Société d’éditions publications et industries annexes (p. 67-75).

CHAPITRE X

Personne n’avait, depuis huit jours, osé informer M. François Ravin, dont chacun respectait la probité et la puissance, de l’accusation terrible qui frappait son allié de demain, M. Barrière. Ce fut l’un de ses tonneliers, excellent homme, qui, dans l’intérêt des deux familles, apprit à son patron la mauvaise nouvelle au moment où celui-ci, toujours le dernier à la besogne, fermait son bureau. Ravin s’empressa de la rapporter chez lui, à sa femme et à son fils, qui se réchauffaient devant la cheminée de leur boudoir. Philippe ne s’en montra guère ému. Il lança doucement une bouffée de sa cigarette et dit :

— C’est de la sottise. Il ne faut pas y faire attention.

— Tu as raison, mon fils, approuva Mme Ravin, qui, fortement carrée dans un fauteuil, secoua ses robustes épaules. Ce sont les Jalade qui ont dû inventer une histoire de ce calibre ! Ah ! ces amis qui nous doivent tant de reconnaissance !

— Et tant d’argent ! ajouta M. Ravin.

— N’accusons personne sans avoir la moindre preuve.

— Tu es la sagesse même, Philippe. Remarque, toute fois, que les Jalade, depuis que nous leur avons annoncé tes fiançailles, n’ont plus donné signe de vie.

— Oui, cela est troublant. Eh bien ! si de leur propre mouvement ils se retirent de notre amitié, ce sera tant pis pour eux.

— Ce qu’il y a de curieux, mais d’assez ordinaire, c’est que la première victime de la calomnie, notre ami Barrière, ne la soupçonne pas le moins du monde… Té ! J’irai ce soir au Cercle tâter l’opinion des uns et des autres.

Le Cercle des négociants se trouvait dans le site le plus pittoresque d’Agde, non loin de la cathédrale-forteresse, qui, du haut de ses murailles rougeâtres et sombres, comme brûlées par un incendie, domine la riche plaine de l’Hérault couverte de vignes et d’olivettes, parsemée de cités et de villages, jusque très loin, au pied des Cévennes. Un balcon du Cercle surplombe la terrasse du Grand Café, en retrait de la place où débouche le pont suspendu ; un autre balcon-galerie de bois, enguirlandé de chèvrefeuilles, prolonge ses vingt mètres de parquet au-dessus de l’Hérault, dans la lumière ou les ombres de l’espace.

Les portes-fenêtres étaient soigneusement fermées, ce soir. Car il faisait très froid. Un feu de coke brûlait dans la cheminée profonde.

À cette heure d’avant dîner, il ne venait pas beaucoup de clients au Cercle. Cependant, à peine Ravin s’était-il installé à un guéridon de marbre, seul, pour feuilleter L’Illustration, qu’il remarqua, non loin de lui, installés à une table de jeu où ils jouaient à la manille, quatre de ses confrères en négoce qui échangeaient par intermittences, d’une voix chuchoteuse, des propos empreints d’amertume. Ravin n’attendit pas longtemps, pour surprendre le motif de leur conversation, que sa présence avait interrompue un moment, et que ranimait l’étrange besoin d’occuper, par des bavardages autour d’un drame de famille, une heure de loisir. Ravin ne put contenir son impatience. Il s’avança jusqu’aux quatre joueurs de manille, et simple, sans geste, il leur demanda :

— Pourquoi accusez-vous d’une chose abominable mon ami Barrière ?

— Pourquoi ?… répondirent-ils en chœur. Mais parce que tout le monde l’accuse !

— Avez-vous la moindre preuve ?

— Il parait que Micquemic, quand il était jeune…

— Quoi ! Vous accordez du crédit à ce besogneux, à cet ivrogne ? Barrière, comme tous les favorisés de la fortune, comme la plupart d’entre nous, compte pas mal d’envieux, qui sont tout prêts à devenir des ennemis. Et il est si facile, peut-être même si agréable, de dauber sur un homme, qui a le tort de ne pas se mêler à la société de notre ville. Mais c’est lâche de l’accuser ainsi, sans le moindre commencement d’une preuve. Je vous assure d’ailleurs, qu’il ne se doute même pas de l’outrage qui lui est fait.

