Le Château dangereux/Texte entier

Traduction par Albert Montémont.
Œuvres de Walter Scott, volume 25
Ménard.

LE CHÂTEAU DANGEREUX


CHAPITRE PREMIER.

LES DEUX VOYAGEURS.


On a vu deux armées prendre la fuite à ce terrible nom : oui, Douglas mort a gagné des batailles.
John Home.


C’était vers le déclin d’un des premiers jours du printemps. La nature, au milieu même d’une des provinces les plus froides de l’Écosse, sortait du long sommeil de l’hiver. Si la végétation ne se montrait point encore, du moins la température adoucie promettait la fin des rigueurs de la saison. On vit, à quelques milles du château de Douglas, deux voyageurs qui venaient du sud-est. En se montrant à cette période peu avancée de l’année, ils annonçaient suffisamment une vie errante, et cela seul assurait un libre passage même à travers un pays dangereux. Ils semblaient suivre la direction de la rivière qui emprunte son nom au château, et qui parcourt une petite vallée propre à faciliter l’approche de ce fameux édifice féodal. Ce filet d’eau, si petit en comparaison de sa renommée, attirait à lui l’humidité des campagnes d’alentour, et ses bords offraient une route, difficile à la vérité, qui conduisait au village et au château. Les hauts seigneurs à qui ce manoir avait appartenu durant des siècles auraient pu sans doute, s’ils l’avaient voulu, rendre ce chemin plus uni et plus commode. Mais ils ne s’étaient point encore révélés, ces génies qui, plus tard, apprirent au monde entier qu’il vaut mieux faire un circuit autour de la base d’une montagne que de gravir en droite ligne d’un côté et de descendre pareillement de l’autre, sans s’écarter d’un seul pas pour rendre le chemin plus aisé ; moins encore songeait-on à ces merveilles qui sont tout récemment sorties du cerveau de Mac-Adam. Mais à bien dire, pourquoi les anciens Douglas auraient-ils mis ces théories en pratique, quand même ils les eussent connues dans toute leur perfection ? Les machines de transport, munies de roues, si l’on excepte celles du genre le plus grossier et destinées aux plus simples opérations de l’agriculture, étaient absolument inconnues. La femme même la plus délicate n’avait pour toute ressource qu’un cheval, ou, en cas de grave indisposition, une litière. Les hommes se servaient de leurs membres vigoureux ou de robustes chevaux pour se transporter d’un lieu dans un autre ; et les voyageurs, les voyageuses particulièrement, n’éprouvaient pas de petites incommodités par suite de la nature raboteuse du pays. Parfois un torrent grossi leur barrait le passage et les forçait d’attendre que les eaux eussent diminué de violence. Souvent la digue d’une petite rivière était emportée par suite d’une tempête, d’une grande inondation ou de quelque autre convulsion de la nature ; et alors il fallait s’en remettre à sa connaissance des lieux, ou prendre les meilleures informations possibles pour diriger sa route de manière à surmonter ces fâcheux obstacles.

Le Douglas sort d’un amphithéâtre de montagnes qui bornent la vallée au sud-ouest, et c’est de leurs tributs, ainsi qu’à l’aide des orages, qu’il entretient son mince filet d’eau. L’aspect général du pays est le même que celui des collines du sud de l’Écosse, où paissent de si nombreux troupeaux. On y rencontre des terrains arides et sauvages, dont la plupart ont été, à une époque peu éloignée de la date de cette histoire, tous couverts d’arbres, comme plusieurs d’entre eux l’attestent encore par le nom de Shaw, c’est-à-dire forêt primitive. Sur les bords même du Douglas le terrain était plat, capable de produire d’abondantes moissons d’avoine et de seigle : il fournissait aux habitants autant de ces denrées qu’ils en avaient besoin. Mais, à peu de distance des bords de la rivière, si l’on exceptait quelques endroits plus favorisés, le sol susceptible de culture était de plus en plus entrecoupé de prairies et de bois, et le tout se terminait par de tristes marécages en partie inaccessibles.

C’était d’ailleurs une époque de guerre, et il fallait bien que tout ce qui était de simple commodité cédât au sentiment exclusif du péril. C’est pourquoi les habitants, au lieu de chercher à rendre meilleures les routes qui les mettaient en communication avec d’autres cantons, rendaient grâces aux difficultés naturelles qui les exemptaient de la nécessité de construire des fortifications, et de barrer complètement les passages. Leurs besoins, à peu d’exceptions près, étaient complètement satisfaits, comme nous l’avons déjà dit, par les chétives productions qu’ils arrachaient à leurs montagnes et à leurs holms[1], ces espèces de plaines leur permettant d’exercer leur agriculture bornée, tandis que les parties les moins ingrates des montagnes et les clairières des forêts leur offraient des pâturages pour les bestiaux de toute espèce. Comme les profondeurs de ces antiques forêts, qui n’avaient pas même été explorées jusqu’au fond, étaient rarement troublées, surtout depuis que les seigneurs du district avaient négligé la chasse, occupation constante des jours de paix, différentes sortes de gibier s’étaient considérablement multipliées. En traversant les parties les plus désertes de ce pays montagneux, on voyait parfois non seulement plusieurs variétés de daims, mais encore ces taureaux sauvages particuliers à l’Écosse, ainsi que d’autres animaux dont la présence indiquait l’état barbare et primitif de la contrée. On surprenait fréquemment le chat sauvage dans les noirs ravins ou dans les halliers marécageux, et le loup, déjà étranger aux districts plus populeux du Lothian, se maintenait dans cette contrée contre les empiétements de l’homme : il faisait encore la terreur des peuples qui, plus tard, ont fini par l’expulser complètement de leur île. Dans l’hiver surtout (et l’hiver était à peine écoulé), ces sauvages animaux, poussés par le manque de nourriture, et devenus d’une extrême hardiesse, fréquentaient par bandes nombreuses les champs de bataille, les cimetières abandonnés, quelquefois même les habitations humaines, pour y guetter des enfants sans défense, et ils montraient dans ces expéditions autant de familiarité qu’en laisse voir aujourd’hui le renard, quand il s’aventure à rôder autour du poulailler de la fermière[2].

D’après ce que nous avons dit, nos lecteurs, s’ils ont fait leur tour d’Écosse (et qui ne l’a point fait aujourd’hui ?), pourront se former une idée assez exacte de l’état sauvage où se trouvait encore la partie supérieure de la vallée de Douglas pendant les premières années du xive siècle. Le soleil couchant jetait ses rayons dorés sur un pays marécageux qui allait en montant vers l’ouest, borné par les montagnes que l’on nommait le grand et le petit Cairntable. La première était, pour ainsi dire, la mère de toutes les collines du voisinage, source de plus de cent rivières, et sans contredit la plus élevée de toute la chaîne. Elle conservait encore sur sa sombre crête et dans les ravins dont ses flancs étaient sillonnés, des restes considérables de ces antiques forêts dont toutes les éminences de cette contrée étaient jadis couvertes. Cela pouvait se dire surtout des collines sur lesquelles les rivières, tant celles qui coulent vers l’est que celles qui s’en vont à l’ouest se décharger dans la Solway, cachaient leur modeste origine, comme de pieux solitaires se dérobent aux yeux du monde.

Le paysage était encore éclairé par les rayons du soleil couchant, qui, tantôt se réfléchissaient dans des marais ou des cours d’eau ; tantôt s’arrêtaient sur d’énormes rochers grisâtres qui encombraient alors le sol, mais que le travail de l’agriculture a depuis fait disparaître ; tantôt enfin ils se contentaient de dorer les bords d’un ruisseau, prenant alors successivement une teinte grise, verte ou rougeâtre, suivant que le terrain lui-même présentait des rocs, du gazon, ou formait de loin comme un rempart de porphyre d’un rouge foncé. Parfois aussi l’œil pouvait se reposer sur la vaste étendue d’un marécage brunâtre et sombre, tandis que les jaunes rayons du soleil étaient renvoyés par un petit lac, par une nappe d’eau claire dans la montagne, dont le brillant, comme celui des yeux dans la figure humaine, donnait la vie et le mouvement à tout l’ensemble.

Le plus âgé et le plus robuste des deux voyageurs était un homme bien mis et même richement habillé, par rapport aux modes du temps. Il portait sur son dos, suivant la coutume des ménestrels ambulants, une boîte qui renfermait une petite harpe, une guitare, une viole ou quelque autre instrument de musique propre à l’accompagnement de la voix : la caisse de cuir l’annonçait d’une manière incontestable, quoique sans indiquer la nature exacte de l’instrument. La couleur du pourpoint de ce voyageur était bleue, celle de ses chausses était violette, avec des crevés qui montraient une doublure de même couleur que la jaquette. Un manteau aurait dû, suivant la coutume ordinaire, recouvrir ce costume ; mais la chaleur du soleil, quoique la saison nouvelle fût encore peu avancée, avait forcé le ménestrel de le plier en le serrant autant que possible, et d’en former un paquet long qu’il avait attaché autour de ses épaules, comme la redingote militaire de notre infanterie. La netteté avec laquelle ce manteau était arrangé dénotait un voyageur qui connaissait depuis long-temps et par expérience toutes les ressources nécessaires contre les changements de temps. Une grande quantité de rubans étroits ou aiguillettes, servant chez nos ancêtres à joindre leur pourpoint avec leurs chausses, entourait tout son corps d’une espèce de cordon composé de nœuds bleus et violets, correspondant ainsi pour la couleur avec les deux parties de l’habillement. La toque ordinairement portée avec ce riche costume était celle que les peintres donnent à Henri VIII et à son fils Édouard VI. Celle du voyageur était plus propre, vu la riche étoffe dont elle était faite, à briller dans un lieu public, qu’à garantir d’un orage ou d’une averse. On y remarquait encore les deux couleurs, car elle était composée de différentes taillades bleues et violettes ; et l’homme qui la portait, sans doute pour se donner un certain air de distinction, l’avait ornée d’une plume de dimension considérable, et aussi des couleurs favorites. Les traits au dessus desquels se balançait cette espèce de panache n’avaient absolument rien de remarquable pour l’expression. Néanmoins, dans un pays aussi triste que l’ouest de l’Écosse, il aurait été difficile de passer près de cet individu sans lui accorder plus d’attention qu’il n’en aurait excité dans un lieu où la nature du paysage aurait été plus propre à captiver les regards des passants.

Un œil vif, un air sociable qui semblaient dire : « Oui, regardez-moi, je suis un homme qui vaut la peine d’être remarqué, » donnaient de l’individu une idée qui pouvait être favorable ou défavorable, suivant le caractère des personnes que rencontrait le voyageur. Un chevalier ou un soldat aurait pu s’imaginer simplement qu’il avait rencontré un joyeux gaillard, bien capable de chanter une chanson, de conter une histoire un peu leste, et de boire sa part d’un flacon, doué enfin de toutes les qualités qui constituent un gai camarade d’hôtellerie, sinon que peut-être il ne mettait pas trop d’empressement à payer son écot. D’un autre côté, un ecclésiastique aurait trouvé que le personnage habillé de bleu et de violet avait des mœurs un peu trop relâchées, et ne savait pas assez contenir sa gaîté pour que sa compagnie pût convenir à un ministre des autels. Cependant on voyait sur la physionomie du ménestrel une certaine assurance, d’où il était permis de conclure qu’il n’aurait pas été déplacé dans des scènes sérieuses. Un riche voyageur (et le nombre n’en était pas considérable à cette époque) aurait pu redouter en lui un voleur de profession, ou un homme capable de profiter de l’occasion pour devenir tel ; une femme aurait craint de sa part une conduite peu respectueuse, et un jeune homme, une personne timide, eût songé tout de suite à un meurtre ou à de coupables violences. Néanmoins, s’il ne portait pas d’armes cachées, le ménestrel était mal équipé pour entreprendre aucune voie de fait. Sa seule arme visible était un petit sabre recourbé, semblable à ce que nous appelons aujourd’hui un coutelas ; et l’époque aurait justifié tout individu, si pacifiques que fussent ses intentions, de s’armer ainsi contre les dangers de la route. Mais si un premier regard pouvait en certaines occasions être défavorable à notre voyageur, un coup d’œil jeté sur son compagnon devait en tout cas lui servir de justification et de garantie. Et pourtant ce dernier était enveloppé dans son manteau qui, lui couvrant en partie le visage, laissait beaucoup à deviner.

Ce second voyageur paraissait être un doux et gentil garçon encore dans la fleur de la jeunesse. Il portait la robe d’Esclavonie, vêtement ordinaire du pèlerin, plus serrée autour de son corps que la rigueur du temps ne semblait l’exiger. Sa figure, vue imparfaitement sous le capuchon, était prévenante au plus haut degré, et quoiqu’il portât aussi une épée, il était facile de voir que c’était plutôt pour se conformer à l’usage que dans le dessein de s’en servir. On pouvait remarquer des traces de chagrin sur son front, et de larmes sur ses joues ; telle était même sa tristesse, qu’elle semblait exciter la sympathie de son compagnon plus indifférent. Ils causaient ensemble, et le plus âgé des deux, tout en prenant l’air respectueux qui convient à l’inférieur parlant à son supérieur, semblait, par le ton et les gestes, témoigner à son camarade de route autant d’intérêt que d’affection.

