Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 195-207).

XVI

Quand je me réveillai, ma première pensée fut de courir à la fenêtre pour interroger l’horizon. La matinée était radieuse. Un petit vent frais faisait trembler les feuilles ; mais c’était le vent du nord, signe de beau temps et de soleil. Des nuages blancs, semblables à des fumées légères, couraient dans le ciel bleu : l’air sentait bon, et de tous les points de la vallée m’arrivait la chanson joyeuse des merles, des pinsons, des moineaux francs et des grives, qui se réjouissaient à leur manière de la beauté du jour.

La première moitié de la journée s’écoula tristement. Nous ne savions que faire de notre temps ; jamais les heures ne m’avaient paru si longues. J’errais comme une âme en peine autour de la ferme : je passais en revue les travaux de l’étable, de la laiterie et de la buanderie ; mais, si mes yeux paraissaient attentifs, mon esprit s’envolait par delà les montagnes, bien, bien loin de là. Une pensée, toujours la même, me poursuivait obstinément. S’il n’y avait vraiment aucun danger, comme mon père nous l’avait affirmé, pourquoi donc avait-il éprouvé le besoin de venir nous embrasser dans notre petit lit, avant de partir ? C’est vrai que les bohémiens sont des gens pleins de ruse, plus habiles à dresser une embûche qu’à faire le mal à visage découvert. Mais les bêtes les plus inoffensives se révoltent, elles aussi, quand elles sont acculées dans leurs trous ? Pourquoi s’était-il piqué d’honneur à commander l’expédition !

À mesure que les heures passaient, mes craintes devenaient plus vives. Je ne tenais plus en place. J’avais hâte que le soir arrivât : je songeais qu’à ce moment il nous serait permis au moins d’aller à l’entrée de la vallée pour surveiller la route et distinguer de loin le retour de l’expédition ! Mon Dieu ! si seulement nous pouvions entendre alors les deux coups de fusil annoncés, ou si même nous n’en entendions qu’un seul ! Nous avions fait bon marché du bohémien, je vous en réponds ! Est-ce que ce petit vagabond n’aurait pas dû rester en place ! Tant pis pour lui s’il s’était laissé prendre ! À lui de se tirer d’affaire maintenant comme il le pourrait !

Comme j’en étais là de mes réflexions, une préoccupation d’une autre nature vint tout à coup s’imposer à mon esprit.

Mon père nous avait donné la permission d’aller jusqu’aux sapins : fallait-il demander à Marguerite de nous accompagner ? Sans doute ce n’était pas une entreprise aventureuse que de faire une demi-lieue tout au plus dans un chemin que parcouraient tous les quarts d’heure les schlitteurs de la vallée ; mais Marguerite voyait pour nous des dangers partout. Et si par hasard nous venions à avoir des renseignements, s’il nous était démontré que nous pouvions passer jusqu’à la maison de Nicolas Burkardt, ne serais-je pas coupable d’entraîner notre petite sœur aussi loin ? Marguerite ne manquait pas de courage, mais elle n’avait pourtant pas autant que nous l’habitude de courir par les chemins de montagne.

Mon parti fut pris en un instant.

Quatre heures venaient de sonner. J’entendis dans la cour la voix de Marguerite qui donnait l’ordre d’atteler la voiture pour Niederhaslach.

Je mis un doigt sur ma bouche, et, prenant Maurice à l’écart :

« Écoute, lui dis-je : Marguerite va nous demander de partir avec elle. Quoi qu’elle en dise, il faudra répondre : Non.

— Tu veux donc rester à la maison ! s’écria-t-il stupéfait.

— Laisse-moi faire, j’ai mon idée. »

Marguerite nous rejoignit comme je finissais de parler.

« La voiture va être prête, dit-elle ; voulez-vous que j’aille vous chercher vos chapeaux ? »

Je secouai la tête :

« C’est inutile. Maurice et moi nous n’avons pas envie du tout d’aller à Niederhaslach. »

La pauvre Marguerite ne s’attendait guère à ce refus.

« Ta, ta, ta, dit-elle, tout cela n’est qu’un mauvais prétexte pour me taquiner. Puisque vous ne voulez pas que j’aille chercher vos chapeaux, vous irez les chercher vous-mêmes.

— Non, je t’assure, nous n’avons pas le cœur à la promenade. Toi, c’est autre chose ; tu as tes pauvres…

— C’est vrai, dit-elle, et je ne peux pas me dispenser d’aller les voir, puisque je l’ai promis.

— Eh bien, avec la voiture, et Locker ou Schmidt qui la conduira, tu seras bientôt de retour. Il sera six heures et demie, et, qui sait ? mon père sera peut-être rentré à ce moment-là !… »

Marguerite hésita quelque temps, mais elle comprit bientôt qu’essayer de convaincre deux entêtés de notre espèce était peine inutile, et, dans un premier mouvement de déconvenue, elle courut à la voiture sans nous dire adieu.