— Allons donc !

— Voilà !… Vous ajoutez foi sans hésitation aux plus sinistres commérages, et vous ne daignez pas admettre qu’un honnête homme vive tranquillement chez lui, dans le sentiment de son honnêteté. Pourtant, vous êtes des gens sérieux, des négociants avisés, ayant une longue expérience des hommes et des affaires.

— Bah ! Ravin, on comprend que pour vous cette révélation d’une action si ancienne de M. Barrière soit une chose cruelle. Vous ne la méritez pas. On vous plaint, mais, que diantre ! il est bon de démasquer les imposteurs qui nous trompent. Voyons, cette histoire de la cassette, ça ne s’invente pas !

— Rien à faire donc avec vous, messieurs. Tant pis ! N’insistons pas. Quand la vérité éclatera au grand jour, j’espère que vous éprouverez quelque remords. Hélas ! ce sera trop tard !

— Ah ! Ravin, vous allez trop loin !

Ravin, sans répondre, les enveloppa d’un geste de dédain et disparut.

Le lendemain soir, prétextant une abondance de travail, il laissa Philippe, à la fermeture de ses bureaux, rentrer seul à la maison. Ensuite, par un élan de générosité, il s’en alla informer Barrière du danger qui le menaçait. Car la légende, une fois qu’elle est enracinée au cœur d’un peuple, est si difficile à extirper !

Quand il eut, au delà de l’Hérault, traversé la place où débouche le pont suspendu, il descendit le boulevard qui amène à la promenade et, dans la direction du Cratère et du Cap, il gagna le vieux chemin de campagne, au lieu de se diriger vers la haute grille de sa propriété. Dans le vieux chemin pétri de rocailles, déchiré d’ornières et bordé de murs laids que par endroits ourle la mousse, à l’avant-dernière porte, si modeste en son cadre de briques rouges, il s’arrêta.

La bonne, qui depuis vingt ans servait les Barrière, vint lui ouvrir. Un flot de lumière éclaira des corbeilles de fleurs, des groupes de volumineux vases de grès, une serre aux glauques carreaux. Par une allée pavée de briques jaunes et rouges, la bonne la conduisit à la maison, logis d’ancien temps, restauré avec un goût de pittoresque et de confort.

— C’est à M. Barrière seul que je désire parler. Et je souhaite que ces dames ne sachent rien de ma visite.

— Oui, monsieur.

Elle conduisit M. Ravin jusqu’au fond d’un large couloir à une petite porte rencoignée dans l’épaisse muraille. C’était là le cabinet de travail réservé à l’horticulteur, qui s’y plaisait tant. Dès que le jour ne lui permettait plus de se consacrer à son domaine, Barrière venait s’asseoir à sa table d’étude, se pencher sur des catalogues et sur des livres, dont la bibliothèque vitrée enveloppait à demi la pièce vaste et sourde. Là, dans le silence de la nuit et de la campagne, à la lisière de la vieille ville bourdonnante, quelle jouissance il éprouvait de découvrir chaque fois des notions nouvelles, qui enrichissaient son savoir davantage ! Il s’appliquait avec ferveur à connaître les origines, les exigences, les misères des plantes de son pays, et des plantes susceptibles de s’acclimater sur le littoral : il cherchait avec amour par quels moyens les rendre plus belles ou plus étranges, varier leur allure et leur couleur de vivantes merveilles du bon Dieu.

Tout à coup, quand la porte s’ouvrit, il tressaillit de surprise, et, dissimulant malaisément un certain ennui, il écarta son fauteuil de la table. Mais, à la faible clarté de sa lampe à huile, il reconnut M. Ravin, dont le maigre visage, étincelant de franchise, souriait. Aussitôt, lui aussi, se mit à rire, et il tendit ses mains calleuses.

— Je vous dérange, monsieur Barrière ?

— Vous, jamais. Est-ce qu’il y a du nouveau ?