« Bertram, mon ami, dit le jeune voyageur, de combien sommes-nous encore éloignés du château de Douglas ? Nous avons déjà parcouru plus de trente milles, et c’était là, disais-tu, la distance de Cammock… ou comment appelles-tu l’hôtellerie que nous avons quittée à la pointe du jour ? — Cumnock, ma très chère dame… Je vous demande mille fois pardon, mon gracieux jeune seigneur. — Appelle-moi Augustin, répliqua son camarade, si tu veux parler comme il convient pour le moment. — Oh ! pour ce qui est de cela, dit Bertram, si Votre Seigneurie peut condescendre jusqu’à mettre de côté sa qualité, mon savoir-vivre ne m’est si solidement cousu au corps que je ne puisse le quitter et le reprendre ensuite sans en perdre un seul lambeau ; et puisque Votre Seigneurie, à qui j’ai juré obéissance, a bien voulu m’ordonner de la traiter comme mon propre fils, il serait honteux à moi de ne pas lui témoigner l’affection d’un père. Ah ! je puis bien jurer mes grands dieux que je vous dois des attentions toutes paternelles, quoique je n’ignore pas qu’entre nous deux c’est le fils qui a joué le rôle du père, le père qui a été soutenu par la tendresse et la libéralité du fils. En effet, Bertram a-t-il jamais eu faim ou soif, sans que la grande table de Berkely[3] satisfît tous ses besoins ? — Je voudrais, répliqua la jeune personne, je voudrais qu’il en eût toujours été ainsi. À quoi bon les montagnes de bœuf et les océans de bière que produisent, dit-on, nos domaines, s’il se trouve, parmi nos vassaux, un seul être qui souffre de la faim ; et surtout si c’est toi, Bertram, toi qui as servi pendant plus de trente ans comme ménestrel dans notre maison. — Assurément, madame, répondit Bertram, ce serait une catastrophe semblable à celle qu’on raconte du baron de Fastenough, lorsque sa dernière souris mourut de faim dans la paneterie même ; et si j’échappe à ce voyage sans une telle calamité, je me croirai pour le reste de ma vie à l’abri de la soif et de la famine. — Tu as déjà souffert une ou deux fois de pareils dangers, mon pauvre ami. — Ce que j’ai pu souffrir n’est rien ; et je serais un ingrat si je donnais un nom sérieux à l’inconvénient de manquer un déjeuner ou d’arriver trop tard pour dîner. Mais je ne comprends pas en vérité que Votre Seigneurie puisse endurer si longtemps un accoutrement si lourd. Vous devez sentir aussi que ce n’est pas une plaisanterie que de voyager dans ces montagnes, où les milles écossais ont si bonne mesure. Quant au château de Douglas, ma foi, il est encore éloigné de cinq milles environ, pour ne rien dire de ce qu’on appelle en Écosse un bittock, ce qui équivaut bien à un mille de plus. — Il s’agit alors de savoir, » dit la jeune personne en poussant un soupir, « ce que nous ferons quand, après être venus de si loin, nous trouverons fermées les portes du château, car elles le seront certes avant notre arrivée. — J’en donnerais ma parole, répondit Bertram. Les portes de Douglas, confiées à la garde de sir John de Wallon, ne s’ouvrent pas si aisément que celles de la dépense de notre château. Si Votre Seigneurie veut suivre mon conseil, nous retournerons vers le sud, et en deux jours au plus tard nous serons dans un pays où l’on peut satisfaire les besoins de son estomac dans le plus bref délai possible, comme le proclament toutes les enseignes des auberges. Or, le secret de ce petit voyage ne sera connu de personne en ce monde, aussi vrai que je suis un ménestrel juré et un homme d’honneur. — Je te remercie du conseil, mon honnête Bertram, mais je ne puis en profiter. Si ta connaissance de ce triste pays pouvait l’indiquer quelque maison décente, qu’elle appartînt à des gens riches ou pauvres, je m’y établirais volontiers jusqu’à demain matin. Les portes du château de Douglas seront alors ouvertes pour des étrangers d’une apparence aussi pacifique que la nôtre, et… et… je l’espère, nous trouverons bien le temps de faire à notre toilette les changements propres à nous assurer un bon accueil, de passer le peigne dans nos cheveux, vous comprenez enfin. — Ah ! madame, s’il ne s’agissait pas de sir John de Walton, je me hasarderais à vous répondre qu’une chevelure en désordre, et un air plus effronté que ne peut l’être celui de Votre Seigneurie, seraient un déguisement fort convenable pour le rôle de fils d’un ménestrel que vous désirez remplir dans la fête qui se prépare. — Comment souffrez-vous en effet que vos jeunes élèves soient si malpropres et si effrontés, Bertram ? Quant à moi, je ne les imiterai pas en ce point ; et que sir John soit actuellement au château de Douglas ou se trouve absent, je me présenterai devant les soldats qui remplissent les honorables fonctions de portier, le visage rafraîchi et la chevelure quelque peu en ordre. Quant à m’en retourner sans avoir vu un château qui m’apparaît presque dans tous mes rêves… Bref, Bertram, tu peux t’en aller, mais je ne te suivrai pas. — Et si jamais je quitte Votre Seigneurie dans une pareille situation, à présent surtout que votre fantaisie est si près de se trouver satisfaite, il faudra que le diable, oui, le diable en personne, m’arrache d’auprès de vous. Revenons au logement : non loin d’ici est située la maison d’un certain Tom Dickson de Hazelside, un des plus honnêtes habitants de la vallée ; quoique simple cultivateur, il occupait parmi les guerriers, lorsque j’étais dans ce pays, un rang aussi haut que les plus nobles gentilshommes ralliés autour des drapeaux de Douglas. — Il est donc soldat ? — Lorsque son pays ou son seigneur a besoin de son épée… et, à vrai dire, on jouit rarement ici des douceurs de la paix. D’ailleurs, il n’a d’ennemis personnels que les loups qui viennent attaquer ses troupeaux. — Mais n’oublie pas, mon fidèle guide, que le sang qui coule dans nos veines est anglais, et que par conséquent nous devons redouter tous ceux qui se proclament ennemis de la Croix-Rouge. — Ne craignez rien de cet homme. Vous pouvez vous fier à lui comme au plus digne chevalier et gentilhomme du monde. Il nous sera facile de le décider à nous recevoir avec une contredanse ou une chanson ; et ceci peut vous rappeler que j’ai la résolution, pourvu que Votre Seigneurie le veuille bien, de me plier un peu au goût des Écossais. Les pauvres gens aiment tant la musique ! n’eussent-ils qu’un sou d’argent[4], ils le donneraient volontiers pour encourager la gaie science. Ah ! je vous promets qu’ils nous accueilleront comme si nous étions nés sur leurs sauvages montagnes ; et pour toutes les commodités que pourra fournir la maison de Dickson, le fils du ménestrel n’exprimera pas un désir en vain. Maintenant voulez-vous être assez bonne pour dire à votre ami dévoué, à votre père adoptif, ou plutôt à votre fidèle serviteur, à votre loyal guide, quel est votre bon plaisir dans cette affaire ? — Oh ! assurément nous accepterons l’hospitalité de l’Écossais, puisque vous engagez votre parole de ménestrel que c’est un homme digne de confiance… Vous l’appelez Tom Dickson, n’est-ce pas ? — Oui, tel est son nom ; et la vue de ce troupeau m’indique que nous sommes en ce moment sur ses propriétés. — Vraiment ? » dit la jeune femme avec quelque surprise ; « et comment êtes-vous assez habile pour le savoir ? — J’aperçois la première lettre de son nom marquée sur ces brebis. La science est ce qui mène un homme par le monde ; elle vaut bien cet anneau par la vertu duquel les vieux ménestrels disent qu’Adam comprenait le langage des bêtes dans le paradis. Ah ! milady, il y a plus d’esprit sous une blouse de berger que ne se l’imagine une belle dame, ses magnifiques broderies à la main, dans son charmant boudoir. — Soit, bon Bertram. Et quoique je ne sois pas si profondément versée dans la connaissance du langage écrit que tu l’es toi-même, il m’est impossible d’en reconnaître jamais l’utilité mieux que je ne l’apprécie en ce moment. Rendons-nous par le plus court chemin à la maison de Tom Dickson. J’espère que nous n’avons pas loin à aller ; et cependant, depuis que notre voyage est abrégé de plusieurs milles, cette idée m’a tellement remise de ma fatigue, qu’il me semble que je pourrais faire le reste de la route en dansant. »


CHAPITRE II.

LES ARCHERS.


Rosalinde. Eh bien ! voici la forêt des Ardennes.
Touchstone. Hélas ! à présent que me voilà dans les Ardennes, je suis plus insensé. Quand j’étais à la maison, j’étais dans un endroit meilleur ; mais des voyageurs doivent être toujours contents.
Rosalinde. Sois-le donc, bon Touchstone. Vois-tu, qui vient là ?… Un jeune homme et un vieux, occupés d’une conversation sérieuse.
Shakspeare. Comme il vous plaira, sc. iv, acte II.


Tandis que les voyageurs s’entretenaient de la sorte, ils atteignirent un endroit où le chemin, en faisant un détour, leur offrit une perspective plus étendue à travers ce même pays qu’un terrain sans cesse brisé leur avait à peine permis d’entrevoir. Une vallée le long de laquelle coulait un petit ruisseau, tributaire du Douglas, présentait des traits sauvages, mais non désagréables : cet asile solitaire et verdoyant était planté çà et là de bouquets d’aunes, de noisetiers et de chênes en taillis, qui avaient maintenu leur position dans le creux de la vallée, quoiqu’ils eussent disparu des flancs plus rapides et plus exposés de la montagne. La ferme ou la maison seigneuriale (car, à en juger par la grandeur et l’apparence de l’édifice, ce pouvait être l’un ou l’autre) était un bâtiment large, mais bas, dont les murailles et les portes étaient assez solides pour résister à toutes les bandes de voleurs qui parcouraient habituellement le pays. Il n’y avait rien pourtant qui pût la défendre contre une force majeure ; car, dans un pays ravagé par la guerre, le fermier était, alors comme aujourd’hui, obligé de souffrir sa part des grands maux qui accompagnent un tel état de choses ; et sa condition, peu digne d’envie, devenait bien pire encore en ce qu’elle ne présentait aucune sécurité. À un demi-mille plus loin environ, on voyait un bâtiment gothique de très petite étendue, d’où dépendait une chapelle presque ruinée : le ménestrel assura que c’était l’abbaye de Sainte-Brigitte. « Autant que je puis savoir, dit-il, on a toléré l’existence de ce couvent : on permet à deux ou trois vieux moines, ainsi qu’à autant de nonnes, d’y servir Dieu et quelquefois de donner asile à des voyageurs écossais. Ils ont en conséquence contracté des engagements avec sir John de Walton, et accepté pour supérieur un ecclésiastique sur lequel il croit pouvoir compter. De là vient que s’il arrive aux voyageurs de laisser échapper quelques secrets, on croit qu’ils finissent toujours par arriver d’une manière ou d’une autre aux oreilles du gouverneur anglais : à moins donc que Votre Seigneurie ne le veuille absolument, je pense que nous ferons bien de ne pas demander l’hospitalité à ce couvent. — Certainement non, si tu peux me procurer un logement où nous ayons des hôtes plus discrets. »

En ce moment deux formes humaines apparurent, s’approchant aussi de la ferme, mais dans une direction opposée à celle de nos deux voyageurs. On paraissait se disputer, et l’on parlait si haut que le ménestrel et sa compagne purent distinguer les voix, quoique la distance fût considérable. Après avoir regardé quelques minutes en plaçant sa main au dessus de ses yeux, Bertram s’écria enfin : « Par Notre-Dame ! c’est mon vieil ami Tom Dickson, j’en suis sûr… Pourquoi donc est-il de si mauvaise humeur contre ce jeune garçon qui peut bien être, je crois, son fils Charles, ce petit bambin toujours éveillé, qui ne faisait que courir et tresser du jonc, il y a quelque vingt ans ? Il est heureux que nous trouvions nos amis dehors ; car, j’en réponds, Tom a une bonne pièce de bœuf dans le pot pour son souper, et il faudrait qu’il eût bien changé pour qu’un vieil ami n’en eût point sa part. Qui sait enfin, si nous étions arrivés plus tard, auraient-ils jugé convenable de tirer leurs verroux et de débarrer leurs portes si près d’une garnison ennemie ? car, à donner aux choses leur véritable nom, c’est ainsi qu’il faut appeler une garnison anglaise dans le château d’un noble écossais. — Fou que tu es, répliqua la jeune dame, tu juges sir John de Walton comme tu jugerais quelque grossier paysan pour qui l’occasion de faire ce qu’il veut est une tentation et une excuse de se montrer cruel et tyran. Mais je puis t’en donner ma parole, laissant de côté la querelle des royaumes qui, bien entendu, se videra loyalement de part et d’autre sur des champs de bataille, tu reconnaîtras que les Anglais et les Écossais, sur ce domaine et dans les limites de l’autorité de sir John de Walton, vivent ensemble comme fait ce troupeau de moutons et de chèvres sous un même chien : ennemi que ces animaux fuient en certaines occasions, mais autour duquel néanmoins ils viendraient aussitôt chercher protection si un loup venait à se montrer. — Ce n’est pas à Votre Seigneurie, répliqua Bertram, que je me permettrais d’exposer mon opinion sur ce point ; mais le jeune chevalier, lorsqu’il est recouvert des pieds à la tête de son armure, est bien différent du jeune homme qui se livre au plaisir dans un riche salon, au milieu d’une réunion de belles ; et quand on soupe au coin du feu d’un autre, quand votre hôte se trouve être Douglas-le-Noir, on a raison de tenir ses yeux sur lui pendant qu’on fait son repas… Mais il vaudrait mieux chercher des vivres et un abri pour ce soir, que de rester ici à bâiller et à parler des affaires d’autrui. » À ces mots, il se mit à crier d’une voix de tonnerre : « Dickson ! holà ; hé ! Thomas Dickson ! ne veux-tu pas reconnaître un vieil ami, bien disposé à mettre ton hospitalité à contribution pour son souper et son logement de la nuit ? »

L’Écossais, dont l’attention fut excitée par ces cris, regarda d’abord le long de la rivière, puis il leva les yeux sur les flancs nus de la montagne, et enfin les abaissa sur les deux personnes qui en descendaient.

