Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 113-124).

X

Le lundi suivant, c’est-à-dire le surlendemain, mon père entra dans notre chambre dès six heures du matin.

« Allons, debout, les petits hommes ! nous dit-il, ; il y aura vacances toute la journée ! »

Quelle surprise ! Deux jours de vacances de suite. Il y avait longtemps que pareille aubaine ne nous était arrivée. Cependant le visage de mon père était soucieux ; tout en nous regardant nous habiller en un tour de main, il se promenait dans la chambre, les sourcils froncés, les mains croisées derrière le dos.

Il aurait fallu voir avec quel entrain je plongeai mon nez dans l’eau fraîche, comme j’enfilai mon pantalon, et comme, cinq minutes après, j’avais mis mes cheveux en ordre, ajusté ma blouse et fait le nœud à ma cravate. Maurice y allait non moins lestement de son côté, et tout à coup sa voix rompit le silence.

« Père, dit-il, est-ce que nous irons dans la forêt ? Me permets-tu de mettre mes jambières, dis ? »

Apprenez que ces jambières étaient en cuir verni, d’un luisant magnifique, et qu’elles lui montaient jusqu’au genou. Le Petit Poucet n’eût pas été plus fier de ses bottes de sept lieues.

« Mets tes jambières, mon enfant, si cela te fait plaisir. Nous irons dans la forêt, et même assez loin. »

Marguerite, déjà tout habillée et prête à partir, nous attendait dans la salle à manger du rez-de-chaussée. Le temps d’avaler une tasse de lait chaud, et nous étions en route.

Mon père avait pris son fusil.

Il resta silencieux jusqu’aux premiers sapins ; mais nous avions eu le temps d’interroger Marguerite à voix basse sur le but de cette expédition inattendue ; elle nous avait répondu que son ignorance égalait la nôtre ; que père s’était borné à la réveiller et à lui dire de se tenir prête pour une excursion dans la montagne. Elle pensait qu’il s’agissait de chercher un emploi pour Zaféri, soit dans les chantiers de la vallée, soit chez les schlitteurs du Nideck, puisque le lundi était précisément le jour fixé pour son entrée en campagne.

Nous avions laissé la vallée à notre gauche et nous marchions dans l’ombre des sapins qui commencent la grande forêt du Nideck, quand mon père se décida à élever la voix :

« Il y a du nouveau dans la montagne, mes chers petits ; nous dit-il en hésitant un peu, comme si l’aveu lui en coûtait. J’aurais pu faire ma tournée tout seul, mais je n’ai pas voulu vous priver du plaisir de m’accompagner, car, d’ici à une quinzaine peut-être, je crains bien que vous ne soyez forcés de ne pas dépasser les limites de la vallée et, qui sait ? de ne pas sortir du jardin.

— Mon Dieu ! s’écria Marguerite, qu’est-il donc arrivé ?

— Rien encore ; mais ces caravanes de bohémiens que l’on signale tantôt au Ban de la Roche, tantôt au Champ du Feu, tantôt à Dàbo, m’ont donné quelque souci, et, puisque les gens de Niederhaslach ont confiance en moi, je m’en vais interroger aujourd’hui le monde de la forêt, à commencer par les bûcherons pour finir aux charbonniers.

— Alors, dit Marguerite, Zaféri va être condamné à rester en prison dans la ferme ?

— Non pas. Si les craintes de Gottlieb et des autres sont exagérées, ce qui est bien possible, nous l’enverrons aux grandes coupes du Nideck, où il fera son apprentissage en peu de temps ; sinon, je le confierai à nos bûcherons de l’entrée du bois, près de la maison de Christian Baüer. Mais, avant tout, je veux savoir à quoi m’en tenir. »

Et comme il s’aperçut que ces révélations avaient jeté quelque trouble dans nos jeunes esprits :

« Tout cela n’empêche pas, dit-il, que nous n’ayons une bonne journée devant nous, et il faut en profiter. Allons, Maurice, montre-nous que tu es un brave, et que les bohémiens ne te font pas peur. »

Le fait est que le temps était magnifique. Jamais la forêt ne m’avait paru plus belle. Nous étions en pleine futaie de hêtres et de sapins. Çà et là, le soleil du matin se glissait furtivement à travers les branches, et venait éclairer d’un vert tendre la feuillée encore humide ; les gouttes de rosée étincelaient comme des perles ; une bonne odeur de résine embaumait l’air ; déjà les mouches bourdonnaient par centaines autour des grandes touffes des ombellifères, et la voix fraîche du torrent chantait au loin dans son lit de blechnums et de cresson.

