Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 104-113).

IX

Dans notre égoïsme fraternel, nous l’avions un instant oublié.

Zaféri nous le rendait bien. Il s’était, avec un sang-froid phénoménal, posté vis-à-vis du taureau, que le pâtre apostrophait dans son rude langage, et l’examinait en connaisseur, les mains croisées derrière le dos.

Heureusement nous n’étions pas de petits hommes à nous payer d’un pareil dénoûment. Nos gosiers s’y prirent de telle façon qu’un sourd eût bien été obligé d’entendre.

Zaféri retourna la tête, et au même moment il se trouva dans nos bras.

Gottlieb lui-même, oublieux de sa dignité d’ancien garde champêtre, ne se dit pas que, peu de semaines auparavant, il traitait les bohémiens comme le dernier des gibiers, et, secouant la main de l’enfant à lui désarticuler le poignet :

« Vrai, mon petit, lui dit-il, voilà une journée qui te comptera. Cré nom ! c’est crâne tout de même, ce que tu as fait là ! »

Le regard de Marguerite, fixé sur le visage de Zaféri, lui disait plus éloquemment que des paroles toute sa reconnaissance.

C’est sans doute en réponse à ce regard que Zaféri, prenant la parole, dit d’une voix calme :

« Zaféri n’a pas eu peur. Il connaît les taureaux… Vous avez eu tort de craindre pour lui.

— C’est égal, dit Maurice, le mur était joliment haut ! Comme c’est beau, de savoir sauter comme cela !… Tu m’apprendras, dis ? »

Mais Marguerite n’était pas d’humeur à laisser la conversation s’égarer.

« Tu m’as sauvé la vie, dit-elle, voilà tout ce que je sais, et, quand je devrais vivre cent ans, je ne l’oublierai pas. »

Zaféri, pour toute réponse, se contenta de rougir jusqu’au blanc des yeux.

Il se faisait tard.

« Partons, reprit Marguerite. Mon pauvre père ne doit savoir que penser de mon retard.

— Mademoiselle Marguerite a raison, dit Gottlieb ; en route ! »

Se retournant alors vers le pâtre :

« Toi, dit-il, emmène ta bête, et ne t’avise plus, brigand que tu es, de la laisser à elle-même !

— Avec ça qu’il y a de ma faute, dit l’autre en grommelant, et que ça ne se voit pas tous les jours un taureau qui s’affole !

— Et les procès-verbaux aussi, ça se voit tous les jours ! cria Gottlieb, qui se souvenait de son métier de garde champêtre. Faut-il te le dire deux fois ? »

Marguerite s’interposa.

« Partons ! partons ! Gottlieb. Ce qui est fini est fini ; personne n’a de mal, et le pâtre a fait de son mieux pour réparer un instant d’oubli. »

Se souvenant tout à coup de la vieille Catherine, que nous avions tous oubliée une fois encore :

« Tiens, dit-elle au pâtre, prends cette hotte, mon bon Jean, et porte-la chez Catherine. Excuse-moi de n’avoir pu la lui porter moi-même. Dis-lui ce qui m’en a empêchée. »

Les gens du village commençaient à arriver. En voyant cet attroupement, les rares passants qui revenaient des champs devinaient bien que quelque chose d’insolite avait dû se passer.

Gottlieb s’empressa de satisfaire leur curiosité. De ce moment, la réputation de Zaféri fut faite ; les paysans n’estiment rien tant que le courage et la présence d’esprit. Ils ne tarissaient pas d’éloges, et il n’était que temps de partir, si nous voulions être de retour avant la nuit. Quant à Zaféri, il avait l’air absolument indifférent aux éloges qu’on faisait de lui.

Nous jetâmes un dernier coup d’œil sur le taureau, qui, immobile, maintenu par la main du pâtre, ne trahissait un reste de colère que par l’agitation saccadée de sa queue qui battait ses flancs. Puis Gottlieb alla chercher une carriole, car nos jambes, brisées par l’émotion, ne nous auraient pas portés bien loin ni bien vite.

Ce fut de ce char à trente-six portières, que mon père nous vit débarquer à la porte du jardin.

« J’étais inquiet, nous dit-il, et j’allais partir au-devant de vous. Vous serait-il arrivé quelque chose de fâcheux, que vous n’êtes pas revenus à pied ? »

Ce fut Marguerite qui se chargea de la réponse. Vous devinez quelle chaleur elle mit dans son récit. Elle n’avait pas achevé de parler que mon père ne tenait plus en place. Avec son caractère de premier mouvement, il ne faisait pas les choses à demi.

« Où est Zaféri ? » dit-il.

Le bohémien avait disparu.

« Cherchez-le-moi, et qu’on me l’apporte, mort ou vif. Je ne serai content que quand je l’aurai embrassé, ce petit gueux-là. Et dire, ajouta-t-il, qu’hier encore je ne faisais pas plus de cas de ce brave enfant que d’un sapajou !

— Je te l’avais bien dit, père, qu’il avait du bon.

— Du bon ! Tu appelles ça du bon ? reprit mon père ; tu pourrais dire du meilleur. Mais, ah ça ! où a-t-il donc été se nicher ? »

Et, s’en prenant à Gottlieb de ce que Zaféri n’était pas là :

« Il paraît que la mode est changée : ce sont les enfants qui font aujourd’hui la besogne des hommes.