Avant de quitter la partie abritée du vallon pour aller à leur rencontre, le fermier du vallon de Douglas, trouvant sans doute la soirée trop froide, s’enveloppa plus étroitement dans son plaid grisâtre. En effet, dès une époque reculée, ce vêtement était en usage parmi les bergers du sud de l’Écosse : sa forme donne un aspect romantique aux paysans et aux hommes des classes moyennes, et, quoique moins brillant et moins fastueux de couleurs, il est aussi pittoresque dans son arrangement que le manteau militaire, le manteau de tartan des montagnards. Quand ils se furent rapprochés, la dame put voir dans l’ami de son guide un homme vigoureux et même athlétique : il avait déjà passé le milieu de la vie, et son visage, battu par de nombreuses tempêtes, montrait des marques de l’approche de la vieillesse, mais non des infirmités qu’elle amène avec elle. Des yeux vifs, qui semblaient tout observer, signalaient un homme qui avait long-temps vécu dans un pays où il avait toujours eu besoin de regarder autour de lui avec précaution. Ses traits étaient encore gonflés de courroux, et le beau jeune homme qui l’accompagnait paraissait mécontent comme s’il eût reçu des preuves sévères de l’indignation paternelle : à en juger par la sombre expression mêlée à une apparence de honte sur sa physionomie, il semblait en même temps dévoré de colère et de regret. « Ne vous souvenez-vous pas de moi, mon vieil ami ? » demanda Bertram, lorsqu’ils furent assez près pour s’entendre ; « les vingt années qui ont passé sur nos têtes depuis que nous nous sommes vus ont-elles emporté avec elles tout souvenir de Bertram, le ménestrel anglais ? — En vérité, répondit l’Écossais, j’ai vu assez de vos compatriotes pour me souvenir de vous, et je n’ai jamais pu entendre quelqu’un d’entre eux siffler seulement,

Maintenant le jour se lève,


sans songer à quelque air de votre joyeuse viole[5]. Et cependant l’homme est une si pauvre créature que j’avais oublié jusqu’à la mine de mon vieil ami, et que je l’ai à peine reconnu de loin. Aussi, c’est que nous avons eu nos peines depuis un certain temps : il y a un millier de vos compatriotes qui tiennent garnison dans le château de Douglas qu’on aperçoit d’ici, aussi bien que dans d’autres places de la vallée, et c’est là un triste spectacle pour un véritable Écossais !… Ma pauvre maison n’a pas même échappé à l’honneur d’une garnison composée d’un homme d’armes, plus deux ou trois coquins d’archers, un ou deux méchants galopins qu’on nomme pages, et quelques autres gens de cette espèce, qui ne permettront jamais à un homme de dire : « Ceci est à moi, » même au coin de son propre feu. Ne prenez donc pas mauvaise opinion de moi, vieux camarade, si je vous fois un accueil un peu plus froid que vous ne devriez l’attendre d’un ami d’autrefois ; car, par Sainte-Brigitte de Douglas ! il me reste bien peu de chose avec quoi je puisse souhaiter la bienvenue… — Souhaitée avec peu, elle sera aussi bonne, répliqua Bertram. Mon fils, fais ta révérence au vieil ami de ton père. Augustin commence l’apprentissage de mon joyeux métier, mais il aura besoin de quelque exercice avant de pouvoir en supporter les fatigues. Si vous pouvez lui faire donner quelque chose à manger, et lui procurer ensuite un lit où il pourra dormir en repos, nous aurons tous les deux ce qu’il nous faut : vous-même, en effet, quand vous voyagiez avec mon ami Charles, que voilà, je pense, vous vous imaginiez avoir toutes vos aises du moment où rien ne lui manquait. — Oh ! que le diable m’emporte si je recommencerais à présent ! répliqua le fermier écossais ; je ne sais pas de quoi les garçons d’aujourd’hui sont faits… ce n’est pas du même bois que leurs pères assurément… ils ne sont pas nés de la bruyère qui ne craint ni vent ni pluie, mais de quelque plante délicate d’un pays lointain, qui ne poussera que si vous l’élevez sous un verre, et qui porte un germe de mort. Le brave seigneur de Douglas, dont j’ai été le compagnon d’armes[6] (et je puis le prouver), ne désirait pas, du temps qu’il était page, d’être nourri et logé comme il faudrait que le fût aujourd’hui votre ami Charles pour être content. — Voyons, dit Bertram, ce n’est pas que mon Augustin soit délicat, mais, pour d’autres raisons, je vous prierai encore de lui donner un lit, et un lit séparé, car il a été dernièrement malade. — Oui, je comprends, répliqua Dickson, votre fils a un commencement de cette maladie connue en Angleterre sous le nom de mal noir, et dont vos compatriotes meurent si souvent. Nous avons beaucoup entendu parler des ravages qu’elle a exercés dans le sud. Vient-elle par ici ? »

Bertram répondit affirmativement par un signe de tête.

« Eh bien ! la maison de mon père, continua le fermier, a plus d’une chambre, et votre fils en aura une des mieux aérées et des plus commodes. Quant au souper, vous mangerez votre part de celui qu’on a préparé pour vos compatriotes. Puisqu’il faut que j’en nourrisse une vingtaine, ils ne s’opposeront pas à la requête d’un aussi habile ménestrel que toi, demandant l’hospitalité pour une nuit. Je suis honteux de le dire, il faut que je fasse ce qu’ils veulent dans ma propre maison. Ventrebleu ! si mon brave seigneur était en possession de ses biens, j’ai encore assez de cœur et de force pour les chasser tous de chez moi comme… comme… — Parlez franchement, interrompit Bertram, comme cette bande d’Anglais vagabonds venus de Redesdale, que je vous ai vu expulser de votre maison, ainsi qu’une portée de petits chiens aveugles. Certes, aucun d’entre eux ne retourna la tête pour voir qui leur faisait cette politesse, avant qu’ils fussent à mi-chemin de Cairntable. — Oui, » répliqua l’Écossais en se redressant et en grandissant d’au moins six pouces ; « alors j’avais une maison à moi, une cause à défendre et un bras pour combattre ; maintenant je suis… Qu’importe qui je sois ! le plus noble seigneur d’Écosse est aussi à plaindre que moi. — Vraiment, mon ami, reprit Bertram, vous considérez maintenant la chose sous le juste point de vue. Je ne dis pas qu’en ce monde l’homme le plus sage, le plus riche ou le plus fort, a le droit de tyranniser ses voisins, parce que celui-ci est le plus faible, le plus ignorant, le plus pauvre ; mais encore, quand une lutte de ce genre s’est une fois engagée, il faut bien se soumettre au cours des choses : or, dans une bataille, ce sera toujours la richesse, la force, la science, qui triompheront. — Avec votre permission cependant, répondit Dickson, le parti le plus faible, s’il réunit tous ses efforts et tous ses moyens, peut à la longue exercer contre l’auteur de ses maux une vengeance qui le dédommagera du moins de sa soumission temporaire ; et il agit bien simplement comme homme, bien sottement comme Écossais, celui qui endure ces injustices avec l’insensibilité d’un idiot, ou qui cherche à s’en venger avant le temps marqué par le ciel… Mais si je vous parle ainsi, vous allez, comme l’ont déjà fait plusieurs de vos compatriotes, refuser d’accepter une bouchée de pain et un logement pour la nuit dans une maison où vous pourriez ne vous éveiller au matin que pour vider avec du sang une querelle nationale. — Non, non, répliqua Bertram ; il y a long-temps que nous nous connaissons, et je ne redoute pas plus de rencontrer de la haine dans votre maison que vous ne me supposez l’intention d’aggraver encore les maux dont vous vous plaignez. — Soit ! c’est pourquoi vous êtes, mon vieil ami, le bienvenu dans ma demeure, tout comme au temps où nul hôte n’y entrait sans mon invitation… Quant à vous, mon jeune ami, maître Augustin, nous prendrons autant soin de vous que si vous arriviez avec un front serein et des joues roses, comme il convient mieux aux doctes de la gaie science. — Mais pourquoi, si je puis vous faire cette question, dit Bertram, étiez-vous donc tout à l’heure si fâché contre mon jeune ami Charles ? »

Le jeune homme répondit avant que son père eût le temps de parler. « Mon père, mon cher monsieur, peut colorer la chose comme bon lui semblera, toujours est-il que la tête des gens fins et sages faiblit beaucoup dans ces temps de troubles. Il a vu deux ou trois loups se jeter sur trois de nos plus beaux moutons, et, parce que j’ai crié pour donner l’alarme à la garnison anglaise, il s’est mis en colère contre moi, mais dans une colère à me tuer. Quel est mon crime ? d’avoir arraché ces pauvres bêtes aux dents qui allaient les dévorer. — Voici une étrange histoire sur votre compte, mon vieil ami, dit Bertram. Êtes-vous donc de connivence avec les loups pour qu’ils vous volent votre troupeau ? — Allons, parlons d’autre chose, si vous m’aimez vraiment, répondit le cultivateur. Charles aurait pu dans son récit se rapprocher un peu davantage de la vérité, s’il avait voulu… Mais parlons d’autre chose. »

Le ménestrel, s’apercevant que l’Écossais était vexé et embarrassé, n’insista point davantage.

Au moment où ils passaient le seuil de la maison de Thomas Dickson, ils entendirent deux soldats anglais qui causaient à l’intérieur. « Paix, Anthony, disait une voix ; paix ! pour l’amour du sens commun, sinon des bonnes manières et des usages ; Robin Hood lui-même ne se mettait jamais à table avant que le rôti fût prêt. — Prêt ! » répliqua une grosse voix ; « je te dis qu’il est brûlé ; mais tout brûlé qu’il est, ce coquin de Dickson n’en aurait que petite part, si le digne sir John de Walton n’eût donné l’ordre exprès aux soldats qui occupent les postes extérieurs d’accorder à leurs hôtes les provisions qui ne leur sont pas nécessaires pour leur propre subsistance. — Silence, Anthony, silence, gare à toi ! reprit le premier interlocuteur. Si jamais j’ai entendu le pas de notre hôte, je l’entends à présent ; cesse donc de grogner, puisque notre capitaine, comme nous le savons tous, a défendu, sous des peines sévères, toute querelle entre ses hommes et les gens du pays. — À coup sûr, répliqua Anthony, je n’ai rien fait qui puisse en occasioner une ; mais je voudrais être également certain des bonnes intentions de ce sombre Thomas Dickson à l’égard des soldats anglais, car je vais rarement me coucher dans cette maudite maison, sans m’attendre à avoir la bouche aussi large ouverte qu’une huître altérée avant de me réveiller le lendemain. Le voilà qui vient cependant, » ajouta Anthony en baissant le ton, « et je veux être excommunié s’il n’amène pas avec lui cet animal furieux, son fils Charles, avec deux autres étrangers dont la faim, j’en répondrais, sera assez grande pour avaler tout le souper, s’ils ne nous font pas d’autre mal. — Fi, fi donc, Anthony ! murmura son camarade ; jamais archer meilleur que toi ne porta l’uniforme vert, et cependant tu affectes d’avoir peur de deux voyageurs fatigués, et tu t’alarmes de l’invasion que leur appétit pourra faire sur le repas du soir. Nous sommes quatre ou cinq ici ; nous avons nos arcs et nos flèches[7] à notre portée, et nous ne craignons pas que notre souper nous soit ravi, ou que notre part nous soit disputée par une douzaine d’Écossais établis ou vagabonds… Comment ? » ajouta-t-il en se tournant vers Dickson, « que nous direz-vous donc, quartier-maître ? Vous savez bien que, d’après les ordres précis qui nous ont été donnés, nous devons nous enquérir du genre d’occupations des hôtes que vous pouvez recevoir ; vous êtes aussi prêt pour le souper, je parie, que le souper l’est pour vous, et je vous retarderai seulement vous et mon ami Anthony, qui commence terriblement à s’impatienter, jusqu’à ce que vous ayez répondu aux deux ou trois questions d’usage. — Bend-the-Bow[8], répondit Dickson, tu es un honnête garçon ; et, quoiqu’il soit un peu dur d’avoir à conter l’histoire de ses amis, parce qu’ils viennent par hasard passer une nuit ou deux dans notre maison, cependant je me soumettrai aux circonstances, et je ne ferai pas une opposition inutile. Vous noterez donc sur votre journal que, le quatorzième jour avant le dimanche des Rameaux, Thomas Dickson a amené dans sa maison d’Hazelside, où vous tenez garnison par l’ordre du gouverneur anglais sir John de Walton, deux étrangers auxquels ledit Thomas Dickson a promis des rafraîchissements et un lit jusqu’au lendemain. — Mais que sont-ils ces étrangers ? » demanda Anthony un peu vivement.

