Société d’éditions publications et industries annexes (p. 80-88).

CHAPITRE XII

Depuis plus de dix jours qu’était officiellement annoncé le mariage de Philippe, on ne savait plus au Château Vert quelle attitude adopter à vis-à-vis des Ravin. Si l’on rompait toutes relations, Ravin possédait, hélas ! de quoi se venger, et sans délai. D’autre part, on redoutait les malices de l’opinion publique, qui tournerait les Jalade en ridicule, le jour où elle apprendrait le fond de leurs difficultés financières. S’ils n’osaient pas défier en quelque sorte les Ravin devant le monde, ils n’avaient pas davantage la force de se résigner à l’inévitable, dans une joie qui ne pouvait que leur être bienfaisante, et le temps passait, amer, nourri de dépit et de rancune. Et ils s’enfermaient plus étroitement dans une misère d’où il leur serait de plus en plus difficile de sortir.

Le Château prospérait cependant. La cuisine y était abondante et savoureuse. Les jours de décembre étaient calmes, bénis du bon soleil. De tout le Bas-Languedoc on prenait l’habitude d’aller en auto se divertir, le soir surtout, au Grau d’Agde, parmi le charme encore intact de son âge ancien. Au Château on encaissait de belles recettes. Mais il fallait tant d’argent !… La dette se réveillait chaque jour, ici ou là, chez les fournisseurs de l’hôtel, chez les couturières de madame et de sa fille, chez les notaires réclamant les intérêts de divers emprunts. Enfin, si les Jalade étaient accoutumés aux plaies d’argent, ils n’avaient pas le courage d’accepter avec le mariage de Philippe une humiliante défaite.

Le lundi matin, Thérèse se disposait à aller chez sa modiste à Agde et puis chez son coiffeur, le plus élégant, se faire tailler les cheveux. Dans le petit bureau où elle achevait de mettre son manteau, son père lui dit d’un ton cajoleur :

Té !… Si tu profitais de l’occasion pour pousser jusque chez les Ravin ?

— Oh ! non ! se récria Thérèse. Ça m’ennuierait trop.

— Il faudra bien, un jour ou l’autre. Plus nous reculerons : plus ce sera pénible.

— Sans doute. Mais alors que maman m’accompagne.

— Moi, non, par exemple !… riposte Mme Jalade. Plutôt ton père… Oui, Benoit ; on t’aime bien là-bas, et puis tu ne rencontreras que cette oie d’Eugénie, qui n’est pas à craindre.

Jalade s’apprêtait à répondre, lorsque dans l’entre-bâillement de la porte se présenta la figure enflammée de Micquemic. Il tremblait un peu ; il souriait des lèvres, des yeux.

— Entrez donc !… ordonna Mme Jalade.

Micquemic s’insinua, timide, referma derrière lui la porte prudemment. Il ne souriait plus. Sous le poids d’une lourde douleur, il baissait le dos.

— Qu’est-ce qu’il vous faut ?

— Madame, ma femme est malade.

— Nous aussi, nous sommes malades !

Micquemic eut un tressaillement de surprise, jeta un regard de défi sur la dame aujourd’hui hautaine, qui l’avait tant flatté l’autre jour. Mais son regard violent s’éteignit. De nouveau, il pleurnicha :

— Pour vous soigner, vous avez de quoi. Moi, je n’ai pas de quoi. Je vous demande de me prêter un petit quelque chose.

— D’abord, êtes-vous sûr de l’infamie de M. Barrière ?

— Ah ! mon Dieu, madame ! La preuve, c’est que, pas plus tard qu’hier, Barrière est venu me supplier de ne rien dire de l’histoire que vous savez.

— En effet, je me promenais sur la plage, avec Mademoiselle, lorsque nous l’avons aperçu en compagnie de ses enfants.

— C’est ça. Il descendait de chez moi. Ses enfants l’avaient attendu au Bras de Richelieu.

— Tu vois, maman, ce que je te disais ! s’exclama Thérèse, triomphante.

— Oui, ma fille, tu avais deviné. Alors, Micquemic, si M. Barrière vous a prié de démentir son action abominable, que ferez-vous ?

Micquemic balança dolemment la tête de droite à gauche et, les yeux à terre, il bredouilla :

— Mon Dieu, madame, s’il le faut, je dirai la vérité

— Il le faut toujours.

— Seulement, je suis malheureux. Or, je dois vous avertir que M. Barrière ne m’a jamais manqué de charité.

