Société d’éditions publications et industries annexes (p. 51-59).

CHAPITRE VIII

Le lendemain matin, dans le petit bureau de l’hôtel, Irène entretenait son mari de vains bavardages, afin d’attendre plus patiemment Thérèse. Mais Thérèse ne se décidait pas à descendre de sa chambre.

— Ma foi, dit-elle, n’attendons pas davantage. Je vais te montrer nos cadeaux. Il y en a pour tout le monde. Et c’est à toi que j’ai pensé le premier.

Irène ouvrit d’une façon précieuse un petit coffret en carton doré, et, s’emparant d’une cravate de soie, elle la fit danser au bout de ses doigts, en riant.

— Hé ! Que dis-tu de ça ?

Benoît, sans grand élan, eut néanmoins un sourire de gratitude. Quel dommage que sa femme, une si bonne amie, manquât trop fréquemment de modération et de clairvoyance !

— C’est trop beau pour moi, murmura-t-il.

— Veux-tu te taire !… À présent voici pour les Ravin.

Elle étala, au creux de sa large main, délicatement, des épingles de cravate en or, l’une pour Philippe, l’autre pour son père.

— Je ne me suis pas moquée d’eux, hein ! Évidemment, Ça me coûte, mais je ne dépense qu’à bon escient, n’est-ce pas ?… Et pour Eugénie, ces boucles d’oreilles.

— Oh ! oh ! très chic !…

— Seront-ils contents ?

— Certes.

— On dirait que tu n’en es pas très sûr ?

Après un silence, Benoit, dont le front roux se plissait de rides, maugréa :

— C’est que je pense à la dette de dix mille francs.

— Bah ! les Brouilla sont très riches : ils peuvent attendre quelques jours… D’abord, nous en parlerons tout à l’heure. Chaque chose en son temps… Quoi ? Qu’as-tu à m’objecter ?… Voyons, est-ce qu’un homme se laisse si facilement abattre !

— Tu en as de bonnes. Il n’y a que moi qui travaille. Et l’on dépense beaucoup trop.

— Qui : on ?… Tu n’as pas la franchise de me nommer ; seulement, c’est moi que tu rends responsable de nos difficultés. Eh bien, non ! Si tu m’écoutais, tout irait mieux.

— Je ne fais que ça : t’écouter… Bref, pour cette dette, comment nous arrangerons-nous ?

— L’ami François…

— François Ravin, non ! je te l’ai déjà dit, ne compte plus sur lui.

— Pourquoi ?…

— Parce que !… s’exclama Benoît, qui ne cessait de penser au mariage de Philippe avec la fille de l’horticulteur.

— Parce que, ce n’est pas une raison. Alors, ni Ravin, ni Barrière… Qui donc pouvons-nous solliciter ?

— Hé ! je n’en sais rien. C’est à toi de dénicher le merle blanc.

— À moi !…

Irène se mordit les lèvres, comprenant que cette fois son mari ne se laisserait peut-être pas conduire. Elle s’apaisa aussi vite qu’un enfant, se rapprocha de Benoit :

— À présent, nous sommes trop énervés pour chercher la personne charitable à qui emprunter. Té ! Il y a une chose très urgente, c’est de téléphoner aux Ravin.

— Téléphoner ! Pourquoi ?

— Je suis encore trop fatiguée pour aller leur dire bonjour cette après-midi. Demande donc à Eugénie si elle sera demain à sa maison.

— Bien !

Benoit empoigna le récepteur. Cinq minutes après, il obtint la communication. Et la conversation s’engagea :

— Allo !… C’est vous, Eugénie ?… Oui, elles vont très bien… Allô ! Allô !… Bon ! Comme vous voudrez !… Nous ne bougerons pas du château !… Le bonjour à tous !… À demain !

Benoît, lentement, raccrocha le récepteur. Ses mains tremblaient ; son visage, placide à l’ordinaire, se contractait d’une telle angoisse que sa femme l’interrogea :

— Qu’as-tu ?

— Rien. Tu as compris les intentions d’Eugénie ? qu’elle viendra ici demain avec Philippe.

— Bizarre !… Il doit y avoir quelque chose d’important. Tu ne le soupçonnes pas, toi qui es resté ici pendant trois semaines ?

— Ma foi, non, je ne devine pas.

— En tout cas, je n’aurai pas la peine d’aller à Agde. Je me suis assez déplacée pendant ces trois semaines. Que de choses j’aurai à leur raconter ! Comme je vais les épater !

Thérèse entra d’un vol, coquette, pimpante, aussi fraîche qu’un oiseau qui sort du bain. Tout de suite elle interpella sa mère :

— As-tu téléphoné aux Ravin ?

— Oui, ton père… Eugénie tient à venir ici demain, avec Philippe.