— Oui, et qui vous intéresse personnellement. Aussi, ai-je voulu ne m’adresser qu’à vous. Même, je souhaite que ces dames ne sachent rien de ma visite ici.

— Diable !… Il n’y a rien de triste au moins ?

Ces manières cérémonieuses intriguaient un peu Barrière, qui, ayant avancé un fauteuil pour Ravin, ne bougea plus, fort attentif.

M. Barrière, on parle beaucoup de vous.

— De moi !

— On ne vous gâte pas.

— À quel propos ?

— Il faut que je vous en informe tout de suite. Nous ne sommes plus des enfants, n’est-ce pas ? On raconte une histoire d’autrefois, quand vous étiez maçon…

— Ah ! que j’étais jeune ! Et vous n’aviez pas alors, monsieur Ravin, le moindre souci de l’humble escargot que j’étais.

— On raconte, — excusez-moi, il faut que vous sachiez tout, pour que vous puissiez vous défendre, — qu’un jour, dans un château, vous avez découvert sous un escalier une cassette remplie d’or, et que vous l’avez dérobée.

— Moi ! une cassette !

Barrière, les yeux grands ouverts, se hérissait d’étonnement.

— Et l’on ajoute que c’est grâce à cette fortune que vous avez pu vous établir maraîcher.

— Quel roman ! Et sot ! Et bête !… Alors mes camarades ne m’ont pas dénoncé ?

— Non. Vous avez pensé que personne ne vous avait surpris. Mais aujourd’hui un homme se vante d’avoir assisté à la découverte de la cassette ; seulement il prétend qu’il n’a pas eu le courage de vous dénoncer sur l’heure. Puis, le temps a passé.

— Quel est ce paltoquet ?

— L’un de vos camarades du chantier, Micquemic.

— Voilà un fainéant à qui je n’aurais jamais songé. Effectivement, nous avons quelquefois manié le mortier ensemble.

Et portant la main à son front, Barrière poursuivit :

— Ce fainéant n’aurait jamais trouvé seul une pareille histoire. Je vous dirai donc quelque chose dont je ne parle jamais, que savent très bien les vieux maçons, et qui a dû donner le branle à l’imagination de Micquemic. La chose remonte très loin, à la Révolution de 89. Le marquis de Sérignan, au début de 1790, émigra ainsi que plusieurs seigneurs de la région. Mais, sûr qu’il était de revenir bientôt, et soucieux de ne pas exposer son argent aux hasards de ses pérégrinations, il le confia au père de mon grand-père, qui était maître maçon. Où le cacher ? Mon aïeul ouvrit dans l’écurie, sous la crèche, un grand trou, où il serra une cassette remplie de louis d’or, et qu’il mura d’une pierre. La famille du marquis ne tarda pas à le rejoindre à l’étranger. Puis, dix ans après, la bourrasque se dissipa tout à fait. Le marquis revint à Sérignan avec sa famille. Mon aïeul aussitôt courut chez lui.

Il descella non sans peine l’énorme pierre du coffre-fort bizarre, d’où l’on retira une cassette. Jamais, malgré les instances du marquis, il n’accepta la moindre récompense. Il n’avait fait que son devoir… Voilà, monsieur Ravin, l’histoire véridique qui certainement a fermenté dans la cervelle de ce propre à rien de Micquemic.

— C’est un roman aussi, mais combien pathétique, tout à l’honneur de votre nom. Pourquoi ne l’avez-vous jamais dit ?

— Je n’en ai pas besoin. Ce n’est pas moi d’ailleurs qui ai accompli cet exploit, si exploit il y a. La famille de Sérignan en garde toujours le souvenir. Elle est pour moi, pour les miens, aimée de l’affection la plus fidèle. Seulement, ayant gardé aussi le mauvais souvenir d’Agde à cette époque de tempêtes, elle a quitté le littoral, pour se fixer loin d’ici, en Gascogne.

— Le malheur, voyez-vous, c’est que les gens du peuple ne réfléchissent guère et croient plutôt au mal qu’au bien. Ne vaudrait-il pas mieux arrêter des rumeurs qui vous calomnient ?