« Il ferait beau voir, murmura Thomas Dickson, qu’un honnête homme fût forcé de répondre aux questions de tout méchant vaurien !… » Mais il changea de ton et continua. « Le plus âgé de mes hôtes se nomme Bertram, ancien ménestrel anglais : il a mission particulière de se rendre au château de Douglas, et il communiquera les nouvelles dont il est porteur à sir de Walton lui-même. Je l’ai connu pendant vingt ans, et je n’ai jamais rien entendu dire sur son compte, sinon que c’était un digne et brave homme. Le plus jeune étranger est son fils, à peine rétabli de la maladie anglaise qui a fait ravage dans le Westmoreland et dans le Cumberland. — Dis-moi, demanda Bend-the-Bow, ce même Bertram n’était-il pas, il y a une année environ, au service de quelque noble dame de notre pays ? — Je l’ai entendu dire, répliqua Dickson. — En ce cas, nous courons, je pense, peu de risque, repartit Bend-the-Bow, en permettant à ce vieillard et à son fils de continuer leur route vers le château. — Vous êtes mon aîné et mon supérieur, répliqua Anthony ; mais je puis vous rappeler que ce n’est pas tout-à-fait notre devoir de laisser un jeune homme si récemment attaqué d’une maladie contagieuse pénétrer dans une garnison de mille hommes de tous rangs. Je ne sais si notre commandant n’aimerait pas mieux apprendre que Douglas-le-Noir, avec cent diables noirs comme lui, ont pris possession de l’avant-poste d’Hazelside à coups de sabre et de hache d’armes, que de savoir qu’une personne infectée de cette maladie infernale est entrée paisiblement et par la porte toute grande ouverte du château. — Il y a quelque chose dans ce que tu dis là, Anthony, répliqua son camarade ; et considérant que notre gouverneur, en se chargeant de la maudite besogne de défendre le château le plus périlleux de l’Écosse, est devenu un des hommes les plus prudents et les plus circonspects qui soient au monde, nous ferons très bien, je pense, de l’informer du fait et de prendre ses ordres pour savoir comment il nous faut disposer de ce jeune garçon. — Me voilà content, dit l’archer ; mais peut-être serait-il convenable, afin de montrer que nous savons comment les choses en pareil cas se pratiquent, d’adresser certaines questions au jeune homme… combien de temps a duré sa maladie ? par quels médecins a-t-il été soigné ? depuis quand il est guéri ? comment sa guérison peut-elle être certifiée ? etc. — C’est vrai, confrère, dit Bend-the-Bow. Tu entends, ménestrel, nous voudrions demander certaines choses à ton fils… Qu’est-il donc devenu ?… il était ici tout à l’heure ! — Avec votre permission, messieurs, répondit Bertram, il n’a fait que passer dans cette pièce. Maître Thomas Dickson, à ma prière, aussi bien que par respect et par égard pour la santé de Vos Honneurs, lui a fait promptement traverser ce salon : il a pensé qu’une chambre à coucher était l’endroit qui convenait le mieux à un jeune homme relevant d’une grave maladie, et après une journée de grande fatigue. — Il est peu ordinaire, reprit le vieil archer, de voir les hommes qui, comme nous, ne savent que bander leurs arcs et lancer des flèches, se mêler d’interrogatoires et d’instructions criminelles : cependant, vu la gravité des circonstances, il faut que nous parlions à votre fils avant de lui permettre de se rendre au château de Douglas où l’appelle, dites-vous, une mission. — Une mission, noble archer ! reprit le ménestrel ; c’est plutôt moi qui en suis chargé. — En ce cas, répondit Bend-the-Bow, nous ferons notre devoir en vous laissant aller, vous, dès la pointe du jour au château, et en faisant rester votre fils au lit, car c’est la place, je crois, qui lui convient le mieux jusqu’à ce que sir John de Walton nous donne ordre de le laisser passer outre ou de le retenir. — Et nous pouvons aussi bien, ajouta Anthony, puisque nous devons avoir la compagnie de cet homme à souper, lui faire connaître les règles de la garnison qui est momentanément établie dans cette ferme. » En parlant ainsi, il tira de sa poche de cuir un morceau de parchemin, et dit : « Ménestrel, sais-tu lire ? — C’est le point essentiel de ma profession, répondit le ménestrel. — Quant à moi, cela m’est inutile, répliqua l’archer. Lis à haute voix ce règlement ; car, ne comprenant pas ces caractères à la simple vue, je ne perds jamais l’occasion de me les faire lire, afin d’en fixer le sens dans ma mémoire. Songe donc qu’il te faut lire chaque ligne mot à mot, sans y changer une seule lettre ; à tes risques et périls, sir ménestrel, si tu ne lis pas en homme loyal. — Je serai exact, sur ma parole, » dit Bertram. Et il se mit à lire avec une extrême lenteur, car il voulait réfléchir à ce qu’il fallait faire pour n’être point séparé de sa maîtresse, séparation qui devait lui causer beaucoup d’inquiétude et de peine. Il commença donc ainsi : « Avant-poste d’Hazelside, habitation du fermier Thomas Dickson. » Bien ! Thomas ; mais, est-ce que ta maison s’appelle ainsi ? — C’est l’ancien nom de l’habitation, répondit l’Écossais, car elle est entourée d’un bouquet de hazels, autrement dit de noisetiers. — Retenez votre babillarde de langue, ménestrel, dit Anthony, et continuez, pour peu que vous en fassiez cas, ainsi que de vos oreilles dont vous paraissez disposé à moins faire usage.

« La garnison placée chez lui, continua le ménestrel, consiste en une lance avec son équipage… » Ah ! c’est donc une lance, en d’autres termes, un chevalier armé qui commande cette garnison ? — Ceci ne te regarde pas, dit l’archer. — Si vraiment, répliqua le ménestrel ; nous avons droit d’être interrogés par le chef du poste. — Je te montrerai, coquin, » dit l’archer en se levant, « que je suis assez chevalier pour que tu veuilles bien me répondre, et je te casserai la tête si tu ajoutes un seul mot. — Prends garde, frère Anthony, interrompit son camarade, nous devons traiter les voyageurs avec politesse, et surtout, avec ta permission, les voyageurs qui viennent de notre pays natal. — C’est ce qui vous est recommandé ici, » ajouta le ménestrel ; et il reprit sa lecture.

« La garde dudit poste d’Hazelside arrêtera et interrogera tous les voyageurs qui passeront par le susdit endroit, leur permettant, s’il y a lieu, de continuer leur route vers la ville ou vers le château de Douglas, mais les détenant et leur faisant rebrousser chemin, si le moindre soupçon s’élève sur leur compte ; du reste, se conduisant en toutes choses avec politesse et courtoisie à l’égard des gens du pays et des personnes qui y voyagent… » Vous voyez, excellent et très brave archer, ajouta le commentateur Bertram, que la courtoisie et la politesse sont surtout recommandées à Votre Seigneurie envers les habitants et les voyageurs qui, comme nous, se trouvent être soumis aux règles qui vous sont tracées. — Ce ne sera point aujourd’hui, dit l’archer, que je me laisserai dire comment je dois accomplir mes devoirs. Je vous conseille donc, sir ménestrel, d’être franc et sincère dans vos réponses, et vous n’aurez pas lieu de vous plaindre de nous. — J’espère, en tout cas, reprit le ménestrel, que vous aurez de l’indulgence pour mon fils, qui n’est encore qu’un pauvre garçon timide, et peu habitué à jouer un rôle parmi l’équipage de ce grand navire qu’on appelle le monde. — Eh bien ! » continua le plus poli et le plus âgé des deux archers, « si ton fils est novice dans cette navigation terrestre, je réponds que toi, mon ami, à en juger par ton air et ton langage, tu es assez habile pour bien diriger ta barque. Il faudra que tu répondes toi-même aux questions de notre gouverneur ou de notre sous-gouverneur, afin qu’il puisse juger de tes intentions. Mais je crois qu’il est possible de permettre à ton fils de rester dans le couvent ici près, où, soit dit en passant, les nonnes sont aussi vieilles que les moines, et ont bientôt d’aussi longues barbes, ce qui est fort tranquillisant pour la moralité du jeune homme. Là, il attendra que tu aies terminé tes affaires au château de Douglas, et que tu sois prêt à te remettre en route. — Si une telle permission peut être obtenue, je préfère laisser mon fils à l’abbaye, et aller moi-même, en premier lieu, prendre les ordres de votre officier commandant. — À coup sûr, c’est là le parti le plus sage et le meilleur ; et avec quelques pièces d’argent, tu peux t’assurer la protection de l’abbé. — Tu dis bien. J’ai connu la vie ; j’en ai observé pendant quelque trente ans les chemins, les issues, les sentiers, les détours ; et quand on ne peut diriger sa course en habile marin après un pareil apprentissage, il est difficile qu’on s’instruise jamais, dût-on avoir tout un siècle pour cela. — Puisque tu es un marin si expérimenté, » dit à son tour l’archer Anthony, « tu as dû contracter dans tes voyages l’habitude de boire ce qu’on appelle le coup du matin : il est offert ordinairement par les voyageurs à ceux qui les guident là où manquerait l’expérience des premiers. Je vous comprends, sire archer, répondit le ménestrel. À la vérité l’argent ou le drink-gelo, comme disent les Flamands, est un objet assez rare dans la bourse d’un homme de ma profession ; néanmoins, suivant mes faibles moyens, tu n’auras point à te plaindre que tes yeux ou ceux de tes camarades aient été endommagés par un brouillard d’Écosse, tant que nous pourrons trouver une pièce d’argent anglaise pour payer la bonne liqueur qui les sait éclaircir. — À merveille ! dit l’archer ; maintenant nous nous entendrons parfaitement, et si durant la route il s’élève quelques difficultés, l’assistance d’Anthony ne te manquera pas pour les surmonter. Mais tu ferais bien d’avertir ton fils, dès ce soir, de la visite que nous ferons demain à l’abbé, car tu dois bien penser que nous ne pouvons ni n’osons retarder d’une minute notre départ pour le couvent, après que le ciel a commencé à rougir ; entre autres défauts, les jeunes gens sont souvent portés à la paresse et à l’amour de leurs aises. — Tu reconnaîtras que tu ne dois pas penser ainsi, répliqua le ménestrel ; car l’alouette elle-même, quand elle est éveillée par les premiers rayons du jour, ne s’élance pas plus légèrement vers le ciel, que mon Augustin ne répondra demain au brillant appel de l’aurore. Et maintenant que nous sommes parvenus à nous entendre, il ne me reste plus qu’à vous prier de mesurer un peu vos paroles tant que mon fils sera dans votre compagnie… c’est un jeune homme chaste et timide dans la conversation. — oh ! oh ! joyeux ménestrel, s’écria Bend-the-Bow, tu nous joues là le Satan converti. Si tu as exercé ta profession pendant vingt années, comme tu le prétends, ton fils, en ne te quittant pas depuis son enfance, doit être devenu capable d’enseigner aux diables eux-mêmes la pratique des sept péchés mortels : personne n’en connaît la théorie, si les poursuivants de la gaie science l’ignorent. — En vérité, camarade, vous avez quelque raison ; et je reconnais que, nous autres ménestrels, nous sommes trop inconsidérés sur ce chapitre. Néanmoins, ce n’est pas une faute dont je sois particulièrement coupable : au contraire, je pense que l’homme qui désire qu’on honore ses cheveux lorsque l’âge les aura parsemés d’argent, doit retenir sa gaîté en présence des jeunes gens, et montrer ainsi qu’il respecte l’innocence. Je vais donc aller, avec votre permission, dire un mot à Augustin, pour que demain nous puissions être sur pied de bonne heure. — Va, l’ami, dit le soldat anglais, et reviens vite ; notre souper attend que tu sois prêt à le partager avec nous. — Vous pouvez croire, répondit Bertram, que je ne suis pas disposé à occasionner le moindre délai. — Suis-moi donc, dit Thomas Dickson, je vais te montrer où ton jeune oiseau a son nid. »

L’hôte monta, en conséquence, un escalier de bois, et frappa à une porte qui était celle du jeune étranger.

« Votre père voudrait vous parler, maître Augustin, » continua-t-il, lorsque la porte s’ouvrit. — Excusez-moi, mon cher hôte, répondit Augustin, mais en vérité cette chambre est directement au dessus de votre salle à manger, les planches du parquet ne sont pas jointes aussi bien que possible, et il m’a fallu jouer le rôle ridicule d’écouteur aux portes ; il ne m’a point échappé un seul mot de tout ce qu’on a dit relativement à mon séjour projeté dans le couvent, à notre voyage de demain matin, et à l’heure un peu incommode à laquelle il me faudra secouer ma paresse. — Et comment trouvez-vous, ajouta Dickson, le projet qu’on a conçu de vous laisser avec l’abbé du petit troupeau de Sainte-Brigitte ? — Excellent, répondit le jeune homme, si l’abbé est un homme aussi respectable que le demande sa profession, et non un de ces ecclésiastiques turbulents qui tirent l’épée et se conduisent comme des soldats dans ces temps de trouble. — Parbleu ! mon jeune maître, répliqua Dickson, si vous consentez à lui laisser mettre la main assez avant dans votre bourse, il ne vous cherchera pas la moindre querelle. — Je le laisserai donc s’arranger avec mon père, qui ne lui refusera rien, tant que ses demandes seront raisonnables. — En ce cas, repartit l’Écossais, vous pouvez être sûr que notre abbé vous traitera fort bien, et les deux parties seront satisfaites. — C’est bien, mon fils, » dit Bertram se mêlant à la conversation ; « pour que tu sois prêt de bonne heure à faire ton petit voyage, je prie notre hôte de t’envoyer sur-le-champ quelque nourriture ; après ton souper, tu feras sagement de te mettre au lit pour chasser la fatigue du jour : demain nous en réserve encore. — Quant aux engagements que vous avez pris envers ces honnêtes archers, reprit Augustin, j’espère que vous serez à même de payer tout ce qui pourra faire plaisir à nos guides, s’ils sont disposés à être polis et fidèles. — Dieu te bénisse, mon enfant ! répliqua Bertram, tu sais déjà quel serait le moyen d’attirer à toi tous les archers anglais qui ont été à Crécy et à Poitiers. Ne craignez pas qu’ils songent à décocher leurs flèches bardées de plumes d’oie grise, quand vous leur chantez un réveillon semblable à celui qui retentissait tout à l’heure dans le nid de soie des pauvres petits chardonnerets d’or que vous m’avez mis dans la main. — Comptez donc que je serai prêt quand vous jugerez bon de partir. Je crois qu’on peut entendre d’ici les cloches de la chapelle de Sainte-Brigitte, et je ne crains pas, malgré ma paresse, de vous faire attendre, vous et votre compagnie. — Bonne nuit, et que Dieu te bénisse, mon enfant, répéta le ménéstrel ; rappelle-toi que ton père repose là tout près, et qu’à la moindre alarme, il ne manquera point d’accourir près de son fils. Je crois qu’il n’est pas nécessaire que je t’engage à te recommander au grand Être qui est notre père et notre ami à tous. »

Le pèlerin remercia son père supposé, et les deux amis se retirèrent sans ajouter un seul mot. Ils étaient forcés d’abandonner la jeune dame à ces frayeurs exagérées qui, vu la nouveauté de sa situation et la timidité ordinaire de son sexe, devaient naturellement l’assaillir.

