Société d’éditions publications et industries annexes (p. 88-93).

CHAPITRE XIII

Le lendemain matin, la mère de Philippe attendit vainement Mariette, qui devait l’accompagner dans un magasin pour choisir un tapis et quelques meubles. Mariette était allée à la cathédrale prier Dieu. Elle savait maintenant l’accusation abominable dont on accablait son père. Quoique celui-ci n’eût pas l’air de s’en émouvoir, le chagrin ne quittait point l’âme si chaste de la grande enfant, ni la frayeur qu’elle avait des gens et des choses. Certes, elle ne doutait pas de la probité de son père, mais l’idée d’un sacrifice nécessaire, qui n’était pas sans noblesse, s’emparait de son être davantage à chaque heure. Pouvait-elle entraîner dans son malheur Philippe et sa famille ? Elle aimait Philippe de tout son cœur. Pour être aimée de lui sans ombrage, ne devait-elle pas lui offrir, bien plus que les charmes de sa personne, l’honneur indiscutable de son nom ? Elle était allée demander à Dieu la patience de subir dignement l’injure du monde, et aussi la force de prendre vis-à-vis de Philippe une résolution suprême.

Une heure après, elle sortit plus calme de l’église et résolue au renoncement de son mariage.

Philippe, chez lui, s’alarma, dès qu’il apprit le silence étrange de Mariette. Il expédia rapidement son déjeuner et se rendit chez les Barrière. Ceux-ci achevaient leur tasse de café. La maison était triste, sans voix. Mariette, quand elle reconnut dans le couloir le pas de Philippe, devint pâle d’angoisse. Mais Philippe apparut sur la porte : elle s’efforça de lui sourire.

— Bonjour, Mariette. Eh bien ! pourquoi ne vous a-t-on pas vue ce matin ? Ma mère vous attendait.

— Oh ! Philippe, vous ne devinez pas pourquoi ?

Au lieu de se laisser embrasser, comme tous les jours, Mariette lui tendit seulement la main. Il demeura coi une seconde, et lui qui jamais ne se troublait, il eut l’émotion affreuse que le malheur le menaçait.

— Que se passe-t-il donc, Mariette ?

— Vous le savez bien.

Ayant avancé sa chaise vers la cheminée, où brûlait un feu de bois, elle désigna un fauteuil à Philippe, en face d’elle. Barrière et sa femme s’éloignèrent sans bruit, afin de laisser leurs enfants libres de s’entretenir des contrariétés présentes, auxquelles ils pouvaient seuls trouver une solution. Barrière s’en alla au fond du jardin, qu’égayait un blond soleil ; sa femme, toujours soumise à la volonté des siens, monta à sa chambre.

Entre les deux enfants un long silence régna. Avaient-ils la crainte de toucher par une parole imprudente au trésor sacré de leur amour ? Ce fut Mariette qui leva les yeux sur Philippe et dit :

— Vous savez les bruits qui courent en ville, les infamies qui souillent le nom de mon père ?

— Précisément, ce ne sont que des infamies.

— Oui, mais qui, même lorsque le temps les aura dissipées, laisseront sur mon nom une tache que rien n’efface. Les légendes ne meurent pas.

— En leur attribuant une valeur quelconque, ne consacrez-vous pas leur existence ? Pour moi, elles n’existent pas. Qu’est-ce donc que des racontars peuvent faire à notre amour, Mariette ?

Philippe se rapprochait, à son insu, la voix chaude, haletante.

— Vous m’oublierez, Philippe. Il le faut… Voyez-vous, je ne veux pas apporter chez vous les abominations d’une légende, qui s’est si vite propagée dans toutes les classes de la société.

— Vous êtes trop sensible, Mariette. Écoutez-moi.

Elle mit ses mains sur son visage, non par un sentiment d’indifférence aux prières de Philippe, mais pour cacher sa désolation, peut-être sa défaillance. Il s’agenouilla doucement à ses pieds et, lui saisissant les mains qui résistèrent, il poursuivit d’une voix qu’entrecoupaient des sanglots :

— Mariette, vous allez nous rendre tous malheureux. Sera-t-il donc vrai que quelques êtres jaloux parviendront à empêcher notre mariage ?

Mariette découvrit son visage et paisiblement répondit :

— Ce matin, Philippe, je suis allée à l’église prier Dieu. J’ai prié qu’en sa charité il m’inspire une résolution raisonnable. Eh bien ! voyez-vous, je suis résolue à renoncer à notre mariage.

— Est-ce possible !…

Il la regarda longuement, avec une imploration passionnée, et soupira :

— Il me semble que vous me repoussez, parce que je ne suis pas digne de vous, qui êtes si pure, si enviée.

— Enviée, certes, je le suis. Pourtant mon père souffre, mais sans se plaindre… Ah ! je sais bien qui a pu si perfidement empoisonner l’opinion publique.

— Je le sais aussi.

— Non, cependant. Ne portons point de jugement téméraire. Ne faites aucun mal pour moi.

— Vous êtes trop généreuse. Les méchants ne méritent aucune pitié… Au revoir, Mariette.

Philippe s’était redressé, l’âme ardente sous le calme de ses traits. Il prit délicatement les joues de Mariette, et, sans qu’elle eût bougé, il posa un baiser sur son front.

— Je ne vous accompagne pas aujourd’hui, dit-elle.

— Non. À bientôt ?