— Mais, colonel !…

— Tais-toi donc, animal ! Ne vois-tu pas qu’il faut que quelqu’un ait tort, pour que je sois tout à fait content ? Est-ce que tu crois que j’ai perdu quelque chose de ce que m’a dit Marguerite ? Tu as été le premier à te mettre entre elle et le taureau, et je ne suis pas pour l’oublier. »

Pendant qu’on cherchait Zaféri, celui-ci se tenait à l’ombre derrière nous, assis sur un banc. Ce fut mon père qui l’aperçut le premier. Il alla droit à lui, et, l’enlevant comme une plume, il le maintint à la hauteur de ses yeux, puis, le déposant debout sur le banc même où il venait d’être assis, ce qui mettait la tête de l’enfant à la hauteur de celle de mon père, et lui posant affectueusement les deux mains sur les épaules :

« Sache, lui dit-il, mon enfant, que le colonel de Grandpierre est ton obligé, et comprends enfin que dans cette maison tu n’as plus que des amis dévoués à te faire un sort heureux et à t’assurer un avenir honorable. Mais, pour y arriver, il faut que tu nous aides. Je sais que tu n’as qu’une idée, que tu veux être libre, comme tu dis. Mais comment l’entends-tu ? S’agit-il de t’ouvrir la porte et de te dire : Va-t’en, cours les grands chemins, tu ne nous appartiens plus ; redeviens, si tu le veux, ce que tu étais hier, ce que sont les malheureux de ta race, un vagabond, un proscrit, un persécuté ? Si c’est là ce que tu veux, mon enfant, tu nous désespéreras, car ce que tu veux, c’est ton malheur, et, après le service que tu viens de nous rendre, c’est ton bonheur que nous voudrions faire. »

Zaféri avait écouté avec une attention très-grande les paroles de mon père ; sa figure s’était détendue ; on voyait qu’il aurait voulu répondre, mais que la parole ne lui venait pas pour exprimer sa pensée. Son regard se porta sur Marguerite, comme s’il lui demandait du secours.

La chère petite l’avait compris.

« Père, dit-elle, Zaféri ne demande pas cela. Ce qu’il voudrait, ce serait de partir chaque matin avec les bûcherons, au lieu de rester enfermé dans la ferme, où il s’ennuie, et de vivre comme eux d’un travail au grand air. Zaféri n’est pas paresseux. »

Zaféri semblait boire ces paroles. Il écoutait Marguerite sans l’interrompre. Ce ne fut qu’au dernier mot que ses lèvres remuèrent et que son visage rayonna.

« Oui, dit-il en embrassant du geste l’horizon noyé dans les premières ombres de la nuit, Zaféri IX

« ZAFÉRI VEUT GAGNER LE PAIN QU’IL MANGE. »
ne peut pas être prisonnier, même ici !… Mais Zaféri veut gagner le pain qu’il mange. »

Marguerite eut un cri de joie.

« Vous voyez, dit Marguerite, que j’ai deviné juste. Quel inconvénient y aurait-il à l’employer aux coupes ?

— Aucun, dit mon père. Va pour les coupes ! En somme, si, après ce qu’il vient de faire, il songeait encore à prendre la poudre d’escampette, ce serait un fier original.

— Et d’ailleurs, ajouta Marguerite, qui tenait à ce que la démonstration fût complète, s’il avait eu réellement l’intention de ne pas demeurer avec nous, ce ne sont pas nos murs qui l’auraient arrêté, nous le savons bien, mon père.

— Il rit, le monstre, il a souri ! dit mon père ; donc il approuve.

— Tu entends, dit Marguerite à Zaféri ; nos conventions sont faites, et tu les acceptes. Te voilà passé bûcheron, c’est dit ; il n’y a plus à y revenir. »

Zaféri se décida à prendre la parole :

« Mais après, dit-il, plus tard, quand je serai grand, je deviendrai garde-chasse, j’aurai un fusil et des chiens !… »

Mon père se mit à rire.

« Il y tient, le petit ! Eh oui ! tu auras des chiens, un fusil, une plaque, et un bonnet de police par-dessus le marché !… Mais il faut mériter tout cela, mon enfant, en obéissant à ton chef de file, à Marguerite. Tu es bien sûr que celle-là ne veut que ton bien, je suppose.

— J’obéirai à la demoiselle, » dit Zaféri avec solennité.

Mon père riait encore en entrant dans la salle à manger, mais Marguerite ne riait pas. Tout ce qui concernait l’avenir de son protégé était pour elle chose sérieuse, et rien ne pouvait la déconcerter sur ce chapitre-là.

Jusqu’à ce moment, Zaféri n’avait quitté la ferme que pour de courtes excursions dans la prairie où paissaient les vaches de la ferme. À dater de ce jour il était monté en grade. De garçon de ferme, il devenait apprenti bûcheron.

« Dès lundi, dit mon père tandis que Gottlieb dressait la table, dès lundi, nous mettrons Zaféri à l’épreuve. Est-ce que cela ne t’arrange pas, Gottlieb ? Il me semble que tu as l’air de grogner ? »

Gottlieb, ainsi interpellé, devint rouge comme une cerise.

« J’aurais eu à dire, mon colonel, que, par le temps qui court, ça n’est peut-être pas bien prudent de laisser ce petit courir les bois. »

Mon père parcourut d’un regard l’intérieur de la salle à manger. Le bohémien ne nous avait pas suivis ; il devait être à la cuisine, où il prenait ses repas avec les garçons de ferme. Il n’y avait aucun inconvénient à parler.

« Prudent ! Et qu’est-ce qui te fait dire, garde champêtre en retraite, que ce n’est pas prudent ?

— Ma foi, mon colonel, dit Gottlieb en clignant des yeux, ce n’est pas à moi de vous apprendre que ces gueux de bohémiens ont recommencé leurs promenades. Christian Baüer dit qu’on en a vu une bande au Ban de la Roche, il n’y a pas huit jours.

— Tais-toi ! cria brusquement mon père.

— Mais, mon colonel…

— Silence dans les rangs ! Ce qui est dit est dit. »