Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 90-104).

VIII

Il poussa la porte et entra dans la cour. Marguerite n’avait pas quitté sa place. En nous apercevant, elle jeta un petit cri de surprise et renfonça dans la poche de son tablier un petit livre qu’elle était en train d’en tirer.

« La lecture après le sermon ! dit mon père en riant.

— Vous écoutiez ? Et vous avez entendu ? dit-elle.

— Tout, même le discours aux chiens. Il va bien, ton protégé. »

Marguerite ignorait si mon père était d’humeur à rire ou à se fâcher. Elle leva sur lui ses grands yeux inquiets. Il continua du même ton :

« À quoi bon cacher ton livre, Marguerite ? Depuis tantôt deux mois que tu ne le quittes pas, ce livre, crois-tu que je ne l’aie pas vu ou deviné vingt fois dans ta poche. Pourrait-on savoir le titre de ce livre bien-aimé, mademoiselle ? »

La pauvre Marguerite ne savait plus quelle contenance tenir. Ce fut en rougissant qu’elle tira son pauvre petit livre de sa cachette et le présenta à mon père.

« Un alphabet ! s’écria-t-il. Que diable peux-tu bien faire de ce livre instructif, Marguerite ? En serais-tu à recommencer tes études à partir de l’A, B, C ? »

Marguerite ne put se retenir de rire.

« Mais non, père. Toi qui devines tout, comment n’as-tu pas compris tout de suite que j’avais entrepris de montrer à lire à Zaféri, et ai-je tort, quand j’ai si souvent entendu dire à mon père que l’ignorance était le fléau de nos campagnes ? »

Se rapprochant alors de notre père :

« Et puis ce petit livre-là n’est pas seulement un alphabet ; regarde-le : il s’y trouve, après les exercices de lecture, des maximes de morale tirées de l’Évangile, des prières, et, après les prières, quelques notions principales sur les choses qui intéressent le plus les gens destinés à vivre à la campagne. — Ne le reconnais-tu pas, père ? C’est notre alphabet à nous, c’est celui même dont maman se servait pour faire la classe aux enfants pauvres du village. »

Devant le souvenir de notre mère, si inopinément invoqué, mon père ne pouvait que désarmer. Mais il voulut cependant opérer sa retraite en bon ordre.

« Tout cela est bel et bon, dit-il, c’est même très-bien, ma fille, et je vois que, comme toujours, l’intention est excellente. Mais t’imagines-tu que le sauvage qui prêchait l’insurrection à nos chiens cessera d’être un sauvage parce que tu lui auras appris à épeler et même à lire couramment sans trop ânonner, et qu’il suffira que tu me prouves que tu es une maîtresse d’école accomplie, pour que je lui confie un fusil et une fonction qui ne peut s’accorder qu’à des gens éprouvés ?

— Je n’imagine rien de tout cela, répondit Marguerite sans se décourager ; mais tu m’as dit bien souvent, père, qu’à chaque jour suffit sa peine et qu’il fallait tout commencer par le commencement. C’est ce que j’ai fait. Zaféri n’est pas sot, et non-seulement déjà il sait épeler, mais, comme il a une bonne mémoire, il apprend vite et retient bien. Il y a mieux : il comprend ce qu’il apprend. Il sait par cœur une prière, celle que tu appelles la plus belle des prières, et, la première fois que je la lui ai récitée, j’ai cru qu’il allait pleurer. « C’est très-beau, me disait-il, ce qu’on dit dans cette prière ; c’est très-beau. Ainsi, tous, et même moi, nous avons un père qui est aux cieux, qui veille sur nous et qui veut notre bien. » Et il a ajouté : « Maman me l’avait déjà dit. »

— Tout cela n’empêche pas, répondit mon père, qu’il voulait nous quitter, et en nous volant nos chiens, encore !

— Père, dit Marguerite, je crois que nous n’avons pas raison de tenir Zaféri presque toujours enfermé. Si nous le laissions sortir avec les bûcherons et apprendre leur état, qui lui donnerait un mouvement plus en rapport avec ses goûts et ses habitudes, je suis sûre qu’il ne penserait pas à nous fuir.