Il partit d’un pas précipité, sans percevoir dans la vaste maison le plus léger mouvement. Deux heures étaient sonnées. M. Ravin, aussi ponctuel qu’un fonctionnaire, avait déjà regagné son magasin, de l’autre côté de l’Hérault, Philippe ne retrouva donc chez lui que sa mère, qui lisait tranquillement un journal. Elle s’émut de le revoir tout frémissant de fièvre.

— Qu’as-tu, mon enfant ?

— Mariette ne veut plus se marier.

— Que dis-tu ?… C’est fou !…

— Oui, c’est fou. Elle prétend qu’elle a le scrupule de ne pas souiller notre nom de la légende odieuse qui accable son père !

— Qu’elle est jeune !

— Tu n’y crois pas, toi, à cette légende ? Barrière est-il un malhonnête homme ? Et ne soupçonnes-tu pas d’où part cette légende ?

— Si. J’en suis même sûre. Les Jalade ne donnent même plus de leurs nouvelles. Si je n’avais pas rencontré cette petite Thérèse aux Galeries Agathoises, je me demanderais s’ils sont encore vivants.

— Eh bien ! il faut les punir. Ce sera le premier coup de pioche pour retourner l’opinion publique.

— Ne va pas si vite. Au fond, ils sont malheureux.

— Je m’en moque. Ils ne sont même pas reconnaissants de tous nos bienfaits… Tiens, je vais au Grau.

— Philippe, un peu de sagesse !

— Tu sais que je n’en manque pas. Mais il faut que je sache toute la vérité… Après tout, ne pourrait-on pas les accuser à tort ?

— Hum !…

— Oui, tu as raison. Nous ne nous trompons pas, hélas ! À ce soir !

Une demi-heure après, Philippe descendait de son auto devant le garage du Château Vert. Les Jalade n’étaient pas chez eux, Mme Jalade ayant amené son mari sur la plage jusqu’au Bras-de-Richelieu, comme s’ils n’avaient rien de mieux à faire que de vivre en rentiers. Philippe dut s’adresser au chef de la cuisine. Celui-ci d’un ton bourru lui répondit :

— Mademoiselle rôde par là.

Personne sur la terrasse, qu’enguirlandait le pampre noir de la vigne, ni sur le quai où des pêcheurs recueillaient leurs filets. Enfin, Philippe découvrit Thérèse dans le parc, sous les pins bourdonnants et frileux. Elle errait au petit soleil de l’hiver, affectant une certaine importance de muse songeuse, les mains jointes sur son sein. À la vue de Philippe, elle eut un émoi d’orgueil : est-ce qu’il venait la reprendre, l’aimer ?… Non, hélas ! Il avait le sourcil froncé, et d’un pas brutal il s’avançait tout droit, en ennemi.

— Bonjour ! gronda-t-il, sans un geste de civilité. Vous allez bien ici ?

— Oui, Philippe. Et chez toi ?

— Très bien, où sont tes parents ?

— En promenade.

— Tant pis ! D’ailleurs, pour ce que j’ai à dire, je le dirai aussi bien à toi-même. Seulement nous devrions rentrer.

Sans échanger un mot, ils allèrent au petit bureau de l’hôtel. Thérèse ferma la porte à clef, et, tandis que Philippe s’asseyait dans le fauteuil du patron, elle resta debout, auprès de la table, le coude appuyé sur la planchette des tiroirs. Philippe aussitôt s’emporta :

— On ne vous voit plus. Avez-vous quelque chose à nous reprocher ?

— Pas à vous.

— Votre attitude est ridicule. Est-ce que j’ai signé un engagement de t’épouser ? Non !… Alors, de quoi vous plaignez-vous ?

— Nous avons de la peine.

— Je l’admets. Cette peine, avec un peu d’esprit, aurait dû se dissiper. Est-ce que nous n’avons pas été toujours de bons amis à votre égard ?

— Que m’importe à moi !

— C’est pourtant toi qui gouvernes dans cette maison où il y a autant de désordre que de prétention.

— Je ne comprends pas.

— Tu vas comprendre. D’où sortent ces vilains bruits sur le compte du père de Mariette ?

— Je ne suis pas chargée de le savoir. Je les connais comme tout le monde, et voilà.

— Ils sortent d’ici, oui, d’ici !…

Thérèse chancela sous l’attaque, et, les yeux troubles, elle bredouilla :

— Comment d’ici ?… Quelles imaginations !

— Pourquoi avez-vous inventé une calomnie pareille ?… Ou bien, qui te l’a racontée ? Je veux savoir !

Thérèse comprit sans peine la menace de Philippe. Mais, hautaine, en un courroux d’enfant gâtée, elle répliqua :

— Tu veux savoir ?… Eh bien ! celui qui m’a raconté le vol de la cassette en a été témoin…

— Et cet imposteur a mis plus de quarante ans à révéler le crime. Faut-il être sot et méchant pour ajouter foi à un tel mensonge !

— Si tu es venu ici pour me faire une scène, tu aurais pu rester chez toi.

— Insolente et niaise que tu es ! C’est ainsi que tu reconnais l’affection de tes amis ?

— Une drôle d’affection… Et puis, zut !

Thérèse fit tourner d’une main furieuse la clef de la serrure, ouvrit la porte claquante et s’encourut vers le parc, dans la direction de la plage, où ses parents se promenaient.

Philippe demeura penaud, essuyant avec son mouchoir la sueur de son visage. En présence d’une ingratitude aussi grossière, le sentiment du mépris fermentait en son âme, et le désir de représailles prochaines. Après tout, il savait ce qu’il lui importait de savoir. Et, sans attendre les parents de Thérèse, il rejoignit son auto et partit pour Agde.