Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 78-90).

VII

Mon père avait paru gagné aux sentiments de Marguerite. En réalité, ce fut à partir de ce moment qu’il s’occupa sérieusement du bohémien.

Il n’y avait point de mauvais tours que ne lui jouassent nos garçons de ferme. Tantôt c’était une poignée de sel que l’on jetait dans sa soupe quand il avait le dos tourné, tantôt un paquet d’orties que l’on mêlait au foin dont ses mains s’étaient chargées. Le plus souvent on affectait de ne pas plus faire attention à lui que s’il n’existait pas. Et quand il lui arrivait de se présenter de dix minutes en retard au souper, les écuelles étaient vides : il ne lui restait que la miche de pain sec qu’il dévorait silencieusement, sans qu’une parole de colère ou de révolte s’échappât de sa bouche.

Nos garçons de ferme, dans leur genre, ne valaient pas mieux que Zaféri. C’étaient des barbares d’une autre sorte. Ces paysans ignorants et pleins de préjugés jugeaient les bohémiens comme une race de parias, bons à pendre, indignes de vivre dans la société des honnêtes gens. Mon père, averti par Gottlieb, mit bon ordre à ce système de persécutions incessantes. Gottlieb, en revanche, reçut pour consigne de ne pas perdre de vue le petit bohémien et de lui tenir sérieusement la bride.

Quelques jours s’écoulèrent, pendant lesquels l’ancien garde champêtre, qui avait pris sa mission au sérieux, ne trouva pas le plus petit grief à alléguer contre le bohémien. Mais les bons procédés dont on usait maintenant à son égard n’avaient pas eu le temps de porter fruit. C’était toujours la même défiance, le même parti pris de dissimuler sa pensée et de vivre renfermé en lui-même.

« C’est étonnant, Marguerite, disait alors mon père, comme ton élève fait des progrès !

— N’est-ce pas ? disait-elle naïvement. Tu as beau railler, c’est positif. Si tu voyais comme il m’écoute !…

— Je ne raille pas ; Nestor et Fox m’écoutent aussi quand je leur parle. Un autre point de ressemblance, c’est qu’ils n’interrompent jamais. Mais, le dos tourné, ils se moquent des consignes.

— Oh ! père, père, si tu étais patient, tu serais parfait… Le monde n’a pas été fait en un jour.

— Ni l’éducation d’un bohémien en deux mois, d’accord. C’est égal, si tu pouvais lui apprendre à ouvrir la bouche un peu plus souvent, je connais quelqu’un qui ne serait pas fâché de savoir ce qu’il pense.

— Tu lui fais peur, et d’avoir peur cela donne l’air sournois.

— Ainsi tout va bien ?

— C’est selon ; promets-moi de rester huit jours sans me taquiner, et je m’engage à lui faire dire tout ce que tu voudras. »

Tout en plaisantant de la sorte, mon père était devenu fort attentif aux faits et gestes de Zaféri. Autrefois il ne revenait de la forêt ou du village qu’au moment du dîner : depuis quelque temps, ses absences étaient moins prolongées. Il m’arrivait de l’apercevoir dès cinq heures du soir, se promenant de long en large et d’un air indifférent sur son balcon, mais ayant, par le fait, les yeux souvent fixés sur les bâtiments de la ferme, où Zaféri était employé aux petits travaux de l’étable et de la basse-cour. Plus d’une fois même il descendait, et, sous prétexte qu’il avait à donner des ordres à Gottlieb, il allait faire, avant le dîner, inspection de ce côté. Maurice, qui n’était pas doué cependant d’un grand esprit d’observation, fit la même remarque.

Un soir, je le vis accourir, les yeux brillants, les joues allumées par la rapidité de la course :

« Viens vite ! me dit-il, tu verras comme c’est drôle ! »

Et, sans attendre ma réponse, il repartit de plus belle vers le fond du jardin.