Le galop d’un cheval retentit bientôt près de l’habitation d’Hazelside, et le cavalier fut accueilli par la garnison avec des marques de respect. Bertram parvint à comprendre, d’après la conversation des deux soldats, que le nouvel arrivé était Aymer de Valence, le chevalier qui commandait le petit détachement stationné en cet endroit. C’était à sa lance, pour nous servir de l’expression technique, qu’appartenaient les archers avec qui nous avons déjà fait connaissance, un homme d’armes ou deux, un nombre proportionné de pages et de varlets : bref, c’était à ses ordres que devait obéir la garnison établie chez Thomas Dickson, outre qu’il occupait le poste de sous-gouverneur du château de Douglas.

Pour prévenir tout soupçon relativement à lui-même et à sa compagne, aussi bien que pour assurer le repos de celle-ci, le ménestrel jugea convenable de se présenter à l’inspection de ce chevalier, la grande autorité de ce petit endroit. Il le trouva faisant son souper des restes du bœuf rôti avec aussi peu de scrupule qu’en avaient montré les archers eux-mêmes.

Ce jeune chevalier fit donc subir à Bertram un interrogatoire, tandis qu’un vieux soldat tâchait de coucher par écrit les renseignements que la personne interpellée jugeait à propos de donner. Il le questionna sur les détails de son voyage, sur ceux de l’affaire qui l’amenait au château de Douglas, et sur la route qu’il prendrait quand cette affaire serait terminée : bref, Bertram fut examiné cette seconde fois beaucoup plus minutieusement qu’il ne l’avait été par les archers, et qu’il ne lui était sans doute agréable de l’être ; car il était au moins embarrassé de la connaissance d’un secret, sinon de plusieurs. Non cependant que ce nouvel examinateur fût sombre dans son air, ou sévère dans ses questions ; car, pour les manières, il était doux, aimable et modeste comme une fille ; il avait exactement cette courtoisie que notre vieux Chaucer donne au jeune élève de chevalerie dont il esquisse le portrait dans son pèlerinage à Cantorbéry. Mais malgré toute sa douceur, le jeune Aymer de Valence mettait beaucoup de finesse et d’habileté dans ses demandes ; et Bertram fut très charmé que le jeune chevalier n’insistât pas pour voir son prétendu fils. Et pourtant, en ce cas, son esprit fertile en expédients lui eût sans doute suggéré, comme au marin au milieu de la tempête, la résolution de sacrifier une partie du tout pour conserver le reste. Il n’eut pas besoin d’en venir à ce moyen extrême, car sir Aymer le traita avec ce degré de courtoisie auquel, dans ce siècle, les poètes-musiciens étaient censés avoir droit. Le chevalier consentit sans peine, et même de grand cœur, à ce que le jeune homme demeurât au couvent, lieu tranquille, et partant très convenable pour un convalescent, jusqu’à ce que le gouverneur, sir John de Walton fît connaître quel était son bon plaisir à ce sujet. Il accéda d’autant plus volontiers à cet arrangement, qu’il détournait tout danger possible d’introduire la contagion dans la garnison anglaise.

Par ordre du jeune chevalier, tout le monde dans la maison de Dickson alla se coucher plus tôt qu’à l’ordinaire, les premiers sons des cloches de la chapelle voisine devant être le signal de la réunion dès la pointe du jour. On se réunit en effet, à l’heure convenue, et l’on se mit en marche pour Sainte-Brigitte où l’on entendit la messe. Après cette cérémonie, eut lieu, entre l’abbé Jérôme et le ménestrel Bertram, un entretien à la suite duquel le premier consentit, avec la permission de sir Aymer de Valence, à recevoir le jeune Augustin dans son abbaye pour quelques jours. En reconnaissance de cette hospitalité, Bertram promit, à titre d’aumône, une gratification qui satisfit pleinement le supérieur.

« Adieu donc, » dit Bertram en prenant congé de son prétendu fils : « compte que je ne resterai au château de Douglas que le temps absolument nécessaire pour y terminer l’affaire qui m’y amène, affaire relative au vieux livre que tu sais bien. Je reviendrai promptement te reprendre à l’abbaye pour m’en retourner avec toi dans notre pays. — mon père ! » répliqua le jeune homme avec un sourire, « je crains, si une fois vous entrez dans une belle et antique bibliothèque, que là, entouré de romans et de chroniques, vous n’oubliiez le pauvre Augustin et tout ce qui le concerne. — Ne redoute pas un pareil oubli, Augustin, » dit le vieillard en faisant un mouvement comme pour envoyer un baiser à son fils, « tu es bon et vertueux, et le ciel ne t’abandonnerait pas si ton père était assez dénaturé pour le faire. Crois-moi, toutes les vieilles chansons, même depuis l’époque de Merlin, ne parviendraient pas à t’effacer de mon souvenir. »

Ils se séparèrent donc, le ménestrel ainsi que le chevalier anglais et sa suite, pour se diriger vers le château, et le jeune homme, pour suivre respectueusement le vénérable abbé. Celui-ci fut tout ravi de reconnaître que les pensées de son hôte étaient plutôt tournées vers des choses spirituelles que vers le repas du matin, dont il ne pouvait lui-même s’empêcher de sentir l’approche.


CHAPITRE III.

LE MÉNESTREL ET LE CHEVALIER.


Cette nuit, me semble-t-il, est un jour malade : c’est un jour un peu pâle : c’est un jour sombre comme le jour l’est quand le soleil se cache.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Pour que la petite troupe parvînt plus aisément et plus vite au château de Douglas, le chevalier de Valence offrit au ménestrel un cheval que les fatigues de la veille lui firent joyeusement accepter. Toutes les personnes qui connaissent l’équitation, savent que le meilleur moyen de faire disparaître le sentiment de la fatigue après une marche forcée, c’est de continuer la route à cheval ; car ainsi on met en exercice une autre espèce de muscles, et ceux qui sont restés tendus trop long-temps se reposent au moyen du changement de mouvement plus complètement qu’ils n’auraient pu le faire dans un repos absolu. Sir Aymer de Valence était revêtu de son armure et montait son cheval de guerre ; deux archers, un varlet de rang inférieur et un écuyer qui aspirait à l’honneur de devenir un jour chevalier lui-même, complétaient le détachement : et cette petite troupe paraissait aussi propre à empêcher toute tentative d’évasion de la part du ménestrel, qu’à le protéger contre toute violence. « Non pas, » dit le jeune chevalier en s’adressant à Bertram, « qu’il soit ordinairement plus dangereux de voyager dans ce pays que dans tout autre district de l’Angleterre ; mais certains troubles dont vous pouvez avoir entendu parler ont eu lieu dans ces environs depuis l’année dernière, et ont forcé la garnison du château de Douglas à faire plus rigoureusement le service. Mais avançons, car la couleur du jour se rapporte à merveille avec l’étymologie qu’on donne au nom de ce pays, et la description qu’on nous fait des chefs qui en étaient possesseurs… Sholto Dhu Glass (voyez cet homme d’un noir gris), et notre route sera ce matin d’un gris noir : heureusement qu’elle n’est pas longue. »

En effet la matinée était brumeuse, noire, humide : le brouillard avait envahi les montagnes et se déroulait sur les rivières, les clairières et les marais ; la brise du printemps n’était pas assez forte pour soulever ce rideau, quoique les sons aigus qui retentissaient de temps à autre le long des flancs des collines ou à travers les vallons, pussent faire supposer qu’elle déplorait son impuissance. La route que suivaient les voyageurs était marquée par le cours que la rivière s’était frayé dans le vallon, et ses eaux présentaient en général cette livrée grisâtre que sir Aymer de Valence prétendait être la teinte prédominante du pays. Le soleil, faisant d’infructueux efforts pour se dégager de la brume, lançait de temps à autre un rayon qui allait dorer la cime des montagnes ; mais il ne pouvait pas activer la lenteur du jour, et la lumière, du côté de l’orient, produisit une variété d’ombres plutôt que des flots de splendeur. Le spectacle de la nature était monotone et attristant, et le bon chevalier Aymer paraissait chercher à se distraire en causant avec Bertram qui, comme les gens de sa profession, possédait un fonds de connaissances et un charme de conversation très propres à faire passer bien vite une ennuyeuse matinée. Le ménestrel, avide de recueillir tous les renseignements possibles sur l’état présent du pays, saisissait chaque occasion d’entretenir le dialogue.

« Je serais charmé de causer avec vous, sire ménestrel, commença le jeune chevalier. Si vous ne craignez pas que l’air un peu vif de cette vilaine matinée ne vous gâte la voix, je vous prierai de me dire franchement quel motif a pu vous porter, vous, homme de sens, à ce qu’il me paraît, à vous jeter dans un pays aussi sauvage, et dans un pareil temps… Et vous, camarades, » dit-il en s’adressant aux archers et au reste de la troupe, « il me semble qu’il serait convenable et décent de vous tenir tant soit peu en arrière ; car j’imagine que vous pouvez bien suivre votre route sans avoir besoin d’un ménestrel pour vous distraire. » Les archers obéirent en ralentissant le pas de leurs chevaux ; mais, comme il fut aisé de l’apercevoir, d’après certaines observations qu’ils murmurèrent à demi-voix, ils n’étaient nullement satisfaits qu’on leur ôtât la facilité d’entendre la conversation qui allait avoir lieu : or, voici quelle elle fut.

« Je dois donc admettre, bon ménestrel, poursuivit le chevalier, que vous qui avez, dans votre temps, porté les armes, et qui même avez suivi jusqu’au Saint-Sépulcre la croix rouge de Saint-George, vous vous sentez irrésistiblement attiré, mais sans aucune raison positive, vers des régions où l’épée, quoique toujours renfermée dans le fourreau, est prête à en sortir à la moindre provocation. — Il serait difficile, » répliqua le ménestrel d’un ton brusque, « de répondre par l’affirmative à une semblable question ; et cependant, si vous considérez combien la profession de l’homme qui célèbre les hauts faits d’armes touche de près à celle du chevalier qui les accomplit, Votre Honneur tombera, je pense, d’accord avec moi qu’un ménestrel jaloux de remplir son devoir, doit, comme un jeune chevalier, chercher le véritable texte des grandes aventures là où il peut seulement le trouver, et visiter plutôt les pays où l’on garde le souvenir de nobles actions que ces royaumes paresseux et paisibles où les hommes vivent dans l’indolence, et meurent ignoblement de leur mort naturelle ou par sentence de la loi. Vous et vos pareils, sire de Valence, qui n’estimez rien la vie en comparaison de la gloire, vous laissez conduire votre barque dans ce monde par ce même principe qui attire votre humble serviteur, le ménestrel Bertram, du fond d’une province de la joyeuse Angleterre vers le noir canton de la raboteuse Écosse, appelé le Douglas-Dale. Vous, vous brûlez du désir de rencontrer de glorieuses aventures ; et moi… pardon, si j’ose ainsi me nommer après vous, je cherche à gagner une existence précaire, mais honorable du moins, en conservant pour l’immortalité les détails de ces exploits, et surtout les noms de ceux qui en furent les héros. Chacun de nous suit donc sa vocation ; et il n’est pas juste d’admirer l’un plus que l’autre : s’il y a quelque différence dans les périls auxquels le héros et le poète sont en butte, d’une autre part, le courage, la force, les armes et l’adresse du vaillant chevalier rendent son rôle beaucoup plus sûr encore que celui du pauvre rimeur. — Vous avez raison, répliqua le guerrier ; c’est à la vérité une espèce de nouveauté pour moi que d’entendre mettre pour ainsi dire sur un même pied votre profession et mon genre de vie. Néanmoins le ménestrel qui s’impose de si rudes travaux pour transmettre à la postérité les exploits des braves chevaliers, préfère aussi la renommée à l’existence, et un seul acte de valeur à tout un siècle de vie sans gloire : certes, on ne peut prétendre qu’une pareille profession soit basse et peu honorable. — Votre Seigneurie reconnaîtra donc, dit le ménestrel, que j’ai un but légitime, moi qui, simple roturier, ai cependant pris régulièrement mes grades parmi les professeurs de la gaie science, dans la ville capitale d’Aigues-Mortes, pour venir à grand’peine jusque dans ce district du nord, où doivent s’être passés bien des événements : sans doute les fameux ménestrels des anciens jours ont chanté ces hauts faits sur la harpe, et leurs récits ont été déposés dans la bibliothèque du château de Douglas où ils courent risque d’être perdus pour la postérité, à moins d’être transcrits par des hommes qui comprennent le vieux langage de notre pays. Si ces trésors enfouis étaient déterrés et rendus au public par l’art d’un pauvre ménestrel comme moi ou quelque autre, il y aurait bien là de quoi dédommager de quelques égratignures de sabre ou masse d’armes, qu’auraient pu coûter ces trésors ; et je serais indigne du nom d’homme, et plus encore de celui de trouvère ou de troubadour[9], si je mettais en balance la perte d’une vie si fragile avec la chance de cette immortalité qui survivra dans mes vers après que ma voix cassée et ma harpe disjointe ne pourront ni faire entendre un air ni accompagner un chant. — À coup sûr, puisque votre âme peut ressentir une si noble émulation, vous avez le droit d’en parler hautement ; malheureusement je n’ai point rencontré jusqu’ici beaucoup de ménestrels portés comme vous à préférer la renommée à la vie. — Il y a en effet, noble guerrier, des ménestrels, et, avec votre permission, des chevaliers même, qui ne comprennent point un si noble choix. Il faut laisser à ces misérables la récompense qu’ils ambitionnent : abandonnons-leur la terre et les choses de la terre, puisqu’ils ne peuvent aspirer à cette gloire qui est la meilleure récompense des autres hommes. »

Le ménestrel prononça ces derniers mots avec un tel enthousiasme que le chevalier, tirant la bride pour arrêter son cheval, se mit à contempler Bertram avec une physionomie enflammée d’un même désir d’illustration ; et, après un court silence, il exhala tout ce qu’il éprouvait.