Bientôt le charme de cette promenade en plein bois effaça de notre esprit tout reste d’inquiétude. À la forêt des sapins et des hêtres, avaient succédé les grandes prairies vertes qui descendent en pente douce vers la route de la vallée. À la hauteur où nous étions, l’herbe était maigre ; des touffes de bruyères violettes croissaient mêlées aux pousses encore nues des genêts ; mais ces pâturages étaient pleins d’herbes savoureuses, de menthes, de sauges, de thym sauvage, qui fournissaient un lait excellent aux vaches blanches, rousses et noires qui nous regardaient passer en secouant la clochette pendue à leur cou. Lait, beurre et fromage se vendaient à Saverne et même à Strasbourg.

Puis la forêt recommença. Nous n’étions pas très-loin du Nideck. De temps à autre les blockhaus, ou huttes de bûcherons, montraient dans les clairières leurs toits couverts de mousse, mais la plupart étaient déserts ; les bûcherons travaillaient au chantier.

« C’est un vrai monde que la forêt, nous dit mon père en se remettant en route, un monde à part que l’on n’oublie pas, quand on y a vécu enfant. Nous allons les surprendre au travail, tous ces rudes ouvriers qui vivent de l’œuvre de leurs mains. Le métier est dur ; mais il leur suffit de peu pour se tirer d’affaire quand l’année est bonne.

— Et quand elle est mauvaise ? demanda Marguerite.

— Alors encore c’est à la forêt que ces pauvres gens demandent aide et secours, et il ne faut pas s’étonner si parfois les meilleurs se voient obligés de recourir à des expédients coupables. Ces années-là, nos forestiers ont une triste besogne sur les bras. Parmi ces malheureux, combien deviennent des braconniers d’occasion, combien décrochent leur vieux fusil pour aller se mettre à l’affût des lièvres ou des chevreuils ? Ils sont en faute, c’est vrai, mais ils ont derrière eux la femme et les enfants qui crient la faim. C’est une terrible chose que la misère !

— On ne les punit pas, père ! s’écria Marguerite.

— Si, mes enfants : la loi est la loi ; mais on ferme l’œil quand on le peut, et il n’y a pas de loi heureusement qui empêche de corriger l’amende par la charité.

— Et alors c’est toi, père, qui dans ces moments-là leur viens en aide. Tu as beau secouer la tête, j’en suis sûre. Oh ! tiens, il faut que je t’embrasse ! »

Elle l’aurait embrassé au beau milieu du chemin, si mon père n’avait repris aussitôt :

« Non, Marguerite, je ne suis pas le seul. Les plus charitables, car ils ont bientôt vu le fond de leur bourse, ce sont nos braves gardes forestiers, inflexibles sur le règlement et qui n’en ont que plus de mérite à tenir leur cœur ouvert à la pitié. Ce sont eux qui bien souvent frappent d’une main et consolent de l’autre : Le matin, le mari applique la loi ; le soir, la femme arrive au blockhaus du braconnier, avec un panier de pommes de terre sous le bras. »

Mon père finissait de parler quand le chemin s’élargit tout à coup. Nous étions arrivés à l’un des chantiers du Nideck. La clairière était remplie de monde, et, sitôt qu’ils nous eurent aperçus, les bûcherons se levèrent pour venir à notre rencontre.

Nous les avions surpris en plein déjeuner du matin. Un vrai repas de bûcherons ! des pommes de terre cuites dans du lait, du pain noir et deux cruches de vin blanc. C’était là le menu de ces ouvriers qui, les bras nus, la chemise ouverte sur la poitrine, allaient dans peu d’instants reprendre les uns leurs haches, les autres leurs traîneaux de schlitt pour conduire dans la vallée les pièces de bois débarrassées de leurs branches et de leurs feuilles.