Je le suivis. Arrivés près de la ferme, nous nous arrêtâmes tous deux. Mon père tenait la porte entre-bâillée, dans l’attitude de quelqu’un qui tient tout à la fois à voir et à ne pas être vu. Il nous avait entendus venir, s’était retourné un instant, et du geste nous avait recommandé le silence.

Nous prîmes place, sans faire de bruit, à ses côtés, et, comme nos tailles s’étageaient, nous pouvions voir ce qui se passait à quelques pas de la porte, sans nous faire tort l’un l’autre.

Ce qui fixait l’attention de mon père, c’était le petit bohémien.

Zaféri nous tournait le dos. Il était à genoux devant la niche à deux compartiments qui servait d’abri aux deux grands chiens de garde de la ferme, Nestor et Fox. Ces chiens n’avaient pas la réputation d’être commodes, et quand il m’arrivait, ainsi qu’à Maurice, de nous approcher de leur demeure, ce n’était pas sans respect. Il n’y avait guère que mon père et Gottlieb qui n’eussent rien à craindre de leur humeur farouche. Il paraît que Zaféri était parvenu à en faire ses amis, ses amis intimes. Entre sauvages on peut s’entendre. L’un des bras du petit bonhomme était familièrement passé autour du cou du grand Nestor, et, de son autre main restée libre, il flattait le museau du terrible Fox. À notre grand étonnement, ces deux animaux semblaient excessivement flattés d’être l’objet des attentions de Zaféri. Bien plus, il y avait de Nestor à Fox une sorte d’émulation de jalousie dont l’objet était le protégé de Marguerite ; quand Zaféri semblait caresser Nestor avec trop d’abandon, Fox, attristé de cette préférence, levait tristement la patte et la laissait retomber sur l’épaule du bohémien, comme pour l’avertir que son tour tardait bien à venir.

« Je comprends, lui dit Zaféri ; tu es un jaloux et de plus un gourmand ; tu voudrais peut-être du sucre. Zaféri n’en a plus, Zaféri a promis de n’en plus prendre. »

Mon père me regarda, et je compris ce regard. C’était là que passait notre sucre.

« C’est égal, nous dit tout bas Maurice, il faut qu’il ne soit pas peureux du tout, Zaféri. Ce n’est pas moi qui voudrais être où il est, à la portée de la gueule de Fox.

— Chut donc ! » dit mon père à voix basse.

Mais la scène que nous avions sous les yeux n’était pas une simple pantomime, c’était bel et bien un entretien, un conciliabule en règle. Zaféri tenait à ses deux terribles amis les plus étonnants discours. Se croyant seul avec eux, il parlait assez haut pour que, dans le silence que nous observions, chacune de ses paroles arrivât jusqu’à nous.

« Vous êtes de bons chiens, vous, leur disait-il ; vous êtes mes amis et je suis votre ami ; je ne pourrai cependant jamais vous aimer autant que j’aimais mon Wolff. Ce n’est ni votre faute ni la mienne. Wolff avait été élevé en même temps que moi par ma mère. Alors, vous comprenez, Wolff, c’était mon frère. Ah ! quel chien ! quel ami c’était que mon Wolff ! Il était plus fort à lui tout seul que vous deux ensemble. Comment se fait-il qu’il ne soit pas revenu me trouver ? Bien sûr, Wolff est mort ; car ce n’est pas lui qui aurait souffert qu’on le mît à la chaîne, comme vous le souffrez tous les jours. Wolff savait que ni les chiens ni les hommes ne sont faits pour être enfermés dans des niches ou dans des murailles. Wolff n’aurait pu vivre prisonnier ; la prison l’aurait tué, comme elle me tuerait moi-même, si je la subissais plus longtemps. Mais écoutez-moi bien. Ça ne peut pas durer, ça. Un jour, bientôt, je romprai votre chaîne, je vous détacherai pour toujours, et nous irons vivre librement, vivre au grand air, dans la grande forêt. Vous serez contents, n’est-ce pas ? Toi, Nestor, tu chasseras les lapins et les lièvres, et Fox et moi nous irons à la découverte dans les campagnes cultivées. Je vendrai des sifflets, des casse-noisettes et des paniers. Nous ne manquerons de rien, allez. Il y a dans la forêt des cachettes, des grottes qui valent bien les niches et les chalets. Nous y coucherons sur de la bonne mousse sèche ; c’est bien plus doux que les lits. » VII