« Gloire, gloire à ton cœur, gai compagnon ! Je m’estime heureux de voir qu’il existe encore un pareil enthousiasme dans le monde. Tu as dignement gagné le groat du ménestrel[10] ; et si je ne puis te payer aussi largement que tu le mérites, selon moi, ce sera la faute de dame Fortune qui n’a récompensé mes fatigues, dans ces guerres écossaises, que par une mesquine paie d’argent écossais[11]. Il doit me rester une pièce d’or ou deux de la rançon d’un chevalier français que le hasard a fait tomber entre mes mains ; et cet or, mon digne ami, passera assurément dans les tiennes. Moi, Aymer de Valence qui te parle, je suis membre de la noble maison de Pembrocke ; et, quoique je ne possède aujourd’hui aucun domaine, j’aurai un jour, avec l’aide de Notre-Dame, des terres et un château où je trouverai bien quelque place pour loger un ménestrel comme toi, si tes talents ne t’ont pas d’ici là trouvé un meilleur patron. — Je vous remercie, noble chevalier, de vos généreuses intentions pour le moment, ainsi que de vos promesses pour l’avenir. Croyez bien cependant que je ne partage pas les inclinations sordides de beaucoup de mes confrères. — Dans le cœur de l’homme que tourmente la soif d’une sainte renommée, il doit y avoir peu de place pour l’amour de l’or. Mais tu ne m’as point encore dit quels motifs particuliers ont attiré tes pas errants dans ce pays sauvage. — Si je vous le disais, » répliqua Bertram, qui désirait éluder la question, comme touchant d’un peu trop près au but secret de son voyage ; « vous pourriez croire, sire chevalier, que je vous débite un panégyrique étudié de vos propres exploits et de ceux de vos compagnons d’armes ; et tout ménestrel que je suis, j’ai honte de l’adulation comme je rougirais de présenter une coupe vide aux lèvres d’un ami. Mais permettez-moi de vous dire en peu de mots que le château de Douglas et les actes de valeur dont il a été le théâtre ont retenti par toute l’Angleterre. Il n’est pas de brave chevalier ni de véritable ménestrel dont le cœur n’ait tressailli au nom d’une forteresse où jadis aucun Anglais n’avait posé le pied, si ce n’est pour recevoir l’hospitalité. Il y a une espèce de magie dans les noms mêmes de sir John de Walton et de sir Aymer de Valence, braves défenseurs d’une place si souvent reconquise par ses anciens possesseurs, et avec de telles circonstances de courage et de cruauté que nous l’appelons en Angleterre le Château dangereux. — Je serais ravi d’entendre raconter à votre manière ces légendes qui vous ont porté, pour l’amusement des siècles à venir, à visiter un pays où règne maintenant tant de désordre et de périls. — Si vous avez la patience d’écouter un long récit de ménestrel, de mon côté, en homme qui chérit sa profession, je suis tout disposé à vous raconter mon histoire. — Oh ! quant à cela, vous aurez en moi un auditeur parfait ; et si ma récompense doit être légère, du moins mon attention sera grande. — C’est un bien pauvre troubadour, répliqua Bertram, que celui qui ne s’estime pas mieux récompensé par une telle attention que par de l’or et de l’argent, quand même les pièces seraient des nobles à la rose d’Angleterre. À cette condition donc, je commence une longue histoire, dont certaines parties auraient pu mieux inspirer le talent de ménestrels plus habiles, et parvenir ainsi à d’autres braves guerriers dans quelques centaines d’années.


CHAPITRE IV.

L’HISTOIRE.


Tandis que de joyeux lais et de joyeuses chansons égayaient la triste route, nous souhaitions que la triste route fût longue ; mais alors la triste route se repliait sur elle-même, et trompait les pas impatients des voyageurs : c’était un pays enchanté.
Johnson. .


« L’an de grâce 1285, dit le ménestrel, Alexandre III, roi d’Écosse, perdit sa fille Marguerite : l’unique enfant de cette princesse, appelée du même nom et connue aussi sous celui de Vierge de la Norwége, parce que son père était roi de ce dernier pays, acquit ainsi des droits à la couronne d’Écosse, comme elle en avait déjà au sceptre paternel. Ce fut une mort bien douloureuse pour Alexandre, qui se trouvait n’avoir plus que sa petite-fille pour héritière. Cette princesse aurait pu sans doute réclamer un jour son royaume par droit de naissance ; mais la difficulté de faire valoir une telle prétention dut être pressentie par tous ceux qui osèrent y penser. Le monarque écossais tâcha donc de réparer la perte qu’il avait faite en remplaçant sa première épouse, qui était une princesse anglaise, sœur de notre Édouard Ier par Juletta, fille du comte de Dreux. Les solennités de la cérémonie nuptiale, qui fut célébrée dans la ville de Jedburgh, furent très pompeuses et très remarquables ; mais au milieu d’une des fêtes brillantes qui furent données à cette occasion, apparut un horrible spectre, un affreux squelette, forme sous laquelle on représente d’ordinaire le roi des épouvantements[12]… Votre Seigneurie peut rire, si elle trouve à cela quelque chose de plaisant ; mais il existe encore des hommes qui l’ont vu de leurs propres yeux, et l’événement n’a que trop bien prouvé de quels malheurs cette apparition était le singulier présage. — J’ai entendu parler de cette histoire, dit le chevalier, mais le moine qui me l’a racontée pensait que ce spectre était peut-être un personnage assez malheureusement choisi, qu’on avait à dessein introduit dans le spectacle. — Je n’en sais rien, » répliqua sèchement le ménestrel, « mais une chose certaine, c’est que, peu de temps après, le roi Alexandre mourut, au grand chagrin de son peuple. La Vierge de Norwége, son héritière, suivit promptement son grand-père au tombeau, et le roi d’Angleterre, sire chevalier, réclama aussitôt une soumission et un hommage qui disait-il, lui étaient dus par l’Écosse, mais dont ni les jurisconsultes, ni les nobles, ni les seigneurs, ni même les ménestrels de l’Écosse n’avaient pas encore entendu parler.

— Malédiction ! interrompit sir Aymer de Valence, ceci n’est pas dans notre marché. J’ai promis d’écouter avec patience votre récit, mais non de vous laisser outrager Édouard Ier, de bienheureuse mémoire ; je ne souffrirai pas que son nom soit prononcé devant moi sans le respect dû à son haut rang et à ses nobles qualités. — Oh ! dit le ménestrel, je ne suis ni un joueur de cornemuse, ni un généalogiste montagnard, pour porter le respect de mon art jusqu’à chercher querelle à un homme noble qui m’arrête dès mon début. Je suis Anglais : je souhaite à mon pays tout le bien possible ; et je dois dire la vérité, mais j’éviterai les sujets qui pourraient engendrer quelque contestation. Votre âge, seigneur chevalier, quoiqu’il ne soit pas des plus mûrs, m’autorise à penser que vous pouvez avoir vu la bataille de Falkirk et d’autres combats sanguinaires, dans lesquels les prétentions de Bruce et de Baliol ont été courageusement disputées, et vous me permettrez de dire que, si les Écossais n’ont pas eu la bonne cause de leur côté, ils ont du moins défendu la mauvaise de tous leurs efforts et en hommes aussi braves que fidèles. — Quant à la bravoure, je vous l’accorde, répondit le chevalier, car je n’ai jamais vu de lâches parmi eux ; mais pour ce qui est de la fidélité, j’en fais juge quiconque sait combien de fois ils ont juré soumission à l’Angleterre, et combien de fois aussi ils ont manqué à leur parole. — Je ne veux pas compliquer la question, répliqua le ménestrel ; c’est pourquoi je laisserai Votre Seigneurie déterminer quel est le plus coupable, de celui qui force le faible à prêter un serment injuste, ou de celui qui, contraint par la nécessité, prête le serment qu’on lui impose, sans l’intention de le tenir. — Laissons cela, dit Valence, gardons chacun notre opinion : il n’est pas probable que l’un ou l’autre nous renoncions à notre manière de voir. Mais suis mon conseil : tant que tu voyageras sous une bannière anglaise, songe à ne tenir une pareille conversation ni dans la grande salle, ni dans la cuisine : le soldat pourrait être moins endurant que l’officier ; et maintenant, je te prie, voyons ta légende du Château dangereux. — Il me semble, répliqua Bertram, que Votre Seigneurie pourra aisément en trouver une édition meilleure que la mienne, car je ne suis point venu dans ce pays depuis plusieurs années ; mais il ne me sied pas de discuter avec un chevalier tel que vous. Je vais vous conter la légende telle qu’on me l’a dite. Je n’ai pas besoin, je pense, de rappeler à votre seigneurie que les lords de Douglas, qui ont bâti ce château, ne le cèdent à aucune famille d’Écosse pour l’ancienneté de leur race ; ils prétendent même que leurs ancêtres ne sont comptés, comme ceux des autres grandes familles, que du moment où ils se sont distingués par un certain degré d’illustration. « Vous pouvez nous voir en arbre, disent-ils, vous ne pouvez nous découvrir en simple rejeton. Vous pouvez nous voir déjà fleuve, et vous ne sauriez remonter à la source. » En un mot, ils nient que les historiens ou les généalogistes puissent désigner l’homme sans illustration, appelé Douglas, qui fut la souche première de leur famille ; et au fait, si reculée que soit l’époque à laquelle nous reprenons cette race, nous la voyons toujours se distinguer par le courage et les hautes entreprises, ainsi que par la puissance qui en assure le succès. — Il suffit, dit le chevalier, j’ai ouï parler de l’orgueil et de la puissance de cette grande famille, et je n’ai pas le moindre intérêt à nier ou à combattre leurs vastes prétentions sous ce rapport. — Et sans doute, noble seigneur, vous avez aussi entendu parler de James, l’héritier actuel de la maison de Douglas ? — Oui, plus qu’il ne le faut. Il est connu pour avoir vigoureusement soutenu ce traître mis hors la loi, ce misérable Wallace. Maintenant même à peine cet infâme Robert Bruce, qui prétend être roi d’Écosse, a-t-il levé la bannière de la révolte, aussitôt ce jeune freluquet, ce bambin de James Douglas, vient se mêler aussi de la rébellion. Il vole à son oncle, l’archevêque de Saint-André, une somme d’argent considérable, pour remplir le trésor de l’usurpateur, qui n’est jamais bien lourd, débauche les serviteurs de son parent et prend lui-même les armes. Quoique châtié maintes fois sur les champs de bataille, il ne rabat rien de ses fanfaronnades, et menace de son courroux ceux qui, au nom de leur très légitime souverain, défendent le château de Douglas. — Il peut vous plaire de parler ainsi, sire chevalier, cependant je suis convaincu que, si vous étiez Écossais, vous me laisseriez, avec patience, redire ce que racontent de ce jeune homme certaines personnes qui l’ont connu : le jour nouveau sous lequel paraissent ses aventures prouve combien la même histoire peut être différemment racontée. Ces personnes parlent de l’héritier des Douglas comme d’un homme tout-à-fait capable de soutenir et même d’augmenter la réputation de ses ancêtres, prêt sans doute à affronter tous les périls pour la cause de Robert Bruce, parce qu’il le regarde comme son légitime souverain ; et ne songeant enfin, avec les troupes peu nombreuses qu’il peut réunir, qu’à se venger des Southrons[13] qui, depuis plusieurs années et contre tout droit, à ce qu’il pense, se sont violemment emparés des biens de son père. — Oh ! nous avons beaucoup entendu parler de ses projets de vengeance et de ses menaces contre notre gouverneur et contre nous-mêmes ; nous pensons cependant qu’il n’est guère probable que sir John de Walton abandonne le Douglas-Dale sans l’ordre du roi : James qui n’est encore qu’un vrai poussin aura beau se fausser la voix en criant comme un coq. — Sire chevalier, il y a bien peu de temps que nous avons fait connaissance, et cependant je souhaite que vous ne puissiez jamais, James Douglas et vous-même, vous trouver en présence l’un de l’autre, avant que l’état de ces deux royaumes mette la paix entre vous. — Ami, voilà d’excellentes intentions, et je ne doute pas de ta sincérité. Vraiment, tu me parais sentir, comme il le faut, tout le respect que l’on doit à ce jeune chevalier, quand on parle de lui, dans sa vallée natale de Douglas. Quant à moi, je ne suis que le pauvre Aymer de Valence, sans un acre de terre, sans grande espérance d’en jamais posséder un seul, à moins qu’avec mon large sabre je ne me taille un domaine au milieu de ces montagnes. Seulement, bon ménestrel, si tu vis assez pour conter un jour mon histoire, puis-je te prier d’être fidèle à ta scrupuleuse habitude de rechercher la vérité ? Que je vive long-temps ou meure bientôt, tu n’apprendras jamais que ta vieille connaissance d’une matinée de printemps ait ajouté aux lauriers de James Douglas en cédant lâchement devant lui. — Je ne redoute rien de vous, sir Aymer, le ciel vous a doué de cette chaleureuse énergie qui convient à la jeunesse d’un noble chevalier. Dans un âge plus mûr cette énergie se changera en prudence : puisse une mort prématurée ne point priver votre pays de ses conseils ! — Es-tu donc si simple que de souhaiter à la vieille Angleterre les sages avis de la prudence, quoique tu prennes dans la guerre actuelle le parti de l’Écosse ? — Assurément, sire chevalier, en souhaitant que l’Angleterre et l’Écosse connaissent chacune leur véritable intérêt, je désire aussi qu’elles soient également heureuses ; et je crois que, pour atteindre ce but, elles devraient songer à bien vivre ensemble. Occupant chacune leur portion de la même île, vivant sous les mêmes lois, en paix l’une avec l’autre, elles pourraient, sans crainte, braver la haine du monde entier. — Avec des opinions aussi larges (et ce sont celles d’un honnête homme) tu dois prier Dieu, sire ménestrel, d’accorder aux Anglais un triomphe véritable, qui leur permette de terminer cette guerre sanguinaire et de dicter une paix solide. Les rébellions de ce peuple obstiné ressemblent aux vains efforts du cerf lorsqu’il est blessé : le pauvre animal devient de plus faible en plus faible à mesure qu’il redouble d’efforts jusqu’à ce qu’enfin la main de la mort vienne terminer la lutte. — Non pas, sire chevalier ! si je ne me trompe, nous ne devons pas adresser au ciel cette prière. Nous pouvons, sans offenser Dieu, dire, quand nous prions, le but que nous voudrions atteindre ; mais ce n’est pas à nous, pauvres mortels, de désigner à la Providence, qui voit tout, la manière précise dont nos vœux doivent être accomplis, ni de souhaiter la ruine d’un pays pour mettre fin aux révolutions qui le tourmentent, de même que le coup de grâce termine l’agonie du cerf blessé. En consultant mon cœur et ma raison, il me semble qu’on ne doit demander au ciel que ce qui est juste et équitable ; et si je redoute pour toi, sire chevalier, une rencontre avec James de Douglas, c’est uniquement parce qu’il me paraît combattre pour la bonne cause, et que des puissances surhumaines lui ont présagé le succès. — Osez-vous bien me parler de la sorte, sire ménestrel, » s’écria de Valence d’un ton menaçant, « lorsque vous savez qui je suis, et quel poste j’occupe ! — Votre dignité personnelle et votre autorité, répliqua Bertram, ne peuvent changer le bien en mal, ni empêcher que les décrets de la Providence ne s’exécutent. Vous savez, je le présume, que Douglas, au moyen de différents stratagèmes, est déjà parvenu à s’emparer trois fois du château. Vous savez aussi que sir John de Walton, le gouverneur actuel, l’occupe avec une garnison triple en forces : il lui a été promis que si, sans se laisser surprendre, il peut s’y maintenir malgré les efforts des Écossais pendant une année et un jour, il obtiendra pour récompense la libre propriété de l’immense baronnie de Douglas. Si, au contraire, pendant ce même espace de temps, il laisse reprendre cette forteresse, soit par ruse soit par force ouverte, comme la chose est successivement arrivée à tous les gouverneurs du Château dangereux, il pourra être dégradé comme chevalier, et proscrit comme sujet : les officiers qui se renfermeront avec lui dans le château, et qui serviront sous ses ordres, partageront aussi sa gloire ou son châtiment. — Je sais tout cela ; et je m’étonne seulement que, devenues publiques, ces conditions soient répétées avec tant d’exactitude. Mais quel rapport peut avoir ceci avec l’issue du combat, si le hasard voulait que Douglas et moi nous nous rencontrassions ? Je ne serai certainement pas disposé à combattre avec moins d’ardeur parce que je porte ma fortune à la pointe de mon épée, ni à devenir un lâche parce que je combats pour une partie des domaines de Douglas, aussi bien que pour la renommée et la gloire. Et après tout… — Écoutez ! un ancien ménestrel a dit que dans une injuste querelle il n’est pas de véritable courage : l’illustration qui en revient, mise en balance avec une honnête renommée, n’a pas plus de valeur qu’une chaîne de cuivre comparée à une chaîne d’or pur. Mais je vous prie de croire que je ne garantis rien dans cette importante question. Vous savez comment James de Thirlwall, le dernier commandant anglais, avant sir John de Walton, fut surpris dans le château, et comment le château fut saccagé au milieu des actes de la plus révoltante barbarie. — Je crois que toute l’Écosse et toute l’Angleterre ont entendu parler de cette boucherie et de l’infâme conduite du chef écossais, qui fit transporter au milieu d’une forêt l’or, l’argent, les munitions, les armes et tout ce qu’il était possible d’enlever, et détruisit tout le reste des provisions d’une manière aussi horrible qu’inouïe. — Peut-être, sire chevalier, avez-vous été témoin oculaire de cette aventure qui a fait tant de bruit ; peut-être avez-vous vu le garde-manger de Douglas. — Je n’ai pas précisément vu les brigands accomplir leur honteuse destruction ; mais j’ai assez aperçu leurs traces, pour ne jamais oublier le garde-manger de Douglas, et pour en garder toujours un souvenir d’horreur et d’abomination. Je vais vous raconter ce fait avec vérité, par la main de mon père et par mon honneur de chevalier ! Je vous laisserai à juger ensuite si c’était une action propre à concilier la faveur du ciel à ceux qui en furent les auteurs. Voici la version que je puis donner de cette histoire.