— C’est son intérêt d’acheter votre silence.

— Je dis pas, mais j’en profite. Té !… D’ailleurs, vous verrez qu’on finira par tout savoir, que les Ravin auront des scrupules.

— Ils n’en ont pas l’air.

— Ce n’est pas mon opinion, surtout depuis hier que j’ai vu chez moi ce finaud de Barrière. Alors, si vous êtes aussi charitable que lui…

Pou à peu Micquemic recouvrait son assurance ; il tendait presque la main.

— Pour ma pauvre femme !

— Allons, té ! Combien désirez-vous ?

D’un signe Mme Jalade intima un ordre à son mari, qui n’avait pas encore bougé. Docile toujours, celui-ci ouvrit un tiroir et prit un billet de cinquante francs. Micquemic fit une grimace, afin de réprimer un sourire.

— Tenez, voilà pour votre femme.

— Ah ! merci ! merci !… Elle sera bien contente de vous.

Quand il eut empoché le billet, Micquemic respira mieux à son aise. Et gentil, respectueux, il salua :

— Je ne vous dérange pas davantage. Et pardi ! vous pouvez compter sur moi.

On le laissa partir, sans lui rendre son salut.

— De nouveau cinquante francs de perdus ! maugréa Benoît.

— Que tu es pessimiste ! protesta Mme Jalade.

— S’il a menti, ce vieux, que nous importe ! dit Thérèse, qui dans sa méchante rancune avait le dédain des plus simples convenances. En tout cas, l’accusation est lancée : Rien ne l’arrêtera. Té ! Je m’en vais…

— Alors, tu verras les Ravin

— Je ferai de mon mieux, papa.

Elle courut au garage, où Jacques, le chauffeur, l’attendait à la portière de l’auto.

Un quart d’heure après, elle arrivait à Agde. Depuis deux ans, ses parents lui avaient confié, si jeune, le maniement des fonds de l’hôtel. Fière d’agir en petite maîtresse, elle passa d’abord chez le marchand de poissons, chez le boucher ; ensuite, elle acquitta de fortes notes chez sa couturière et chez sa modiste. Car il semblait aux Jalade que tout le monde, informé de la gène du Château Vert, les traitait de dissipés et d’incapables. Alors, ils tâchaient, devant les clabauderies qu’ils qualifiaient de perfides vilenies, de démontrer qu’au contraire les ressources, Dieu merci, ne leur manquaient pas.

Ses paiements effectués, Thérèse s’en fut au magasin nouvellement établi, à l’instar des grandes villes, Les Galeries Agathoises, où l’on trouvait toute espèce de marchandises, depuis des jouets jusqu’à du linge et des pipes.

Justement, au rayon de la lingerie, elle tomba sur une vendeuse, une camarade de pension qui, la dernière de six enfants d’une famille déchue, exécrait les bourgeois bien tranquilles dans leur prospérité. Bientôt, en dépliant sur la banque nappes et serviettes, les deux amies jacassèrent tout bas, fort empressées de dénigrer Mariette Barrière, que favorisait à l’excès le Destin.

— C’est donc vrai, Thérèse, que son père est, en somme, un voleur ?

— Ma foi, on le dit. Ça t’étonne ?

— On voit tant de choses aujourd’hui. Pourtant, nous n’étions pas nées quand il a commis son vol.

— Qu’est-ce que ça fait ? répliqua Thérèse en riant. D’un métier de simple maçon sans le sou on n’arrive pas si vite à sa superbe situation d’horticulteur.

— Évidemment. Mais, voyons, est-ce qu’il n’aura pas honte, à la fin !

— Il joue bien son rôle, pardi !

— Et vos amis Ravin ! Ils ne doivent rien savoir !

— En tout cas, ils ne seraient pas très dignes, s’ils persistaient dans ce mariage de Philippe.

Té ! Je vais te faire une confidence, à ton sujet. Tu ne m’en voudras pas ?

— Non, répondit Thérèse, néanmoins inquiète.

— On disait que c’était toi qui épouserais Philippe Ravin.

— Je sais. Seulement, à présent je ne consentirais pas, tu comprends.

— Je comprends…

À l’instant même, Mme Ravin et Mariette entrèrent dans le vaste magasin, que parcourait à travers les piles de marchandises un réseau d’allées droites, véritables tranchées, où l’on pouvait aisément observer de bout en bout les évolutions des vendeuses et de la clientèle. Thérèse était tellement absorbée par ses bavardages avec son amie qu’elle ne songeait point à surveiller les alentours. Mme Ravin, errant par les tranchées, rencontra soudain du regard, là-bas, tout au fond, la petite écervelée qui fonctionnait sans cesse de la langue.