« MAIS LA PETITE DEMOISELLE EST LÀ ! »

Nous écoutions stupéfaits cet étrange discours. Zaféri débitait tout cela avec une gravité singulière. Il était clair qu’il n’avait pas le moindre doute que ses auditeurs le comprissent.

La vérité est que les deux chiens semblaient ne pas perdre une seule de ses paroles ; leurs yeux disaient « oui » à chacune des parties de son discours.

Zaféri s’était tu un instant ; sa tête s’était inclinée sur sa poitrine. Mais bientôt elle se redressa :

« Sans la petite demoiselle, dit-il, je serais déjà loin et depuis longtemps…

— Mais la petite demoiselle est là, dit tout à coup une voix fraîche qui semblait descendre du ciel. Je t’y prends encore. Te voilà retombé dans tes mauvaises pensées. Ah ! Zaféri. »

Cette intervention inattendue nous avait surpris non moins que Zaféri. La tête de Marguerite venait d’apparaître à la fenêtre du grenier à foin qui dominait la basse-cour, juste en regard de la niche de Fox et de Nestor.

Comment se trouvait-elle là juste à point pour prendre Zaféri en flagrant délit de prédication séditieuse et de conspiration ? Nous ne le sûmes qu’après. C’était bien simple : la fermière l’avait avertie que deux de ses poules avaient pris l’habitude d’aller pondre dans le grenier. La petite ménagère, qui ne laissait rien perdre dans la maison, avait pris depuis quelques jours l’habitude d’aller faire sa ronde de découverte jusque dans le grenier. Une grande échelle était en permanence sous la fenêtre, et elle venait d’y grimper quand Zaféri s’était avisé de venir opérer sur Fox et sur Nestor les tentatives d’embauchage que je viens de raconter.

À la voix de Marguerite, Zaféri s’était relevé comme s’il eût été mû par un ressort : les deux chiens, surpris, s’étaient dressés à leur tour sur leurs pattes et s’étaient mis à aboyer avec fureur.

Ma petite sœur avait profité de ce moment de tumulte pour descendre lestement par l’échelle, avec son petit panier à œufs au bras. Une fois par terre, elle avait été droit au bohémien.

Zaféri stupéfait s’était laissé tomber sur le tronc d’un vieux poirier qu’on venait d’abattre. Marguerite s’assit résolûment à côté de lui.

« J’ai tout entendu, lui dit-elle de sa petite voix claire et posée. Tu t’ennuies ici ; tu veux te sauver, et tu crois que tu pourras emmener nos pauvres bons chiens Nestor et Fox. Mais elles sont meilleures et plus fidèles que toi, les braves bêtes : tu n’aurais pas fait dix pas dehors qu’elles seraient revenues à la ferme et que Gottlieb ou mon père te suivraient à la piste. »

Le bohémien l’écoutait d’un air sombre, sans la quitter des yeux.

« Et pourquoi veux-tu te sauver ? Que deviendrais-tu dans la forêt ? Est-ce qu’il te manque quelque chose ici ? Ce matin encore tu m’as demandé du sucre et je t’en ai donné. C’est bien mal, si c’était pour faire de nos chiens des ingrats comme toi, et les corrompre.

— Zaféri veut être libre ! s’écria-t-il avec une véhémence extraordinaire. Zaféri n’y tient plus. Il lui faut la liberté.

— La liberté, reprit Marguerite, tu l’auras aussitôt que tu l’auras méritée, dès que tu nous auras fait voir par ta bonne conduite que tu n’es plus un vagabond, mais un garçon sage et réfléchi, en qui on peut avoir confiance.