— Non, laissez jaser le pauvre monde. La vérité s’imposera un jour ou l’autre.

— Vous avez tort. Il faut arrêter le mal tant qu’on le peut.

— Que vous fait cela, voyons ! Vous n’y croyez pas peut-être ?

Tandis que Ravin avec amitié lui posait les mains sur un genou, Barrière redressait le front fièrement, sa rouge figure aux traits bouleversés soudain, aux yeux pers qui s’enfonçaient davantage dans leurs orbites fripées.

— Ne vous fâchez pas, monsieur Barrière. Si j’insiste, c’est que votre femme, votre enfant, quand elles apprendront…

— Elles seront aussi indifférentes que moi à un tel outrage. Il est indigne de moi que je m’en défende.

— Tant pis ! Vous avez tort, mais mon devoir n’était-il pas de vous renseigner.

— Certes ! Et je vous remercie, un homme renseigné en vaut deux.

Barrière, qui avait recouvré son calme, reconduisit Jalade sans bruit, par le couloir. Sur la porte du chemin, il lui pressa les mains longuement :

— Rassurez les vôtres, s’il en est besoin. Moi, cette sottise ne m’empêchera pas de dormir. Tenez, je n’en dirai même pas le moindre mot à cet imbécile de Micquemic : ce serait lui faire trop d’honneur.

Dans la nuit, par le chemin désert, M. Ravin regretta de nouveau que Barrière ne consentit point à manifester la moindre protestation. Et qui sait si dans un pli de sa conscience ne se glissait pas le soupçon affreux qu’il pût y avoir une faute irréparable dans le passé du père de Mariette.

Chez lui, sa femme et son fils l’attendaient avec impatience. Il ne rentrait jamais aussi tard, au moins sans avoir prévenu. C’était presque l’heure du dîner.

— Enfin, d’où sors-tu ? lui demanda sa femme.

Il parcourut le boudoir de long en large d’un pas saccadé ; et pourtant il répondit sur un ton de bonne humeur :

— Je me suis encore arrêté au Cercle pour savoir si l’on parle toujours du vol de la cassette. On n’en parle plus du tout. Est-ce oublié ? Je le pense.

— Qu’on dise ce qu’on voudra, mon père. Nous savons que les gens ont beaucoup de goût pour la médisance. Quant à moi, rien ne m’empêchera d’épouser Mariette, qui est aussi belle qu’instruite et distinguée.

— Parbleu ! conclut Mme Ravin, aisément satisfaite.

Ravin regardait le feu de bois dansant entre les parois de la cheminée de marbre blanc. Il s’était promis de ne pas révéler la visite qu’il venait de rendre à Barrière, et, se félicitant de son courage, il admirait en silence le courage plus difficile de Barrière, qui n’opposait au démon de l’injure que son dédain.

Après dîner, Philippe s’en alla chez les Barrière faire sa cour à Mariette. On le recevait à la bonne franquette dans la salle à manger, dont un côté, qui était un vitrage colorié, donnait sur le jardin… Des tableaux, nature morte, marines, scènes de chasse et de pêche, décoraient les murs ; un paillasson d’osier recouvrait le tapis écarlate.

Barrière profitait de cette heure de repos pour lire son journal ; sa femme s’occupait à des travaux d’aiguille. Mais que de fois elle levait les yeux vers les deux enfants qui parlaient bas ou riaient, discrètement ! D’ailleurs, Mariette ne restait pas longtemps inactive. La bonne apportait sur un plateau du tilleul, des tasses, la bouilloire, aussi bien pour les parents de Mariette que pour elle et pour Philippe, lequel, attentif aux soins de sa santé, avait préféré une infusion de tilleul au café que, selon l’usage des populations du littoral, on lui avait offert le premier soir. Ce soir-là, Philippe eut vite la certitude, comme la veille, que Mariette n’avait encore rien appris des médisances de la ville. Cependant, Barrière en avait soufflé un mot à sa femme, afin qu’elle ne fût pas surprise, blessée en son âme simple et pure, dans le cas où, sur le marché, on en clabauderait auprès d’elle. Quant à sa fille, qui ne sortait guère de la maison que pour aller à l’église, il ne supposait pas qu’un lâche, un goujat, oserait jamais l’effleurer d’une insolence.