Mais son bon petit cœur était incapable de rancune. Elle n’avait pas fait le geste de monter sur le marchepied de la voiture, que sa mauvaise humeur tomba tout à coup et qu’elle revint sur ses pas pour nous jeter ses bras autour du cou, sans nous laisser le temps de nous reconnaître.

« Ce serait mal, très-mal, de nous quitter ainsi, quand nous avons tous le cœur bien gros. Adieu donc, méchants frères que vous êtes ! Si la maison n’était pas bien gardée et si je n’avais pas confiance en vous, il y a longtemps que j’aurais renvoyé la voiture ! »

Je ne répondis que par un baiser à ces tendres paroles, tant je craignais encore que Marguerite ne revînt sur sa détermination.

Il était dit que mon idée me coûterait cher ; mais, quand on a quatorze ans et que l’on s’est logé pour une fois une idée fixe dans la tête, il est bien difficile qu’elle en sorte avant que l’expérience ait prouvé qu’elle était mauvaise.

Schmidt avait pris les rênes. La voiture avait disparu au détour du chemin, et Maurice m’interrogeait avidement du regard.

Je m’étais trop pressé de compter sur sa complicité. Quand je lui appris que je voulais partir sans délai pour aller nous embusquer à l’entrée de la forêt, sa physionomie devint sérieuse, et il se mit à gratter le bout de son nez, ce qui était chez lui le signe d’une grande perplexité d’esprit.

« Pauvre Marguerite ! dit-il, si elle allait rentrer avant notre retour ? Elle ne saurait pas où nous sommes. Et Claude, et Locker, tous les garçons de la ferme, est-ce qu’ils nous laisseront nous en aller comme cela ! »

Une voix intérieure m’avertissait que Maurice avait raison ; mais j’étais convaincu qu’en courant à la rencontre de mon père, nous allions accomplir un acte de courage et de devoir, et je lui répondis avec vivacité :

« D’abord, il n’y a aucun danger. Ensuite, les garçons de la ferme n’ont rien à dire, puisque père nous a permis d’aller jusqu’aux sapins. Enfin, nous serons de retour bien avant Marguerite.

— C’est possible ; mais si elle se dépêchait de rentrer ? »

Je me tus pour réfléchir au moyen de tout concilier, et mon cerveau inventif ne tarda pas à me suggérer une combinaison nouvelle :

« J’ai trouvé ! m’écriai-je au bout d’un instant ; viens voir plutôt ! »

J’entrai dans la salle d’études, je pris sur la table une feuille de papier blanc et deux pains à cacheter. Je collai ce papier contre la porte, et, d’une grosse écriture tremblée, j’écrivis ce qui suit :

« Ma chère Marguerite,

« Nous sommes partis à la rencontre de père. Il nous l’avait permis. Nous n’irons pas plus loin que les sapins ou que Nicolas Burkardt. Sois bien tranquille, nous sommes sages, et en te disant notre projet nous ne t’aurons pas privée d’aller à Niederhaslach.

« Signé : Édouard. »

Je tendis le crayon à Maurice, qui a son tour écrivit en toutes lettres :

« Signé : Maurice. »

Mais, avant de me rendre le crayon, Maurice me dit :

« Il serait plus simple pourtant de prévenir Locker ou un autre…

— Non, non ; ce seraient de nouvelles discussions. Nous allons sortir par la porte du fond. Plus tôt nous serons partis, mieux cela vaudra. »

Maurice était à bout d’objections. Toutefois mon désir de ne pas perdre de temps ne me fit pas oublier les précautions nécessaires ; non-seulement j’eus soin de prendre nos deux manteaux, mais, comme mon secret espoir était de rencontrer l’expédition et de rentrer avec elle à la tombée de la nuit, je pris encore deux torches enduites de résine et une boîte d’allumettes, afin de pouvoir éclairer le retour de mon père.

« Nous rentrerons donc bien tard ! dit Maurice envoyant ces préparatifs.

— Je ne sais pas ; nous attendrons dans la vallée ou chez Burkardt, et, s’il se fait tard, Marguerite saura bien nous rejoindre.

— Alors, si j’emportais des provisions ? à six heures nous aurons faim. »

Il courut à l’office et revint les mains chargées : du pain, des tablettes de chocolat, une gourde de cuir, et, Dieu me pardonne, une douzaine de pommes de terre crues, que ses deux petites mains jointes avaient peine à contenir.

« Y penses-tu ! m’écriai-je ; où veux-tu que nous fourrions tout cela ?

— Tiens ! est-ce que tu n’as pas ton havre-sac ?

— C’est vrai ; mais c’est que c’est terriblement lourd, des pommes de terre !

— Si l’on peut dire !… Puisque nous allons jusqu’aux sapins, c’est bien le moins que nous fassions du feu ! Tu sais comme c’est bon, les pommes de terre cuites sous la cendre ! On n’aurait pas faim qu’on en mangerait tout de même. »

Il fallut en passer par ses volontés. J’entassai donc toutes ces provisions au fond du havre-sac ; je le mis sur mon dos ; nous fîmes un détour pour gagner la petite porte qui s’ouvrait sur la prairie, et, l’instant d’après, nous marchions d’un bon pas vers la grande forêt de sapins dont la ligne noire bordait l’horizon.