— Marguerite a raison, papa. Si je ne sortais jamais, je voudrais sortir toujours. Quand il pleut, quand il faut rester, c’est ces jours-là que je m’ennuie le plus et que je fais des bêtises. »

Cette déclaration était de maître Maurice.

« Et quel est l’avis de M. Édouard ? dit mon père en souriant.

— Je crois, père, que ce doit être bien dur pour un enfant habitué à vivre au grand air, de voir par les beaux jours d’autres enfants sortir, tandis qu’il reste ou à l’étable ou confiné dans un espace toujours le même.

— Ainsi, dit mon père, de l’aveu de mes enfants, je serais un geôlier sans pitié. C’est le bohémien qui a raison, et c’est moi qui ai tort.

— Père, dit Marguerite, tu sais que les murs ne sont rien pour Zaféri. S’il est resté jusqu’ici dans l’enclos du jardin et de la ferme, c’est pour t’obéir. Mais, sur ce point-là, il est sûr que l’obéissance lui coûte trop. Rappelle-toi les jours un peu rares où tu l’as autorisé à faire des courses avec Gottlieb : comme il était content et même sage !

— Mes enfants, nous dit mon père, vous avez raison ; et pourtant je ne sais pas si le système contraire à celui que, tout d’abord, j’avais dû adopter portera de bons fruits avec un garçon comme celui-là. Marguerite, tu nous as donné une tâche qui n’est pas facile à remplir, quand tu as désiré attacher Zaféri à la ferme, et, si c’était à recommencer… »

Je vous fais grâce du reste de l’entretien. Mon père ne demandait pas mieux que de se laisser vaincre. Il promit d’aviser, et Marguerite se garda bien d’insister.

Notre petite sœur n’avait pas de soucis que du côté de Zaféri. Pendant les deux premiers mois, les distractions que nous avait apportées l’arrivée de notre nouvel hôte nous avaient retenus au chalet ; mais, une fois la première curiosité calmée, nous avions repris nos promenades le long de la vallée. Marguerite, depuis l’apparition des bohémiens à qui nous devions Zaféri, était moins tranquille sur nos excursions ; elle nous suppliait, quand nous partions, de ne pas aller trop loin, de nous méfier des mauvaises rencontres et d’éviter certains passages de la montagne plus dangereux que d’autres, à ses yeux, parce qu’on pouvait s’y égarer. Nous promettions au départ tout ce qu’elle voulait ; mais, chez des galopins de notre âge, les recommandations de prudence étaient trop souvent de celles qui entrent par une oreille et sortent par l’autre.

La seule concession qu’elle avait pu obtenir, c’est que, chaque samedi, nous lui donnerions notre après-midi tout entière. C’était un jour de gagné, un sur six, car il va sans dire que, le dimanche, mon père était de moitié dans nos courses.

Il faut dire ici que, suivant un usage établi par notre mère, le samedi appartenait aux bonnes œuvres. Ce jour-là, quelque temps qu’il fît, Marguerite s’en allait à Niederhaslach passer la revue de ses pauvres. Quand il pleuvait, la carriole abritait le panier aux provisions ; sinon, nous prenions nos bâtons ferrés, et en route par ce joli chemin des braconniers que vous connaissez déjà.

Niederhaslach n’était pas bien grand à cette époque, et la charité de Marguerite avait de bons yeux. Elle mettait un touchant orgueil à continuer la tradition maternelle. Grâce à elle, dans ces centaines de chaumières, il n’y avait peut-être pas une misère cachée que son regard n’eût découverte, pas un chagrin que son intervention n’eût adouci. Le lendemain, quand mon père examinait les comptes de la semaine, et que, par hasard, le chiffre habituel de l’addition s’était grossi d’un zéro, il ne demandait pas de longues explications :

« La main gauche, disait-il, doit ignorer ce que donne la main droite. Tu es ma main droite, Marguerite. Tout va bien. »

Jusqu’alors ces expéditions n’avaient eu que Maurice et moi pour complices. La charge étant parfois un peu lourde pour nos épaules, Marguerite ne tarda pas à se demander pourquoi Gottlieb ne s’adjoindrait pas à notre caravane. De cette façon, on emmènerait le bohémien son élève, et, en même temps qu’on lui confierait la moitié du fardeau, cette promenade serait pour lui une demi-journée de distraction bien gagnée. Il ne pouvait que lui être bon, d’ailleurs, d’aider pour sa part au but de la promenade et de voir par ses yeux que tout le monde n’oublie pas les pauvres.