— Hélas ! le dimanche matin, Mariette, se rendant à l’église, longeait le trottoir de la vieille rue de l’Hérault, lorsqu’elle entendit un marchand de casquettes et bérets, nommé Golze, à tournure de maquignon gras, trapu, qui jamais n’avait pu joindre les deux bouts, proférer à haute voix, depuis le seuil de sa porte, à sa femme qui besognait dans l’intérieur de la boutique :

— Voilà la fille du voleur ! Quel orgueil ! On dirait une reine, parce qu’elle se marie avec le fils d’un négociant en vins !

Mariette, à ces mots, eut un frisson d’épouvante. Elle se détourna une seconde vers le bourru, dont elle remarquait l’existence pour la première fois. Il s’était enfermé dans sa boutique. Était-ce donc pour elle qu’il avait parlé ? Sans aucun doute, puisque dans la rue paisible, elle se trouvait seule. Comment eût-elle compris une pareille injure ? Son père, un voleur !… À vrai dire, elle ne savait rien du passé de son père. S’y cachait-il quelque chose de mal ?

Tout le long de la messe, Mariette s’absorba dans ses prières, sans lever les yeux sur l’assistance, de peur d’y rencontrer des regards hostiles. À la sortie, elle s’empressa au milieu de la foule vers le portail, soucieuse d’éviter des amies qui, le dimanche, l’arrêtaient. Dans sa maison, elle craignit également de chagriner son père et sa mère, si elle leur dévoilait l’odieuse pensée qu’elle portait au fond de son âme. Mais elle ne riait plus. Elle ne fit point sa promenade de chaque jour avant le déjeuner, au beau soleil de décembre, par le jardin qui éclatait de la parure des fleurs d’hiver. Barrière observa bientôt son mutisme obstiné, qui imprimait à la douceur de son visage une gravité sombre. D’habitude, elle aidait sa mère à la mise du couvert. Aujourd’hui elle trahissait de l’ennui, une langueur étrange ; elle demeurait tout à coup immobile, sans raison. Sa mère dit à Barrière, au moment de s’asseoir à table :

— Mariette me semble drôle, tu ne trouves pas ?

— Si.

— Qu’as-tu, Mariette ? On t’a fait quelque chose ?

Mariette, en dépliant sa serviette sur ses genoux, regarda fixement son père, et non sans effort, elle répondit :

— Il me serait impossible de garder ma peine plus longtemps. Eh bien ! quand je suis allée à la messe, quelqu’un a crié derrière moi, sûrement à mon adresse, une insulte abominable.

— À toi, une insulte ! gronda Barrière.

— On m’a crié : Voilà la fille du voleur !… Qu’est-ce que cela peut-il signifier ?

— Rien. Et quelle est la canaille qui a eu cette audace ?

— Golze, le marchand de casquettes.

— C’est un triste sire, qui a fait faillite cinq ou six fois. J’espère que tu chasseras bien vite le souvenir de cette sottise. Ah ! Tu es jeune. Tu ne sais pas combien les hommes sont lâches. Beaucoup, notamment ceux de ma génération, ne me pardonnent pas mes succès.

— Pardi ! ajouta la mère. Il faut toujours payer sa chance d’une manière ou d’une autre.

— Oui, soupira Mariette. À présent que j’ai tout dit, je ne souffre plus, je souffre moins.

— Laissons ces horreurs. Ne pensons qu’à jouir de la vie qui est bonne, et à nous féliciter de ton mariage qui, je ne le cache pas, me ravit.

— C’est vrai. Nous sommes trop heureux pour ne pas exciter l’envie.

Et Mariette baisa la main de son père, qui allait prendre du pain. Elle mangea de bon appétit, ainsi qu’à l’ordinaire, mais par moments il lui semblait que son cœur subitement se déchirait encore.