Voici la lisière du bois, puis les premiers rochers ; le ruisseau était proche ; une mousse épaisse, imprégnée d’eau, étalait au pied des hêtres son velours d’émeraude, taché çà et là de touffes de myrtilles et de joncs.

Quel bonheur de se sentir les jambes à l’aise et de marcher sous un beau ciel, quand l’air est doux et que les derniers rayons du soleil couchant caressent paresseusement la cime des grands arbres ! Les sapins n’étaient pas loin : avec eux commençait la véritable forêt. Devions-nous nous arrêter en si beau chemin ?

Le malheur voulut que, ce jour-là, la route fût plus fréquentée que d’habitude. Nous rencontrions à chaque instant des schlitteurs ou des bûcherons qui descendaient des scieries voisines et nous donnaient le bonsoir en passant.

L’un d’eux, le grand Michel de Grendelbruch, qui nous connaissait pour avoir bu à la ferme plus d’un verre de vin blanc, nous arrêta au moment où nous entrions dans l’ombre des sapins.

— Il y a du nouveau dans la montagne ! dit-il en clignant de l’œil ; c’est pas à vous qu’il faut le dire.

— Mais si ! m’écriai-je. Est-il arrivé quelque chose ?

— Pas encore ; mais ça viendra. Tous les passages sont gardés. Si ces bohémiens de malheur en échappent, ils auront de la chance.

— As-tu vu mon père ?

— À midi, M. le colonel était au Nideck avec Christian Baüer ; à deux heures, j’ai rencontré Gottlieb plus bas, dans le ravin de Grès-Rouge. Il y a des gardes dans toute la forêt : ils ont fait un grand cercle, et ils marchent tous en même temps vers le château : voilà ce que j’ai appris. Si les bohémiens sont dans le rond, ils seront attrapés, c’est sûr.

— Mais s’ils n’y sont pas !

— Ils y sont ! On a été plus vite qu’eux, puisque l’alarme a été donnée cette nuit. J’étais au Champ-du-Feu quand l’ordre est venu de garder les chemins. Ça leur apprendra à venir faire leurs coups dans le voisinage des honnêtes gens !

— Ainsi, Michel, il n’y a pas de danger par ici ?

— Du danger ? plus souvent ! Le garde de Grendelbruch est en sentinelle au-dessus de la maison de Burkardt.

— Nous pouvons continuer notre chemin, bien sûr ?

— Aussi vrai que j’existe ; jusqu’à la maison de Burkardt, vous rencontrerez du monde.

— Au revoir, Michel, et merci.

— Il n’y a pas de quoi, monsieur Édouard. »

La maison forestière de Nicolas Burkardt était à mi-vallée, adossée à la côte. Au sommet de cette côte, se trouvait la maison bien connue de Christian Baüer, où nous nous étions rendus la veille par le chemin des coupes. Pour arriver chez Burkardt de l’endroit où nous étions, il n’y avait qu’à suivre la vallée en droite ligne, et, puisque le chemin était libre, pourquoi ne pas pousser jusque-là ?

Maurice ne demanda pas mieux que de me suivre. Dix minutes plus tard, nous arrivions à la maison forestière.

Mais là, une première surprise nous attendait. Les volets de l’habitation étaient fermés ; nous frappons à la porte : personne.

« C’est naturel, dit Maurice, Burkardt a dû partir ce matin avec les autres.

— Lui, soit ; mais sa femme ?

— Elle sera allée à Wangenburg.

— C’est égal ; Michel aurait bien dû nous prévenir. Si nous nous mettions à crier, puisque le garde de Grendelbruch est au sommet de la côte, il nous entendra peut-être. »

Nous eûmes beau unir nos voix, crier sur un ton grave, crier sur un ton aigu ; l’écho seul nous répondit.

« Bah ! dit Maurice, nous sommes toujours bien ici pour attendre. Si nous allions boire, avant d’allumer notre feu ; j’ai très-soif, et toi ? »

C’était un moyen d’utiliser cette fameuse gourde que Maurice emportait invariablement avec lui. Je défais mon havre-sac, je le dépose XVI

ET J’APERÇUS NOTRE PETITE SŒUR.
sur la dernière marche de l’escalier extérieur de la maison forestière et nous descendons vers le ruisseau.

Un quart d’heure après nous revenions vers la maison de Burkardt. Maurice avait pris les devants ; il avait dépassé le mur, il se dirigeait vers l’escalier, quand je l’entendis pousser un grand cri de surprise, auquel une autre exclamation répondit aussitôt :

« Marguerite !

— Maurice ! »

Et j’aperçus notre petite sœur, accroupie sur la marche de pierre, qui nous tendait les bras, trop agitée encore pour parler, et les yeux remplis de larmes.