« Pendant deux années ou environ, une grande quantité de provisions avait été réunie de différents points ; le château de Douglas, nouvellement réparé, et, comme on le croyait, soigneusement défendu, fut désigné comme l’endroit où ces provisions devaient être mises en magasin pour le service du roi d’Angleterre ou de lord Clifford, lorsque l’un ou l’autre pénétrerait dans les Marches occidentales avec une armée anglaise. Cette armée devait aussi nous prêter assistance, je veux dire à mon oncle, le comte de Pembroke, qui, quelque temps auparavant, s’était jeté avec des forces considérables dans la ville d’Ayr, près de la vieille forêt calédonienne, où nous avions de chaudes escarmouches avec les Écossais insurgés. Eh bien ! sire ménestrel, il arriva que Thirlwall, tout brave et tout hardi soldat qu’il était, fut surpris dans le château de Douglas pendant la sainte messe, par ce même digne jeune homme, votre James Douglas. Il n’était nullement de bonne humeur, comme vous le pouvez croire : son père, qu’on nommait William-le-Hardi, ou William Longues-Jambes, ayant refusé de reconnaître le roi d’Angleterre à quelque condition que ce fût, avait été privé de sa liberté, et il venait de mourir dans une étroite prison à Berwick, ou, suivant d’autres, à Newcastle. La nouvelle de la mort de son père avait jeté le jeune Douglas dans une rage épouvantable ; et ce fut certainement sous cette influence qu’il accomplit son étrange action. Les immenses provisions qu’il avait trouvées dans le château l’embarrassaient beaucoup, ne pouvant, en présence d’une armée anglaise, ni les emporter, ni les faire consommer par sa petite troupe : dans cette perplexité, le diable, je pense, lui inspira un moyen de les rendre à jamais inutiles.

« Vous jugerez par vous-même si une pareille idée lui fut suggérée par un bon esprit ou par un génie infernal.

« Pour exécuter son projet, après que l’or, l’argent et tous les effets précieux qu’on pouvait emporter eurent été conduits en lieu sûr, Douglas ordonna qu’on descendît les provisions de bouche, la viande, le blé, l’orge et les autres grains dans la cave du château ; faisant vider le contenu des sacs pêle-mêle, il défonça les tonneaux et les barils, et laissa les liquides couler sur la viande, le grain et les autres provisions qu’il avait amoncelées. Les bœufs qu’on avait amenés au château pour la nourriture des soldats anglais furent éventrés dans la cave, et leur sang alla se mêler à cet amas monstrueux. Enfin, il fit couper les bœufs par quartiers, et les jeta également dans ce hideux mélange : il y ajouta les cadavres des défenseurs du château qui, tous immolés impitoyablement, payèrent bien cher le tort de n’avoir pas fait meilleure garde. Cette ignoble et indigne manière de détruire des provisions destinées à nourrir des hommes, et l’ordre que James donna de faire jeter dans la fontaine du château des cadavres d’hommes et de chevaux, ainsi que d’autres ordures propres à souiller l’eau : voilà ce qui a donné lieu, depuis lors, à cette locution : « Le garde-manger de Douglas. » — Je ne prétends pas, sire Aymer, dit le ménestrel, défendre une action que vous flétrissez très justement, et je ne conçois aucun moyen de rendre profitables à des chrétiens les provisions du garde-manger de Douglas. Peut-être, néanmoins, ce pauvre jeune homme a-t-il été poussé à une pareille conduite par un ressentiment naturel qui rend son singulier exploit plus excusable. Songez-y, si votre noble père venait de mourir dans une longue captivité, si votre château était pris et occupé par une garnison d’ennemis, d’étrangers, tous ces malheurs ne pourraient-ils pas vous pousser à un mode de vengeance que, de sang-froid et en songeant uniquement qu’il a été employé par un ennemi, vous considérez avec une horreur bien naturelle et même louable ? Respecteriez-vous, dites-moi, des objets qui n’ont ni vie ni sentiment, que personne ne vous blâmerait de prendre pour en faire votre profit ? et même auriez-vous scrupule de refuser quartier à des captifs, chose qui arrive si souvent dans des guerres qu’on appelle néanmoins loyales et humaines ? — Vous me pressez vivement, ménestrel, répliqua Aymer de Valence. Quant à moi, je n’ai pas grand intérêt à excuser Douglas dans cette affaire, puisque par suite, moi-même et le reste des troupes de mon oncle, nous avons travaillé avec Clifford et son armée à rebâtir ce château dangereux, et que, ne nous sentant aucun appétit pour le ragoût que Douglas nous avait laissé, nous souffrîmes un peu de la faim : je reconnais ici que nous n’hésitâmes point à nous approprier le peu de moutons et de bœufs que ces misérables Écossais laissaient autour de leurs fermes ; et je ne plaisante pas, sire ménestrel, en avouant que, nous autres gens de guerre, nous devons demander pardon au ciel avec un repentir tout particulier, en expiation des misères nombreuses que la nature de notre état nous force à nous infliger les uns aux autres. — Il me semble, répondit le ménestrel, que, lorsqu’on est tourmenté par sa propre conscience, on devrait parler avec plus d’indulgence des méfaits d’autrui : ce n’est pas d’ailleurs que j’ajoute entièrement foi à une prophétie qui fut délivrée, pour me servir de l’expression consacrée dans ce pays montagneux, au jeune lord Douglas par un homme qui, suivant le cours de la nature, aurait dû être mort depuis long-temps : cette prédiction lui promettait une longue suite de succès contre les armées anglaises, parce qu’il avait sacrifié son propre château de Douglas pour empêcher qu’on n’y plaçât une garnison. — Vous avez bien le temps de me conter cette histoire, dit sire Aymer, car, ce me semble, un pareil sujet conviendrait mieux à un chevalier et à un ménestrel que la grave conversation que nous avons tenue jusqu’à présent, et qui aurait été fort bien placée, Dieu me pardonne ! dans la bouche de deux moines en voyage. — Soit, répliqua le ménestrel ; la harpe et la viole peuvent aisément varier de mesure et changer d’air.


CHAPITRE V.

THOMAS-LE-RIMEUR.


C’est une triste histoire qui peut faire pleurer vos yeux, une horrible histoire qui peut vous faire crisper les nerfs, une merveilleuse histoire qui vous fera froncer les sourcils, qui fera frémir vos chairs, si vous la lisez comme il faut.
Vieille Comédie.


« Il faut que je vous le dise, gracieux sir Aymer de Valence, j’ai entendu conter cette histoire à une grande distance du pays où elle est arrivée, par un ménestrel juré, ancien ami et serviteur de la maison des Douglas, un des plus célèbres, dit-on, qui appartinrent jamais à cette noble famille. Ce ménestrel, qui se nommait Hugo Hugonnet, accompagnait son jeune maître, suivant sa coutume, lorsque James Douglas fit l’exploit dont nous parlions tout à l’heure.

« Le château était dans un tumulte général : ici les hommes de guerre s’occupaient à saccager et à détruire les provisions ; là ils tuaient hommes, chevaux, bœufs et moutons, et cette besogne était accompagnée du bruit que l’on peut s’imaginer. Les bestiaux en particulier avaient pressenti le sort qui les menaçait, et par une résistance gauche, par de piteux mugissements, témoignaient cette répugnance instinctive avec laquelle ces pauvres animaux approchent d’un abattoir. Les gémissements et les sanglots des hommes qui recevaient ou allaient recevoir le coup mortel, et les hurlements des pauvres chevaux livrés à l’agonie de la mort, formaient un chœur épouvantable. Hugonnet aurait voulu se soustraire à ce hideux spectacle, à ce lugubre concert ; mais son maître, Douglas le père, avait été un homme de quelque instruction ; et le vieux serviteur désirait ardemment sauver un livre de poésie auquel ce Douglas attachait jadis beaucoup de valeur. Il contenait les chants d’un ancien barde écossais qui, s’il ne parut être qu’une simple créature humaine tant qu’il demeura en ce monde, ne doit peut-être pas porter aujourd’hui le simple nom d’homme.