Marguerite avait deviné juste. Un éclair de joie illumina les yeux de Zaféri quand cette bonne nouvelle lui fut donnée.

Je n’étais pas tout à fait rassuré sur l’accueil que lui feraient les gens de Niederhaslach, mais Marguerite avait refait la toilette de son disciple, et les curiosités dont Zaféri fut l’objet n’eurent rien de blessant pour lui. Il y avait peu de monde dans les rues. La plupart des indiscrets étaient aux champs. Marguerite acheva rapidement sa tournée, et vers le soir, après nous être bien reposés, nous reprîmes tous trois le chemin de la ferme.

Au moment où nous allions dépasser les dernières maisons du village, Marguerite s’arrêta tout à coup :

« Bon ! dit-elle, ne voilà-t-il pas que j’ai oublié la vieille Catherine, qui m’attend comme le Messie depuis samedi dernier ! Il n’y a plus rien dans la hotte de Gottlieb. Heureusement qu’il reste encore quelques provisions dans celle de Zaféri. Attendez-nous un moment : je ne m’arrêterai pas.

— Soit, lui dis-je, mais dépêche-toi : il se fait tard.

— Cinq minutes pour aller, autant pour revenir. » La vieille Catherine était la grand’mère de Schmidt, l’un de nos meilleurs garçons de ferme. Percluse de rhumatismes, impuissante à gagner sa vie, la pauvre vieille vivait des secours que lui apportait son fils et des libéralités de Marguerite.

Nous nous trouvions précisément à deux pas de la rue, au bout de laquelle la mère Catherine demeurait. C’était une ruelle étroite, bordée de chaque côté par des murs irréguliers faits de pierres entassées grossièrement les unes au-dessus des autres, et servant d’enclos à de vastes vergers. Quelques maisons isolées de distance en distance. La masure de Catherine était la dernière de toutes : au delà s’ouvrait la route qui mène au pré communal.

Nous revenons sur nos pas, et tandis que Marguerite, suivie du bohémien, enfile lestement la ruelle, Gottlieb se met en devoir de se débarrasser de sa hotte. Maurice et moi nous nous asseyons sur ce banc improvisé, le dos appuyé contre le mur de la maison qui faisait le coin. Nous n’avions pas eu le temps d’échanger vingt paroles, qu’un vacarme épouvantable nous ferma la bouche. C’étaient de rauques imprécations mêlées à de longs mugissements et au bruit d’un galop précipité. Un cri avait dominé le tumulte.

D’un bond nous voilà sur nos pieds, et nous courons à l’entrée de la rue. Dans ce cri, j’avais reconnu la voix de Marguerite !

Tout mon sang ne fit qu’un tour. Du bout de la ruelle où notre sœur s’était engagée, arrivait au triple galop, la tête baissée, les cornes en arrêt, ses gros yeux rouges brillant sous sa toison rugueuse, un taureau bien connu de tout le village par sa méchanceté. Le pâtre désespéré courait à sa poursuite en poussant des cris de détresse, en multipliant les signaux d’alarme ; mais Marguerite était trop avant dans la ruelle pour pouvoir rebrousser chemin vers nous, et pas d’allée latérale ! Aucune issue, aucune retraite à droite et à gauche. Les murs s’élevaient à hauteur d’homme ; la pauvre Marguerite n’était pas de force à tenter ce saut périlleux.

L’horreur de la situation m’apparut en une seconde. Au cou de Marguerite brillait un fichu rouge, dont la couleur voyante la désignait à la fureur de l’animal exaspéré. Il l’avait vue, il chargeait droit sur elle, elle ne pouvait pas lui échapper.

À la vue du taureau, le bohémien, moins exposé que nous cependant, s’était vivement dégagé de sa hotte, et, n’écoutant que l’instinct de la conservation, il fuyait à toute vitesse, quand un cri, un second cri sorti de la bouche de Marguerite, l’arrêta net dans sa fuite.