— Tenez, Mariette, voyez donc là-bas la gentille maîtresse du Château Vert. Que raconte-t-elle donc qu’elle ne vient plus à Agde, ou qu’elle n’a plus le temps de nous rendre visite ?

— Elle parait assez excitée.

— À coup sûr, elle ne parle pas chiffons. Venez !

Elles s’avancèrent franchement, et, à cinq pas de Thérèse, elles s’arrêtèrent, par discrétion, et non sans quelque ironie. Thérèse, à leur vue, eut un moment de désarroi, les yeux grands ouverts, les bras ballants.

— Eh bien ! petite, il me semble que tu as la langue bien pendue, ce matin !

Tandis que l’employée décampait, rouge de confusion, Thérèse fit un pas vers la mère de Philippe, salua du front Mariette.

— Tu ne m’embrasses plus, petite ?

Thérèse, sans effusion, embrassa la grosse dame, qui lui était toujours indulgente.

— Tu peux également embrasser la fiancée de Philippe.

— Je n’osais pas.

— En voilà des manières ! et qui ne me plaisent guère.

Thérèse obéit aussitôt, soucieuse de ne point briser l’amitié des Ravin. Elle baisa doucement les joues fraîches de Mariette, qui certes n’eut point de peine à sentir son animosité. Déjà Mme Ravin ajoutait :

— Pourquoi, Thérèse, ne te voit-on plus à la maison ?

— Il y a tant d’ouvrage au Château ! Papa a été fatigué. Aussi, c’est moi qui ai dû venir à Agde pour régler quelques affaires. Et chez vous, ça va bien ?

— Comme tu vois. Je suis la plus malade. Alors, tu viendras nous dire bonjour à la maison ?… déjeuner si tu veux ?

— Je viendrai, si j’ai le temps.

— Quand on veut, on trouve toujours le temps.

— Pas toujours.

— Viendras-tu au moins à notre dîner de fiançailles ? Nous comptons sur vous tous.

Thérèse baissa les yeux une seconde. Allait-elle commettre un mensonge. Bah ! qu’importait un mensonge de plus ou de moins !… Alors, devant Minette, avec l’intention de lui montrer un pou de bonne grâce elle préféra mentir bravement, afin de se délivrer de son anxiété.

— Nous viendrons tous au diner de fiançailles.

— Philippe sera si content !… As-tu fini tes achats ?

— J’allais sortir.

— Eh bien, à tout à l’heure.

On se dit au revoir. Thérèse, qui tremblait comme un roseau, s’achemina d’un pas rapide vers la porte, puis dans la rue, filant le long des murs, elle gagna son auto, qui l’attendait sur le quai de la Cathédrale.

Mme Ravin, qui n’avait à acheter qu’une ampoule électrique, fit son emplette, et dare dare, prenant Mariette par le bras, elle l’entraîna au dehors.

— Thérèse n’ira pas à la maison, j’en suis persuadée.

— Pauvre Thérèse !… Je lui fais, malgré moi, beaucoup de chagrin.

— Le temps efface les plus grandes douleurs, mon enfant. Et Thérèse, qui est si jeune, si dégourdie, se consolera vite avec un autre mari.

Mariette, qui était belle en la simplicité de sa toilette, éprouvait un orgueil de traverser la ville en compagnie de Mme Ravin, une vraie dame, sa seconde mère. Pourtant, à mesure qu’elle marchait, elle avait l’invincible sensation qu’une atmosphère de méfiance se développait autour de sa personne. Certes, des passants la regardaient avec une admiration flatteuse. Mais, dans le regard sournois de quelques autres, elle apercevait de l’animadversion, du mépris. Elle se souvenait des injures de Golze, le grossier marchand de casquettes, qui un dimanche l’avait appelée « fille d’un voleur ». De quel vol cet homme, qu’aigrissait la médiocrité de sa condition, avait-il voulu parler ? Elle ne le saurait peut-être jamais. Cette ignorance la tourmentait par intermittences dans le vif de son âme, que réconfortait heureusement la joie ineffable, d’être aimée par celui qu’elle aimait.

Au seuil du chemin de campagne où se trouvait la porte du domicile des Barrière, elle s’arrêta. Il n’y avait cependant qu’à remonter d’une vingtaine de pas la route neuve pour aboutir à la grille des Ravin.