— Tant mieux. Il me tarde de les voir. Et toi, papa, nos cadeaux, est-ce qu’ils sont à ton goût ?

— Ils sont très beaux, répondit Benoit.

— Tu ne parais pas très emballé.

— Ton père doit avoir un souci, qu’il nous cache.

— Moi, non. Pas de souci.

— Mais si, papa. Dis-le !…

Thérèse, d’un élan, se jeta sur son père, le pressa contre son cœur. À la chaleur d’une tendresse aussi agréable, il s’attendrit lui-même, au point qu’il faillit dénoncer le maudit mariage de Philippe. Cependant il eut assez de sagesse pour garder son secret, espérant encore que l’opinion publique se trompait.

Justement, on appela le patron à la cuisine. Il déguerpit en hâte. Jusqu’au soir, il s’efforça de se tenir coi et ne parut devant sa femme que le moins possible. Le lendemain, quelle anxiété !… Ah ! mon Dieu ! Comment Irène et Thérèse, aussi autoritaires, apprendraient-elles la mauvaise nouvelle ? Plus l’heure avançait, plus il se persuadait que l’opinion publique avait raison. Après le déjeuner, il ne tint pas en place. À chaque instant, il s’en allait sur le quai guetter l’auto des Ravin.

Quel jour aimable il faisait, épanoui sur le paysage où se profilait à l’horizon du sud, au delà du littoral d’un gris d’argent délicat, dans une vapeur de lumière, le violet Canigou, roi de la Pyrénée !… Thérèse et sa mère, dans leur petit salon de famille, à côté du bureau, brodaient tranquillement des mouchoirs. Elles avaient commandé un gâteau au chef de la cuisine, lequel, sachant que Mme Ravin le récompensait toujours d’un bon pourboire, avait soigné son travail. Elles avaient préparé une vieille bouteille de Frontignan, et parfois, en complices de rêves généreux, elles se félicitaient que la Providence leur eût réservé, dès leur retour de la Côte d’Azur, une après-midi si heureuse.

— Ils veulent sans doute nous inviter à quelque fête de charité, dit Thérèse.

— Qui sait si Eugénie n’a pas l’idée de nous parler de mariage. Car Philippe est tellement timide qu’il n’ose peut-être pas se déclarer lui-même.

— Qui sait ?

À 4 heures, elles reconnurent, au son du clakson, l’auto des Ravin qui s’arrêtait devant le Château Vert. Jalade courut bien vite leur confirmer l’événement ; puis, claquant la porte, il se précipita dehors. Il arriva juste au moment où Philippe offrait la main à sa mère pour descendre de la voiture.

— Bonjour ! salua-t-il, bonjour ! Comment ça va ?

— Très bien, mon ami, répondit Eugénie. Où sont-elles ?

— Au petit salon, qu’elles vous attendent… Té ! les voilà !

On poussa, de part et d’autre, des cris de joie, de remerciements. On s’embrassa, vite, vite. Et vite, qu’on entre au salon, où l’on serait très bien pour causer. Philippe, toujours calme, se laissait presser les mains par Thérèse, toujours en effusion. Tandis que Benoit Jalade, qui resta seul debout, inquiet de la catastrophe si proche, observait les manières chaleureuses des deux mamans, lesquelles à la vérité s’affectionnaient depuis leur enfance. Irène, excitée par l’orgueil de son voyage, en racontait déjà quelque épisode. Eugénie, fort à l’aise, ôtait ses gants, ordonnât d’un doigt minutieux deux ou trois mèches de ses cheveux encore noirs, que François, son mari, lui avait défendu de couper.

— Oui, tu comprends, ce voyage nous était absolument nécessaire. J’ai vu des hôtels, qui sont de vrais palais : service impeccable, distractions du matin au soir. Tout est chic, si chic !…

Puis, avec un geste de dégoût, Irène ajouta :

— Ici nous n’avons qu’une auberge.

— Tu te calomnies, voyons !

— Oh ! nous allons modifier tout ça. Enfin, n’importe ! Eugénie, nous ne vous avons pas oubliés.

Thérèse déposa sur la table le coffre précieux en carton doré. Au milieu d’un silence profond, sa mère en retira, non sans beaucoup de soin, chacun des jolis cadeaux, les écrins enveloppés de papier de soie. Philippe et sa mère frémissaient réellement d’une émotion si forte de gratitude et de gêne à la fois qu’ils ne trouvaient pas de mots assez convenables pour remercier de tant de largesse et que, échangeant des regards furtifs, ils ne savaient plus s’ils auraient le courage d’annoncer maintenant leur mauvaise nouvelle. Mais alors quel motif allégueraient-ils d’avoir sollicité avec insistance le plaisir de se rendre, cette après-midi, au Château Vert ?