Notre chère petite sœur s’était affaissée sur ses genoux ; elle s’était adossée contre le mur, terrifiée, les yeux fermés, ses mains tremblantes étendues au-devant de sa tête.

Nous nous étions précipités dans la ruelle. Mais qu’allions-nous y faire ? Aucun de nous ne le savait. Je me rappelle seulement que Gottlieb courait comme un fou, en nous criant de toutes ses forces de crier à notre tour. Sans doute que nos cris et les siens pourraient arrêter le taureau dans sa course. Il avait ramassé sa hotte et la brandissait pour attirer sur lui l’attention de l’animal furieux. Nous nous figurions que nous arriverions à temps pour couvrir Marguerite de notre corps, et peut-être, tant étaient folles nos imaginations d’enfant, que nous ferions peur à cette bête furieuse et que nous la forcerions à rebrousser chemin.

L’intention était bonne ; mais, malgré la rapidité de notre course, jamais nous ne serions arrivés à temps.

Ce fut en ce moment que Zaféri entra en scène. Après une seconde d’hésitation, le bohémien avait pirouetté sur lui-même ; avec une incroyable agilité il nous avait tous dépassés, et était, en quelques bonds, parvenu à se placer entre elle et le taureau, qui arrivait à fond de train.

Le bohémien avait effectué son mouvement avec une prestesse inouïe. Dans ces moments-là, les secondes valent des siècles : Gottlieb profita de cette diversion pour se précipiter sur Marguerite, pour l’enlever dans ses bras et battre aussitôt en retraite. Zaféri, resté seul en face du taureau, semblait le défier du regard et du geste.

Il avait trouvé le moyen d’ôter sa blouse, et il l’agitait en l’air, comme les toréadors leur drapeau.

Le taureau fondit sur lui tête baissée. Zaféri était perdu, nous le pensions du moins. Mais point. L’intrépide enfant n’attendait que ce moment. Une seconde d’hésitation, et c’eût été fait de lui.

Le petit bohémien ne broncha pas. La blouse, lancée par ses mains habiles avec une présence d’esprit admirable, vint coiffer, à la façon d’un capuchon, la tête de son formidable adversaire, et le taureau, subitement privé de lumière, s’abattit comme une masse sur ses jambes de devant.

C’est alors que nous vîmes le merveilleux secours que l’instinct peut apporter au vrai VIII

ZAFÉRI POSAIT LESTEMENT L’UN DE SES PIEDS AU MILIEU
DU FRONT DE L’ANIMAL.
courage. Au même instant, Zaféri posait lestement l’un de ses pieds au milieu du front de l’animal, pour un moment stupéfié, et, s’en servant comme d’un tremplin pour s’enlever du sol par un brusque élan, nous le vîmes bondir et apparaître comme un chat sur la crête du mur de droite.

Le toréador, dans un cirque, n’eût pas exécuté cette manœuvre avec plus de hardiesse et de précision.

L’élan, toutefois, avait été si rapide que Zaféri ne put garder l’équilibre sur la crête étroite de la muraille. Il disparut de l’autre côté, dans l’herbe d’un verger. Mais la chute n’avait pas été grave. Se retrouvant sans doute presque aussitôt sur ses pieds, il reparut sur le mur, et il allait, au péril de sa vie, se précipiter sur le taureau, quand le pâtre, hors d’haleine, le prévint. Avant que le terrible animal fût parvenu à se dégager de la blouse qui lui couvrait les yeux, il avait, d’un geste soudain, empoigné l’anneau de fer qui lui traversait les naseaux, et de sa main robuste il le tenait en respect.

Tout le monde sait que les taureaux les plus furieux deviennent, comme par enchantement, aussi dociles que des moutons dès qu’ils se sentent maintenus par ce bienfaisant anneau, et l’on peut dire, sans jeu de mots, que le seul moyen de les maîtriser est de les conduire, grâce à ce procédé, par le bout du nez.

Bientôt nous ne pensâmes plus qu’à Marguerite ; plus pâle qu’une morte, elle s’abandonnait dans nos bras. La pauvre petite n’avait pas repris entière possession d’elle-même, et pourtant sa première pensée fut pour son sauveur, pour cet enfant trouvé, hier encore si sévèrement traité ; et qui venait de se jeter intrépidement entre elle et la mort.