Société d’éditions publications et industries annexes (p. 59-66).

CHAPITRE IX

Thérèse, ayant de la fenêtre de sa chambre vu l’auto des Ravin repartir pour Agde, descendit dare-dare chez ses parents. Elle y fit irruption, en claquant la porte criant :

— Les voilà en route ! Ce n’était pas trop tôt. S’ils s’imaginent qu’on va laisser passer ça !

— Que feras-tu ? lui demanda son père.

— Je dirai à tout le monde que Barrière est un voleur.

— En es-tu sûre ?

— Pourquoi non ! maugréa la mère.

— Toi, tu ne penses plus à ce que nous devons aux Ravin.

— Ce que je m’en moque, ricana Thérèse.

— Tu t’en moques, gamine. Eh bien, pas moi. Je ne veux pas, je ne peux pas me brouiller avec mes amis… Et, tais-toi !…

On n’avait jamais vu le faible Benoit en pareil courroux. C’est qu’il était probe, loyal, pas sot du tout, et qu’à la fin il s’indignait du désordre de ses femmes, qui le conduisaient fatalement à la ruine. Devant son audace elles restèrent d’abord ébahies. Même, il osa, les poings levés, marcher sur sa fille, qui recula jusqu’au mur, en abritant sa tête de ses bras. Irène, aussitôt, ressaisit le sentiment de son autorité.

— Que vas-tu faire, Benoît !

— Thérèse mériterait une bonne gifle, pour insulter des amis aussi méchamment, et moi avec eux.

— Des amis ! Parlons-en… Est-ce que notre fille n’est pas digne du seigneur Philippe Ravin ?

— Il n’est pas question de dignité. Philippe est libre d’agir à sa guise.

— Non !… Il n’aurait pas dû laisser à Thérèse l’illusion… D’ailleurs, ce mariage n’aura pas lieu.

— Pourquoi ?

— Parce que les Barrière ne valent rien du tout.

— Tu calomnies facilement.

— Moi ! Tu ne me connais donc pas ? Je suis une honnête personne, et j’entends que tu me respectes.

— Pas de grands mots, Irène. Voyons, qui t’a dit que Barrière ne vaut rien du tout ?

Thérèse vivement releva le front.

— Moi, je le dis !… Micquemic m’a raconté…

— Micquemic !… Un ivrogne !…

— Un ivrogne n’est pas forcément un menteur.

— Qui sait si un jour nous n’aurons pas besoin de Barrière !

— Nous, avoir besoin de Barrière !… Et toi, Thérèse, ce n’est pas parce que tu n’épouses pas Philippe que tu ne trouveras plus de mari.

— J’espère bien que j’en trouverai, et de premier choix ! mais, dans l’intérêt de Philippe, j’ai le devoir de le renseigner.

— Allons, suffit ! Je n’ai rien à attendre de votre bon sens.

Benoit s’effondra sur une chaise, et prenant sa tête entre ses mains, il se balança de droite à gauche.

— Eh bien ! dit Thérèse, si vous ne me croyez pas, moi, que maman vienne demain chez Micquemic, elle verra bien.

— C’est ça, petite, je viendrai.

Le lendemain, par un éclatant soleil, presque un soleil d’été à cette heure d’après-midi, Mme Jalade et sa fille s’acheminèrent, en costume de campagne, sandales et chapeau de paille à larges ailes, le long de la plage déserte, sur le tapis de sable que caressaient les vagues bleues frangées d’écume. Avant le « Bras de Richelieu », qui s’élance droit dans la mer, elles grimpèrent d’un pied vaillant la coulée de laves, jusqu’au-dessus du poste de la douane.

Micquemic ne se trouvait pas chez lui, dans son humble logis de bois enduit de goudron. La femme, Julia, un peu abasourdie par l’imprévu de cette visite, offrit la chaise à Mme Jalade, l’escabeau à Thérèse.

— Mademoiselle, depuis l’autre jour, vous n’êtes pas revenue, dit-elle sans ambages. Ce n’est pas bien.

— Excusez-moi. Nous rentrons d’un long voyage.

— À présent, si vous êtes là, c’est que vous avez besoin de quelque chose !