Tandis que nous rôdions autour des souches qui leur servaient d’escabeaux, et que Marguerite, avec sa curiosité de ménagère, jetait un coup d’œil furtif sur le contenu des écuelles, mon père les entretint longuement à voix basse. Puis, se retournant vers nous :

« Savez-vous ce qu’on vous prépare, les X

NOUS DÉVORIONS À BELLES DENTS.
enfants ? C’est de déjeuner ici à la bonne franquette, à la fortune du pot. Qu’en dites-vous ? »

La proposition fut adoptée à l’unanimité. Tout le monde sait que rien n’est plus amusant qu’un repas improvisé sur l’herbe. Des pommes de terre, du lait, du pain noir surtout, de ce pain noir savoureux qui sent la bonne odeur du seigle, et un petit verre de vin blanc pour le dessert, n’y avait-il point là de quoi faire venir l’eau à la bouche ? Je crois bien qu’à la maison ce festin nous eût laissés assez indifférents ; mais il n’était pas loin de dix heures, l’air vif du matin nous avait aiguisé l’appétit, l’endroit était charmant, bien abrité du soleil ; il n’en fallait pas tant pour nous rendre heureux.

Voilà qui est convenu : nous déplions nos manteaux, nous les étalons sur l’herbe, nous nous asseyons en rond autour d’une grande jatte de lait, et, l’instant d’après, nous dévorions à belles dents et les pommes de terre et le pain noir. Je crois même que nous aurions bu un peu plus que notre part de la cruche de vin blanc, si mon père n’avait mis prudemment le holà.

« Voulez-vous bien vous arrêter ! nous disait-il. Ne savez-vous pas qu’à votre âge, si un verre de vin donne des jambes, deux verres les ôtent ? Et nous avons encore un bon bout de chemin devant nous. En route ! »

C’est étonnant comme de petits hommes, élevés au grand air, savent marcher dans les bois ! Nous courions comme de vrais cabris devant notre père, et Maurice déclarait avec beaucoup d’assurance qu’après un tel repas et avec ses jambières montantes jusqu’au genou, il ferait dix lieues et même douze, s’il le fallait.

Marguerite était moins expansive ; elle ruminait sans doute une question importante, car, après quelques instants d’hésitation, elle leva les yeux sur notre père et lui dit en hésitant :

« Je voudrais bien savoir si tu es content de ce que t’ont dit les bûcherons… Véritablement, père, je suis très-inquiète… Est-ce que j’ai tort de te demander cela ?

— Non, Marguerite, non ; d’autant plus que les révélations des bûcherons n’ont rien d’alarmant. Ils n’ont vu ni entrevu l’ombre d’un bohémien depuis le Nideck jusqu’à la route de Niederhaslach. Mais les charbonniers de la vallée de la Magel ont reconnu des traces, et il paraît certain qu’une bande de vagabonds a traversé le Champ du Feu et le Ban de la Roche.

— Alors, nous irons voir les charbonniers, dis ?

— Certainement, si vous n’êtes pas trop fatigués. »

Fatigués !… Maurice et moi nous échangions un regard, et tout à coup, obéissant à la même pensée, nous nous prîmes la main et nous nous mîmes à descendre au galop, en chantant, le chemin qui du chantier conduisait à l’extrémité de la vallée de la Magel.

« Pas si vite ! pas si vite !… » criait mon père.

Mais nous tenions à ce que la démonstration fût complète, et nous ne consentîmes à nous arrêter qu’au bout de cinq bonnes minutes.

Quand mon père et Marguerite nous eurent rejoints, ni l’un ni l’autre n’eurent le courage de nous gronder, tant nos visages rayonnaient de bonne humeur et de contentement.

Nous sortons des sapins pour entrer dans une fraîche vallée bordée d’ormes et de bouleaux. Le torrent grondait le long de la route ; l’eau transparente brillait au soleil, et quel plaisir de suivre ses bords pour admirer les évolutions des truites qui filaient comme des flèches à la poursuite des mouches ou des sauterelles que Maurice et moi nous nous amusions, tout en marchant, à jeter dans l’eau.

La route était peu fréquentée. Cependant, de temps à autre, nous rencontrions un chariot chargé de lourdes pièces de bois et traîné par une paire de nos petits bœufs des montagnes, à l’encolure épaisse, à l’œil vif, brillant sous leur toison crêpue. Mon père arrêtait le conducteur, échangeait quelques mots avec lui, et je crus voir bientôt que son visage se rembrunissait après chacun de ces entretiens.

« Il y a du nouveau, père ? demanda encore Marguerite.

— Non, non, je ne dis pas cela, répondit-il d’un air soucieux. Marchons toujours. »