— Le colonel a voulu me battre.

— T’a-t-il battu ?

— Il le voulait, répéta le bohémien avec une obstination farouche. Si la canne avait touché Zaféri, Zaféri ne serait plus devant vous… »

Qu’est-ce que disait donc mon père, que ce petit sauvage était muet ? On le voit, c’était un orateur. La colère avait délié sa langue. Cependant mon père se taisait. J’avais peur de son calme, et que par une éruption soudaine il ne mît fin à la scène. Mais Marguerite ne tarda pas à élever la voix :

« Tu te sauverais, méchant ! Et pour quoi faire ? et pour quoi devenir ? C’est quelque chose de désolant, Zaféri, de t’entendre parler de la sorte ; je ne sais plus que penser de toi, en vérité. Les bohémiens ne sont plus dans le pays, ils t’ont abandonné, et qui voudrait de toi maintenant ?

— Ils reviendront ! s’écria-t-il. J’en suis sûr, ils reviendront !

— Et quand cela serait ! Est-ce qu’ils ne t’ont pas déchiré de coups ? Quand Gottlieb t’a trouvé mourant de faim sur la route, qui t’a donné à boire et à manger ? Qui te soigne depuis ce temps ? Qui t’a défendu contre la juste sévérité de mon père ? Qui t’a mérité ses bontés que tu oublies ? »

Le bohémien se tut, et il baissa la tête, comme si l’émotion commençait à le gagner.

« Sais-tu seulement ce que nous pourrions faire de toi, si tu consentais à être un brave garçon obéissant comme tu l’as été dans les premiers jours ? Tu aurais tout ce que tu voudrais. Tu irais dans la forêt avec les bûcherons, tu gagnerais de l’argent par ton travail ; tu aurais la bonne indépendance, celle que donne le travail. Qui sait ? tu pourrais devenir bûcheron toi-même un jour, avoir ta maison à toi, comme les autres ; ou bien encore, comme le disait l’autre jour mon père, il ferait de toi un garde forestier. Mon père est bon, tu le sais bien ; avec lui il n’y a qu’à mériter pour qu’il donne. »

Zaféri l’écoutait parler avec une attention visible. À ces derniers mots il se leva.

« Garde forestier ! s’écria-t-il. Et j’aurais un fusil ! un beau fusil tout neuf, avec une belle plaque brillante sur ma blouse ! Non, ça n’est pas possible !

— Tu aurais le fusil, la plaque et le reste. Essaye et tu verras.

— J’aurais des chiens à moi, à moi tout seul ! Et je pourrais courir dans la forêt, toute la journée !

— Tu aurais des chiens ! Et tu serais libre d’aller dans la forêt, par la pluie ou le soleil ; c’est le métier, c’est le devoir des gardes forestiers. Mais, pour en venir là, il faut m’obéir et faire tout ce que je te dirai !… »

En ce moment, la voix de Gottlieb retentit au loin :

« Zaféri !… criait-elle, Zaféri !… Où diable a-t-il passé ?…

— Va-t’en vite, lui dit-elle, et n’oublie pas ce que je t’ai dit. »

Le petit bohémien hésita un instant. Un gros combat devait se livrer dans son esprit, car, au lieu de s’en aller, il restait là, debout, devant Marguerite, l’œil inquiet, ses mains tortillant sa casquette de cuir.

Marguerite le regardait en souriant :

« Je vois ce que c’est, dit-elle : tu voudrais me dire merci, et tu ne sais pas comment t’y prendre. C’est entendu. Va-t’en, et ne recommence plus. »

Elle lui parlait d’un ton bref, comme un chef habitué à commander à son subordonné.

Le bohémien obéit. Il secoua sa tête ébouriffée, lui jeta un dernier regard, et l’instant d’après il avait disparu.

« À nous deux maintenant ! » dit mon père.