Thérèse épiait dans les yeux brillants de Philippe un émoi de surprise ; elle l’entourait à demi de ses bras comme par mégarde. Subitement, elle le saisit aux épaules, et, sans qu’il eût le temps de protester, elle voulut, au grand divertissement de leurs parents, essayer elle-même sur lui l’épingle de cravate qu’elle avait choisie dans le plus élégant magasin de Monte-Carlo. Philippe toléra de bonne humeur, selon son habitude, la familiarité gamine de Thérèse, qu’il allait fatalement contrister tout à l’heure. Pendant qu’il affectait de s’amuser aussi, sa mère, sur l’invitation des Jalade, attacha ses boucles à ses oreilles et se mira dans la glace ; elle déclara que jamais elle n’avait porté de pareils joyaux. Irène se récria :

— Tu plaisantes, Eugénie ! Si tu voulais, tu serais, grâce à ta fortune, la femme la plus enviée d’Agde. Tu es trop modeste.

Déjà Benoit disposait sur la table la vieille bouteille de Frontignan et le gâteau qu’il était allé chercher à la cuisine.

— Oh ! protesta Mme Ravin, vous vous êtes dérangés ! Ce n’est pas raisonnable.

— Pardon ! répliqua Irène. Depuis si longtemps qu’on ne s’est pas réunis !… Il faut trinquer ensemble.

Thérèse, quand elle eut offert à la ronde les parts du gâteau, servit le muscat de Frontignan, vint s’asseoir auprès de Philippe, qui souffrit du contact de sa personne suppliante et passionnée. Et là, au moment où les Ravin y pensait le moins, Irène, à l’improviste, provoqua la terrible révélation :

— Depuis notre absence vous devez avoir du nouveau à nous annoncer, dit-elle.

— Ma foi, répondit d’un élan spontané, involontaire, Mme Ravin. Ma foi oui, il y a du nouveau.

— Ah ! ah !…

— Nous marions Philippe.

— Hein ! Quoi l… Phil…

Irène, haletante de stupéfaction, se jeta d’un bloc sur le dossier de son fauteuil, tandis que Thérèse, une flambée de honte au visage, ne bougeait plus.

— Vous !… Tu maries Philippe, Eugénie ?

— Oui, répondit Philippe, très doux.

— Et avec qui, s’il vous plaît ?

— Avec une jeune fille que vous ne connaissez guère qui depuis quelque temps est notre voisine.

— Je sais !…

Thérèse s’écarta violemment de Philippe comme d’un pestiféré. Benoît allait et venait dans la pièce, n’osant regarder ni sa femme ni la mère de Philippe, qui maintenant avaient l’air de se défier l’une l’autre. C’est qu’il s’alarmait pour l’instant d’après, quand il serait seul avec Irène, de la scène injuste qu’il aurait à subir. Irène, qui voyait sa fille bouleversée, les yeux mi-clos, les mains crispées sur le menton, ne contint plus sa colère.

— Enfin, qu’est-ce que ça signifie, Eugénie ? Quelle est cette folie !

— Fous, nous autres !… Pourquoi ?… Est-ce que Philippe n’est pas en âge de se marier ? Est-ce que les Barrière ne sont pas dignes de nous ?

— Je ne sais pas, bougonna Irène.

Et Thérèse cria de toutes ses forces :

— Non !

— Non ?… Tu dis : non, petite ?… Est-ce que tu sais quelque chose de malhonnête ?… Il ne faut pas injurier si vite.

Thérèse hésita, le front dur, fixant d’un regard méchant la mère de Philippe. C’est que, malgré l’inexpérience de son âge, elle sentait la gravité d’une simple médisance à cette heure.

— Je n’injurie personne, maugréa-t-elle.

— Tout de même, repartit Mme Ravin, je ne comprends pas votre indignation. Philippe est libre, je suppose, d’épouser qui lui plaît.

— Mais alors, riposta Irène, vous n’avez donc jamais rien compris à nos sentiments ! Nous avions toujours cru que Thérèse était réservée à Philippe. Philippe ne l’aime donc pas ?

— J’aime beaucoup Thérèse, comme une cousine, mieux : comme une sœur, déclara Philippe. Et je suis désolé de lui faire de la peine. Certes je me doutais parfaitement qu’elle se grisait de beaux rêves, mais je n’y pouvais rien. Et devais-je brutalement l’en dissuader ? J’ai eu tort peut-être, je le vois à présent. Mais aurais-je jamais eu le courage de la repousser ? Ma foi, non.

— Nos deux familles sont tellement unies que le rêve de Thérèse, le nôtre aussi, était bien légitime, Eugénie.

— La nature, ma pauvre Irène, est plus puissante que tout. Et vraiment, il n’y a pas dans cette occasion de quoi se brouiller.

— Non, pardi ! Seulement ce ne sera plus la même chose.