— Je l’avoue, répondit Thérèse d’une voix mielleuse. Vous vous souvenez : Micquemic nous a raconté l’autre soir l’histoire de M. Barrière, l’horticulteur, qui s’était enrichi en volant une cassette remplie d’or.

Julia, qui était une comédienne de premier ordre, comme tant de commères, fit une grimace de stupéfaction :

— Une cassette ?… de l’or ?… Mais il n’y a plus de louis d’or depuis longtemps !

— Depuis la guerre, oui… Mais il s’agit du temps où M. Barrière était tout jeune. Il y a plus de quarante ans.

— Oh ! quarante ans ! Tout le monde a oublié.

— N’importe. Micquemic a-t-il dit vrai, oui ou non ?

Julia, d’une main incertaine, renoua le foulard de laine noire qui lui recouvrait le crâne et la nuque.

— Si c’est vrai, bredouilla-t-elle, mon homme vous le dira.

— Pourtant, vous l’avez entendu comme moi. Vous devez l’avoir entendu souvent.

— Mademoiselle, moi aussi j’oublie. Vous savez, dans notre misère, que personne ne nous vient en aide, J’ai assez de soucis. Pas le sou. Je ne sais pas comment on arrive à se tirer d’affaire. Ah ! c’est que le bon Dieu qui nous estime a pitié de nous.

Irène devina sans peine l’intention de chantage. Thérèse, qui était trop jeune pour admettre autant d’astuce chez une pauvresse, déclara d’un ton péremptoire :

— Malgré tout, je ne me gênerai pas de répéter ce que m’a appris votre homme, et de dire que c’est lui qui me l’a appris.

— À votre aise, mademoiselle. Qu’est-ce que ça peut nous faire ? Nous n’avons rien à perdre. On ne se gênera pas non plus, pour répondre, s’il le faut, que c’est vous qui l’avez inventé.

— Oh ! protesta Thérèse, dont le ferme visage s’assombrit encore. C’est trop fort !… Si votre mari était là…

Té !… Je l’entends.

On garda le silence pour écouter un pas lourdaud qui montait le sentier zigzaguant sur les roches. Et dans le cadre de la porte, Micquemic, poisseux, presque violet de la piqûre des embruns, apparut, un cabas à la main. Devant les dames du Château Vert il eut un sourire d’enchantement.

— Bonjour !… Par exemple !…

Il s’assit sur la pierre de l’âtre, le cabas à ses pieds, et admira comme de belles images les dames attentives, qui avaient un air de prière.

— Ça va bien, mademoiselle ?

— Oui. Et vous ?

— Moi, je viens de la mer, toujours la mer, notre grande nourrice. Je n’en rapporte rien que des moules, que j’ai arrachées au Roc. Les pêcheurs d’Agde, c’est pas possible, chipent tout le poisson… Alors, ça va, maintenant ? Vous n’avez plus de chagrin ?

— Si, justement ! répondit Thérèse, dont une moue gonflait davantage les lèvres. Vous vous rappelez ce que vous m’avez raconté de M. Barrière ?

— Qu’est-ce que je vous ai raconté ? se récria Micquemic, en crispant sa face parcheminée aux yeux pointus.

— Vous m’avez dit, articula courageusement Thérèse, qu’au temps d’autrefois, où vous étiez maçon avec M. Barrière, il a volé dans un château, sous un escalier, une cassette remplie de pièces d’or.

— Je vous ai dit ça !… Et vous irez le répéter ?… Oh ! non…

Devant un tel cynisme, Thérèse demeura bouche bée, les bras ballants. Sa mère, suffoquée de surprise, se demanda si son enfant, dans la violence de son dépit amoureux, ne subissait pas quelque hallucination, Micquemic cependant persévérait dans son mensonge.

— Mademoiselle, je ne vous ai jamais rien dit.

— Ces choses-là, mon Dieu, ne s’inventent pourtant pas, avec tous les détails que vous m’avez donnés. Faut-il que Je vous les rappelle ?

— Pas la peine. La vie est assez compliquée sans que je la complique à cause de vous. Ainsi, répétez tout ce que vous voudrez. Je ne suis qu’un gueux à la parole de qui personne ne croit.

