres, l’inconnu de la grande forêt dans sa majesté silencieuse. Pas une éclaircie, pas un toit de chaume, rien, pas même la spirale de fumée qui annonce de loin le feu des charbonniers. Plus de doute : nous avions fait un grand détour ; nous nous étions fourvoyés dans un îlot, perdu lui-même au milieu d’îlots semblables.

Et le jour qui baissait ! Déjà le pâle croissant de la lune brillait au ciel ; derrière les rangées de collines, le soleil descendait lentement dans son lit de nuages frangés de pourpre, et semblait en disparaissant mettre le feu à la forêt lointaine.

« Il n’y a qu’une chose à faire ! m’écriai-je : c’est de reprendre le chemin de schlitt et de le redescendre jusqu’au bout. Dépêchons-nous ! »

Marguerite et Maurice me suivaient machinalement. J’avais conscience de ma faute. Ma voix tremblait : j’avais le pressentiment d’un malheur. Ma sœur n’osait plus m’interroger.

Descendre, c’était bientôt dit ! Mais allez donc suivre en droite ligne un chemin qui n’a pas un pied de large ! C’était tantôt un fourré d’épines qui dressait devant nos yeux ses écheveaux de branches hérissées de pointes aiguës, tantôt encore un entassement de roches qui nous barrait la route. Force était de tourner l’obstacle et de chercher une échappée nouvelle, quitte à perdre la bonne direction.

Marguerite ne tarda pas à se rendre compte de la situation.

« Il n’y a plus de chemin ! s’écria-t-elle désespérée ; où allons-nous ? »

Je n’osais répondre ; nous marchions en aveugles. Nous aurions dû être arrivés depuis quelque temps déjà au niveau de l’ancien chemin de schlitt, et le chemin n’apparaissait pas.

« Es-tu sûr de la route, Édouard ? répéta Maurice ; nous allons bien loin ! »

Mon cœur battait à se rompre, et le peu de courage qui me restait encore commençait à m’abandonner.

« Marchons toujours ! m’écriai-je en balbutiant ; ce sont ces maudits détours qui ont allongé le chemin. »

Il n’y avait plus à se le dissimuler : nous avions terriblement obliqué à gauche, depuis notre départ du plateau. Nous étions certainement sur un autre versant de la colline ; notre seule chance était de trouver au bas de cette descente à pic un chemin frayé qui nous permît de chercher à rejoindre la route de la vallée ou le lit du torrent qui vient du Nideck.

Enfin la descente s’acheva. Nous sortons des broussailles et nous nous trouvons dans une prairie humide, dans une sorte de gorge d’aspect sauvage à pente douce, resserrée entre deux collines abruptes. Pas un chemin ! Des deux côtés, l’alignement majestueux des sapins centenaires. Et déjà les grandes ombres du crépuscule s’allongeaient sur l’herbe ; déjà le ciel, où ne s’allumaient pas encore les premières étoiles, s’obscurcissait au-dessus de nos têtes.

Si encore nous avions été seuls, Maurice et moi ! Mais de voir Marguerite à mes côtés, de songer que la nuit venait, que ses forces allaient être à bout, voilà ce qui achevait de troubler mes idées. Désabusé de toute illusion, comprenant enfin qu’il n’y avait plus à payer d’audace, je me laissai tomber dans l’herbe et, pour la première fois depuis notre départ, ma confiance m’abandonna.