— Tu te trompes, répliqua Eugénie qui voulut finalement, devant d’absurdes récriminations dont elle prévoyait déjà la vilenie croissante, affirmer une autorité suprême. Tu te trompes. Nous avons trop d’intérêts communs pour rompre sans motif raisonnable nos relations.

— C’est vrai. Vous avez toujours été de bons amis.

Il y eut un silence. Irène tapotait fébrilement ses genoux, se balançait d’une manière enfantine sur le bord de son fauteuil, comme pour endormir sa douleur. Eugénie se mouchait sans cesse, sans ôter les yeux de son verre de Frontignan. Philippe, satisfait que la mission d’annoncer son mariage fût accomplie, se demandait comment prendre congé. Thérèse, qui était debout, croisait les bras, fière de posséder un secret terrible qu’elle ne consentait pas à révéler maintenant. Benoit, de l’autre côté de la table qui le séparait de Philippe et de sa mère, s’arrêta de marcher. Pour plaire à sa femme, il fit entendre sa voix insinuante. Il avait tant d’intérêts à ménager ! Il pensait aussi aux dix mille francs de la Côte d’Azur, une lourde dette que probablement sa femme oubliait.

— Tout cela est regrettable, dit-il. Quelle catastrophe pour notre Thérèse, qui vous aime tant ! Pauvre victime !

— Victime de quoi ? Nous n’avons jamais fait de mal à personne. Au contraire.

L’entretien s’aigrissait davantage. De sorte qu’au lieu de ramener à une réconciliation, ce maladroit de Jalade avait jeté de l’huile sur le feu. Tout à coup, comme Mme Ravin se levait pour faire ses adieux, Thérèse avec emportement, cria :

— Si vous m’aimez de cette manière, merci !

— Ma petite, voyons. Il y a là une fatalité.

— Vous me préférez à la fille de cet homme !… Ah ! si vous les connaissiez !

— Parle !… Il est temps encore.

— Parle donc ! insista Philippe, dont la rudesse étonna.

Thérèse les menaça l’un et l’autre du regard, et, gonflant de mépris ses lèvres charnues, elle jeta :

— Je ne parlerai pas. Pas aujourd’hui… Bonsoir !…

D’un vol, elle disparut. Au milieu d’un silence lugubre, Mme Ravin soupira :

— Quelle enfant !… Il faut lui pardonner.

— Oui, tu peux le dire, Eugénie, gémit Irène. Elle est malheureuse. Enfin, tant pis ! Il n’y a qu’à s’incliner.

Mme Ravin, résolue à ne plus répondre à des plaintes, toujours les mêmes, et bien inutiles, trahit quelque embarras :

— Je pense que nous ne sommes pas brouillés. Autrement, il nous serait impossible d’accepter ces cadeaux.

— Par exemple !… se récrièrent les Jalade. Ils sont offerts de bon cœur.

— Nous n’en doutons pas. Ainsi donc nous les acceptons de bon cœur. Et merci. Vous êtes trop généreux. Allons, au revoir !

Les deux mamans s’embrassèrent, non sans quelque malaise qui troublait leurs réels sentiments d’affection.

— Tu embrasseras ta petite pour moi, Irène.

— Pour moi aussi, dit Philippe. Ah ! quelle misère !…

Les Ravin gagnèrent à la hâte leur auto, où Jalade seul les accompagna. Dès que la voiture eut démarré, Mme Ravin interrogea son fils :

— Eh bien, que penses-tu de cette algarade ?

— Je n’en suis pas surpris.

— Ni moi. Ils se nourrissaient de si magnifiques rêves depuis si longtemps. À vrai dire, Thérèse ne convoite pas la fortune. Elle t’aime bien… Mais ses parents ! Ils n’étaient pas fâchés de nous donner leur fille et de trouver dans son mariage le moyen, sinon d’éteindre leurs dettes, au moins de recouvrer leur tranquillité.

— Je me reproche d’avoir, vis-à-vis de Thérèse, usé de ménagements.

— L’orage se dissipera sans doute. Mais chez eux quelle rancune ! Il faudra se méfier, peut-être pas pour nous. Pour Mariette, pour ses parents. Qu’a voulu insinuer Thérèse à propos de M. Barrière ?

— Bah ! des mots en l’air. En tout cas, si les Barrière sont d’une origine modeste, nous aussi. Thérèse, qui a la langue bien pendue, a un toupet du diable. Si par hasard elle effleure de la moindre médisance la personne de Mariette, je ne lui pardonnerai pas.

— Ne nous montons pas la tête, nous autres, comme ont fait ces toquées du Château Vert.

— Je souhaite certes que Thérèse soit heureuse dans la vie, mais elle ne le sera pas. Elle ne comprend rien à la réalité des choses, et, dépourvue d’une bonne éducation, elle s’abandonne à ses caprices, comme une girouette au vent qui passe.

— J’ai peur que tu n’aies mille fois raisons.