— On croira, du moins, à ma parole.

— Ce n’est pas sûr. Té !… Allons !…

Et, dans un nouvel élan de cynisme, il découvrit sa pensée profonde :

— D’abord, qu’est-ce que ça me rapporterait ?

Mme Jalade répondit du tac au tac :

— Pour confirmer devant le monde, à l’occasion ce que vous avez raconté à Mademoiselle, quelle récompense désirez-vous ?

— Ça vaut cher, un service pareil.

— Dites un prix.

Micquemic consulta du regard sa femme, toujours méfiante, mais qui, ayant peur de se compromettre dans aventure, détourna la tête. Alors, il lâcha un chiffre qu’il supposait inaccessible :

— Je risque gros. Barrière viendrait me chercher querelle, me tuer peut-être… Bé !… Ça vaut une centaine de francs.

— Comme vous y allez !.., répliqua Mme Jalade, feignant une grande peine, mais au fond soulagée de son anxiété devant ce chiffre qui, pour ses mains généreuses, se réduisait à peu de chose.

Elle essaya, néanmoins, de marchander, par précaution afin que le gueux n’élevât point ensuite ses exigences. Mordicus il maintint son prix, que l’on fut obligé d’accepter.

— Vous viendrez au Château Vert toucher vos cent francs.

— Demain !

Julia, qui de nouveau tracassait le nœud de son foulard sous le menton, éclata de rire. Micquemic aussi. Jamais un si doux soleil n’avait illuminé leur masure. Mme Jalade et sa fille, que troublait, malgré tout, la honte de s’attacher par la complicité d’un véritable crime ces deux sauvages, se retirèrent sans délai, au milieu de congratulations tapageuses.

La mer, déserte, resplendissait encore d’étincelles d’or, comme le ciel. Mais un vent froid passait dans l’étendue, vers les Cévennes, où de fins nuages blancs se teignaient déjà de pourpre. Elles marchaient d’un pas rapide le long des vagues, bras à bras, en se serrant l’une contre l’autre. Sur le quai de l’Hérault, il n’y avait personne. Cela leur parut d’une augure favorable, que personne ne pût sur prendre le moindre indice de leur méchant complot.

Au Château, Benoît boudait toujours, dans le petit bureau, dont il avait soigneusement fermé la porte, afin de se consoler de ses misères dans le recueillement. Lorsque Irène, avec l’enthousiasme de son esprit crédule, lui eut exposé le succès de sa démarche auprès de Micquemic, il grommela :

— Vous avez commis une mauvaise action, et maladroite, nous en serons punis.

— Allons donc ! Tu n’es jamais content, toi.

— Nous serons brouillés avec les Ravin. Et toi, Thérèse, tu n’auras pas davantage Philippe. Pourquoi ne pas nous résigner bravement à l’inévitable ?

— Moi, je ne sais pas me résigner, déclara l’altière Thérèse.

— Les Ravin reculeront devant le scandale de la malhonnêteté des Barrière, ajouta Irène. Et ils nous reviendront, j’en suis sûre.

— Oui, tout s’arrange, n’est-ce pas ?

— Certainement !

— Par vos maladresses, vous aggraverez vos ennuis. Et puis, quoi ! Est-ce possible que les Jalade s’associent à M. Micquemic ? Pourvu qu’il ne vous trahisse pas !…

— Il s’en gardera bien. Son intérêt n’est-il pas de nous rester fidèle ?

Jalade haussa les épaules, et trop malheureux pour discuter davantage, il s’en fut dans la cuisine.

Le lendemain, Thérèse, impatiente de répandre le poison de sa vengeance, partit en auto pour Agde, sous le prétexte de s’y occuper d’une toilette. C’était dix heures. Le marché aux poissons battait son plein, à l’ombre des vieux platanes, sur la riante placette de la « Marine » que longe, contre le quai de la cathédrale, le large cours de l’Hérault où stationnent les tartanes balourdes, encapuchonnées de bâches multicolores.

Parmi le va-et-vient des ménagères qui, dans les corbeilles des éventaires, examinaient maquereaux, rougets, daurades et sardines, Thérèse eut tôt fait de remarquer une de ses amies de pension. Celle-ci, plus âgée, et que sa bonne accompagnait, était mariée depuis peu.