— Venez à la maison, lui dit Mme Ravin.

— Je vous dérangerais trop.

— Vous, mon enfant, vous ne me dérangerez jamais.

— Thérèse va probablement venir. Cela ne lui plaira pas de me rencontrer encore, et chez vous.

— Ah ! par exemple ! Qu’ai-je à me soucier des fantaisies de cette sauterelle !

À ce mot espiègle, quoique sans méchanceté, Mariette eut un fin sourire. Mais elle ne céda pas à l’invitation.

— Vous ne la redoutez pas, je suppose, Mariette ?

— Non. Seulement autant vaut éviter un contact qui lui est désagréable.

— Je m’incline. Mais vous avez tort, car, devant moi, cette petite ne se permettrait aucune incorrection. Allons, à bientôt.

— Oui. Et que Philippe ne manque pas chez moi ce soir.

— Pas besoin de le lui recommander.

Elles se séparèrent. Dare dare, Mariette rentra chez elle, émue à la fois du plaisir d’avoir passé la matinée en compagnie de la mère de Philippe et aussi du pressentiment que cette Thérèse du Château Vert ourdissait un complot contre son bonheur.

Naguère, dans la société bourgeoise, il n’était point d’usage qu’une fiancée eût le privilège de fréquenter à son gré la maison de son fiancé. Mais, à cause de la grande guerre, tant d’usages se sont relâchés sur la terre de France ! Si maintenant Mariette hésitait à se rendre chez les Ravin, c’était par pudeur, par l’étrange appréhension d’apporter en sa personne le motif d’un chagrin, la pensée d’un péril. Depuis quelques jours, elle manifestait devant ses parents une mélancolie qu’ils ne parvenaient point à dissiper.

Un matin, pour la distraire, sa mère lui dit :

— Viens avec moi faire le marché.

— La bonne n’y va donc pas ?

— Non. Pas aujourd’hui. Elle se sent fatiguée.

Non sans hésitation, comme si elle eût redouté un malheur, Mariette s’apprêta. Toujours jolie, mais simple en ses manières, un cabas à la main, elle suivit sa mère, qui portait un grand panier. À la marine, celle-ci, après qu’elle eut examiné toutes les corbeilles de poissons et de coquillages, choisit un beau rouget qu’une barque apportait du Grau. Mais elle le déclara trop cher, et finalement, lassée par des palabres sans nombre avec la marchande, elle le refusa. Alors la marchande, les poings sur les hanches, se mit en colère :

Té ! Croyez-vous, madame Barrière, que j’ai volé mon poisson, moi aussi, comme d’autres ont volé des cassettes pleines d’or ?

— Oh ! que dites-vous ! je ne vous accuse de rien, moi.

— Il ne manquerait plus que ça !

Mme Barrière, bouleversée par une agression si imprévue, balbutiait des excuses. Mariette intervint :

— Que reprochez-vous à ma mère, s’il vous plaît ?

Té ! De quoi elle se mêle, cette princesse, parce qu’elle veut se marier avec le fils d’un négociant !

— Quelle insolente !

— Pas tant que vous. Et de qui êtes-vous la fille ? Si vous ne le savez pas, que votre père vous le dise !…

Mariette frissonna d’indignation et de douleur. Sa mère la tirait par la manche :

— Viens ! Viens ! Dans quel pétrin nous sommes tombées !

À leur tour, les marchandes, les ménagères assistaient à la bataille avec beaucoup d’agrément. Quelques-unes, surtout les jeunes, ricanaient de mépris à l’égard des dames Barrière.

— Oui, retirons-nous, dit Mariette. Cette mégère ne mérite pas qu’on lui réponde.

— Qu’est-ce que vous me répondriez ? Rien du tout, puisque je dis la vérité.

Mme Barrière et sa fille, courbées sous la honte, s’en fuyaient, très loin, au delà de la cathédrale. Mariette interrogea :

— Enfin, ma mère, pourquoi sommes-nous détestées à ce point ?

— À la maison, ton père… Moi, je ne sais rien.

— On m’en veut depuis que je suis fiancée. Je n’ai pourtant fait de mal à personne !…

— Ton père t’expliquera….

Dans le rocailleux chemin, elles se hâtaient encore. Mme Barrière ouvrit bien vite sa porte. Et toutes les deux franchirent avec soulagement le seuil très doux.