— Et comment vas-tu, Thérèse ?

— Bien. Et toi ?

— Parfait… À présent, c’est toi qui fais le marché ?

— Non. Je suis attendue chez ma couturière. J’ai voulu, en passant, me rendre compte des prix.

Thérèse ne savait comment aborder l’histoire de Barrière, lorsque son amie, non sans quelque malignité, la provoqua aux confidences :

— Dis-moi, Thérèse, c’est donc avec Mlle Barrière que Philippe se marie ?

— Il paraît.

— Si quelque chose étonne, c’est bien ça. Vous étiez, les Jalade, tellement liés avec les Ravin que tout le monde aurait juré que ton mariage avec Philippe était décidé depuis toujours.

— Évidemment, mais son mariage avec Mlle Barrière n’est pas encore fait.

— Ah ! Pourquoi ?

— Parce que… Heu !… Chut !… On pourrait nous entendre.

Et doucement, avec des airs de mystère, Thérèse distilla son poison :

— Quand on saura chez les Ravin de quelle tache est souillée la fortune de Barrière, ils renonceront à lui donner Philippe.

— Oh ! qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Chut ! Ne parle pas si fort. Je ne veux pas qu’on m’accuse d’une vilenie.

— À moi, tu peux me dire la chose. D’ailleurs, on l’apprendra bien toujours, d’une façon ou d’une autre.

— Ça, c’est vrai. Eh bien ! je te le dis, à toi : Barrière, quand il était jeune, et qu’il faisait le métier de maçon, a volé dans un vieux château une cassette remplie de pièces d’or.

— Oh ! ce n’est pas possible ! Comment serait-on resté si longtemps sans le savoir !

— Ce serait trop long de t’expliquer pourquoi on n’a jamais soupçonné Barrière d’une pareille action. Et puis, dans une ville comme la nôtre, on oublie si vite !

— Enfin qui t’a appris ça, à toi ?

— C’est Micquemic qui l’a dit à maman.

— D’un tel individu ça n’a pas d’importance. Personne ne le croira.

Té ! Tu soutiens les Barrière ?

— Ma foi, non. Je ne les connais pas.

— Au moins, ne répète à personne que c’est moi qui…

— Non. Toutes ces médisances, après tout, ne m’intéressent pas. Allons, adieu !

Et l’amie de pension, rappelant sa bonne que tout à l’heure elle avait éloignée dans un groupe de ménagères, se dirigea subitement vers les corbeilles de coquillages. Thérèse, déconcertée un moment, sortit de la marine pour entrer dans la ville aux maisons noires, la plupart délabrées par les intempéries, solides pourtant, bâties de lave. Dès les premiers pas, elle aperçut au seuil de sa boutique une brave femme, nommée Valentine Bourret, ancienne domestique au Château Vert, qui avait préféré s’établir crémière à Agde que de rester au service du monde.

Valentine, à la vue de Mlle Thérèse, qu’elle avait jadis dorlotée tant de fois, s’exclama :

Té ! De si bon matin !… Où allez-vous donc ?

— Chez ma couturière.

— Ah ! bon ! Toujours de jolies robes, les plus jolies du pays, et vous savez ce qu’on m’a appris ? M. Philippe qui se marie avec la demoiselle des Barrière !… Ça ne vous étonne pas ?

— Si, diantre. Beaucoup. Oh ! mais…

De nouveau et dans les mêmes termes qu’à son amie de pension, Thérèse rabâcha son odieux commérage. Mais, chut ! chut !… Il ne fallait rien répéter. On croirait qu’on est jaloux au Château Vert. Après quoi, Thérèse reprit son chemin, tandis que Valentine lui souhaitait bonne chance à l’essayage de sa toilette.

— Soyez toujours la plus gentille, mademoiselle.

Vers midi, Thérèse n’avait pas regagné son auto pour s’en retourner au Grau que sa calomnie ricochait de boutique en boutique, s’insinuait dans les ateliers, dans les cafés, partout, courait au milieu des rues, comme des ruisseaux de la ville qui un jour d’orage roulent de la boue et des immondices.