« Bref, c’était ce Thomas, surnommé le Rimeur, et dont l’intimité, dit-on, était devenue si grande avec ces êtres surnaturels qu’on nomme fées, qu’il pouvait, comme elles, prédire de loin les choses futures : il réunissait dans sa personne la qualité de barde et celle de devin. Mais depuis plusieurs années, il avait presque entièrement disparu de la scène de ce monde, et quoique l’époque et le genre de sa mort n’eussent jamais été publiquement connus, cependant, d’après la croyance générale, il n’avait pas été ravi à la terre des vivants, mais transporté dans le pays des fées, d’où il faisait parfois des excursions sur la terre… Hugonnet était d’autant plus jaloux de préserver de la destruction les œuvres de cet ancien barde, que la plupart de ses prédictions et de ses poèmes étaient seulement conservés dans le château : ils contenaient même, disait-on, des choses qui intéressaient d’une manière toute particulière l’antique maison de Douglas, aussi bien que d’autres familles d’origine ancienne. Le ménestrel était donc résolu à sauver à tout prix ce volume de la destruction qui l’attendait dans l’incendie général auquel l’édifice venait d’être condamné par l’héritier de ses anciens possesseurs. Ce fut avec cette intention qu’il pénétra dans la vieille petite chambre voûtée qu’on nommait la Bibliothèque de Douglas, et qui pouvait contenir quelques douzaines de ces vieux livres écrits par les anciens chapelains, en ce genre de caractère que les ménestrels appellent la lettre noire. Il découvrit aussitôt le célèbre lai, intitulé Sire Tristrem, qui avait été si souvent altéré et abrégé, qu’il ne ressemblait plus guère à l’original. Hugonnet, connaissant tout le prix que les anciens propriétaires du château attachaient à ce poème, tira le volume en parchemin des rayons de la bibliothèque, et le posa sur un petit pupitre qui se trouvait là, près du fauteuil du baron. Après s’être ainsi disposé à le sauver, il tomba dans une courte rêverie, favorisée par le jour qui baissait, par le bruit des préparatifs du garde-manger de Douglas, mais surtout par cette idée qu’il contemplait pour la dernière fois des objets depuis long-temps familiers à ses yeux, à l’instant même où ils allaient être détruits pour toujours.

« Le barde songeait donc en lui-même au singulier mélange des caractères de savant mystique et de guerrier réunis dans son vieux maître, quand tout-à-coup, abaissant les yeux sur le livre du vieux Rimeur, il remarqua avec surprise qu’il était lentement entraîné par une main invisible loin du pupitre où il l’avait laissé. Le vieillard regarda avec horreur le mouvement spontané du livre à la sûreté duquel il était si intéressé, et eut le courage de se rapprocher un peu de la table, afin de découvrir par quel moyen il en avait été retiré.

« Comme je vous l’ai dit, la chambre commençait à s’obscurcir, de manière qu’il n’était pas facile de distinguer s’il y avait réellement quelqu’un dans le fauteuil ; mais en regardant avec plus d’attention, il semblait qu’une espèce d’ombre ou de vapeur ayant forme humaine y était assise ; elle n’avait pourtant rien d’assez précis pour qu’on pût en saisir exactement l’ensemble, ni d’assez détaillé pour qu’on aperçût distinctement son mode d’action. Le barde de Douglas regardait donc l’objet de ses frayeurs comme si quelque chose de surhumain se fût présenté à ses yeux. Cependant, à force de regarder, il parvint à découvrir un peu mieux l’objet qui s’offrait à sa vue, et sa vue devint même par degrés plus claire et plus capable de discerner ce qu’il contemplait. Une grande forme maigre, habillée ou plutôt recouverte d’une longue robe traînante pleine de poussière, dont la figure était tellement ombragée de cheveux, et la physionomie si étrange qu’on pouvait à peine croire qu’elles appartinssent à un homme : tels étaient les seuls traits du fantôme qu’on pût saisir ; et en l’examinant avec plus d’attention, Hugonnet remarqua encore deux autres formes qui avaient la tournure d’un cerf et d’une biche, et qui paraissaient se cacher derrière le corps et sous la robe de cette apparition surnaturelle. — Voilà une histoire bien vraisemblable, interrompit le chevalier, pour que vous, sire ménestrel, homme de sens comme vous paraissez l’être, vous la racontiez si gravement. De quelle respectable autorité tenez-vous ce conte-là ? en supposant qu’il puisse passer après boire, il doit être absolument considéré comme apocryphe durant les heures plus sobres de la matinée. — Sur ma parole de ménestrel, sire chevalier, répliqua Bertram, ce n’est pas moi qui ai répandu cette fable, si c’en est une : Hugonnet, le joueur de viole, après s’être retiré dans un cloître près du lac de Rambelmère dans le pays de Galles, m’a communiqué l’histoire que je vous raconte en ce moment. Et comme je parle d’après l’autorité d’un témoin oculaire, je ne crois pas avoir besoin d’autre excuse. — Soit, sire ménestrel, dit le chevalier, continue ton récit, et puisse ta légende échapper à toutes les critiques aussi facilement qu’aux miennes ! — Hugonnet, sire chevalier, continua Bertram, fut un saint homme, et posséda sa vie durant une bonne réputation, bien que son genre de profession puisse être regardé comme un peu scabreux. La vision lui parla une langue antique, semblable à celle qui fut jadis employée dans le royaume de Strastes-Clyde, espèce d’écossais ou de gaélique que peu de gens auraient compris.

« Vous êtes un homme savant, dit l’apparition, et tant soit peu familier avec les dialectes qui furent autrefois en usage dans votre pays, quoiqu’ils soient aujourd’hui oubliés et qu’il faille pour être compris les traduire en saxon vulgaire, tel qu’on le parle dans le Deira ou le Northumberland. Un ancien barde anglais doit aimer tendrement l’homme qui, après tant d’années, attache encore assez de prix à la poésie de son pays natal pour songer à en conserver les fragments, malgré la terreur qui domine dans une soirée comme celle-ci.

« C’est en effet une terrible nuit, répliqua Hugonnet, que celle qui fait sortir les morts du tombeau et les envoie sur la terre, pâles compagnons des vivants… Qui es-tu, au nom de Dieu ? qui es-tu, toi qui brises les barrières infranchissables, toi qui reviens si étrangement visiter un monde auquel tu as depuis long-temps dit adieu ?

« Je suis, répondit la vision, ce célèbre Thomas-le-Rimeur, quelquefois appelé Thomas d’Erceldonne, ou Thomas le Véridique Parleur. Comme d’autres sages, j’obtiens de temps à autre la permission de visiter les scènes de ma première vie, et je suis toujours capable de soulever les nuages épais, de dissiper l’obscurité qui pèse sur l’avenir. Et toi, créature affligée, sache que les désastres qu’éprouve ce malheureux pays ne sont pas un présage de son avenir : au contraire, autant les Douglas souffrent aujourd’hui dans la perte de leurs biens, dans la destruction de leur château, conséquence de leur fidélité à l’héritier légitime du royaume d’Écosse, autant est grande la récompense que leur destine le ciel ; et comme ils n’ont pas hésité à brûler et à renverser leur propre maison et celle de leurs pères dans l’intérêt de la cause de Bruce, le ciel a décrété qu’autant de fois les murailles du château de Douglas seront brûlées et mises au niveau du sol, autant de fois elles seront rebâties avec encore plus de solidité et de magnificence qu’auparavant.

« Un cri poussé par une multitude réunie dans la grande cour se fit alors entendre, cri de joie et de triomphe. En même temps une grande lueur rouge sembla s’élancer des combles et des solives du toit ; bientôt pétillèrent des étincelles aussi nombreuses que celles qui s’échappent sous le marteau d’un forgeron ; et peu après, le feu gagnant de proche en proche, l’incendie se fraya un passage par mille ouvertures.

« Vois-tu ? » dit la vision en dirigeant ses regards vers la fenêtre et en disparaissant ; « pars ! éloigne-toi ! l’heure voulue pour enlever ce livre n’est pas encore arrivée, et tes mains ne sont pas prédestinées pour cette œuvre ; mais il sera en sûreté dans le lieu où je l’ai placé, et le temps où l’on pourra l’y prendre ne manquera point d’arriver. » La voix se faisait encore entendre que la forme avait disparu. Hugonnet sentait que la tête lui tournait par suite de l’horrible spectacle dont il venait d’être témoin. Ce fut à peine s’il trouva assez de force pour s’arracher à ce lieu de terreur. Dans la nuit le château de Douglas s’évanouit en cendres et en fumée pour reparaître peu après plus redoutable et plus fort qu’auparavant. » Le ménestrel s’arrêta, et son auditeur, le chevalier anglais, garda quelques minutes de silence.

« Il est vrai, ménestrel, reprit enfin sir Aymer, votre histoire est inattaquable sur ce point que le château, trois fois brûlé par l’héritier de la maison et de la baronnie, a été jusqu’à présent autant de fois relevé par Henri lord Clifford, et d’autres généraux anglais qui ont toujours cherché à le reconstruire plus solide et plus fort qu’il n’était ; car il occupe une position trop importante à la sûreté de notre frontière du côté de l’Écosse pour que nous puissions l’abandonner : je l’ai vu moi-même rebâtir en partie. Mais certes, ce n’est pas à cause de la manière dont il a été détruit que ce château doit être ainsi relevé : les exploits des Douglas sont toujours accompagnés de barbaries qui assurément ne peuvent obtenir l’approbation du ciel. Pour toi, ménestrel, je vois que tu es décidé à ne pas changer d’opinion, et je ne puis t’en blâmer ; car les merveilleux revers de fortune qui ont successivement assailli tous les possesseurs de cette forteresse autorisent suffisamment les hommes à y chercher ce qu’ils regardent comme l’indication manifeste de la volonté du ciel ; mais tu peux croire, bon ménestrel, que la faute n’en sera point à moi si le jeune Douglas trouve encore l’occasion d’exercer son talent culinaire par une seconde édition de son Garde-manger de famille, et s’il peut profiter des prédictions de Thomas-le-Rimeur. — Je ne révoque en doute ni votre circonspection ni celle de sir John de Walton, répliqua Bertram ; mais je puis dire sans crime que le ciel mène toujours à fin ses projets. Je regarde le château de Douglas comme un lieu prédestiné, et je brûle du désir de voir quels changements le temps a pu y opérer dans un espace de vingt ans ; je désirerais surtout m’emparer, s’il était possible, du volume de ce Thomas d’Erceldonne, qui contient un fonds si riche de poésies oubliées et de prophéties qui intéressent à un si haut point les destinées futures de l’empire britannique, des royaumes du Nord et du Midi. »

Le chevalier ne répondit rien ; mais il marcha un peu en avant, suivant la partie la plus élevée du bord de la rivière, le long de laquelle la route était fort escarpée. Les voyageurs parvinrent enfin au sommet d’une montée très haute et très longue. De ce point, et derrière un énorme roc qui paraissait avoir été mis de côté et disposé comme une décoration de théâtre pour que la vue plongeât dans la partie basse de la vallée, ils aperçurent dans son ensemble le val immense. Ils en avaient déjà vu quelques parties en détail ; mais alors, comme la rivière devenait plus étroite en cet endroit, le vallon se développait dans toute sa profondeur et sa largeur, et l’on y apercevait à peu de distance du cours de l’eau, le superbe château seigneurial qui lui donnait son nom. Le brouillard, qui emplissait toujours la vallée de ses nuages cotonneux, ne laissait voir qu’imparfaitement les fortifications grossières qui servaient de défense à la petite ville de Douglas, remparts assez solides pour repousser une tentative d’attaque, mais non pour résister à ce qu’on appelait alors un siège en règle. L’objet qui attirait principalement les regards était l’église, ancien monument gothique construit sur une éminence au centre de la ville, et qui alors tombait presque en ruines. À gauche, et s’effaçant pour ainsi dire dans l’éloignement, on pouvait distinguer d’autres tours et d’autres créneaux ; enfin, séparé de la ville par une pièce d’eau artificielle qui l’entourait presque de tous côtés, s’élevait le château dangereux de Douglas.

Il était solidement fortifié à la mode du moyen âge, avec donjon et créneaux, élevant au dessus de toutes les autres la tour majestueuse qui portait le nom de Tour de lord Henri ou de Tour de Clifford.

« Voici le château, » dit Aymer de Valence, en étendant le bras avec un sourire de triomphe ; « tu peux juger par toi-même de ce que les défenses construites récemment par les ordres de Clifford doivent ajouter aux difficultés d’un siège. »

Le ménestrel secoua simplement la tête, et emprunta au psalmiste la citation suivante : Nisi custodierit Dominus. Et il n’ajouta rien de plus, quoique de Valence répliquât avec vivacité : « Je pourrais, en citant ce texte, y appliquer le même sens de mon côté. Il me semble que tu as l’esprit un peu plus mystique que ne l’ont ordinairement les ménestrels voyageurs. — Dieu le sait, dit Bertram : si moi ou mes pareils nous oublions que le doigt de la Providence accomplit toujours ses desseins dans ce bas monde, nous méritons le blâme plus que tous les autres ; car nous sommes continuellement appelés à contempler les coups du destin qui font sortir le bien du mal, et sous l’influence desquels tous ces hommes uniquement occupés de leurs passions et de leurs projets, deviennent d’aveugles instruments des volontés célestes. — J’admets ce que vous dites, sire ménestrel, répliqua le chevalier, et je n’ai pas le droit d’énoncer le moindre doute sur les vérités que vous établissez si solennellement, moins encore sur la bonne foi avec laquelle vous les exposez. Permettez-moi d’ajouter que je crois avoir assez de crédit dans cette garnison pour vous y assurer un bon accueil : sir John de Walton, je l’espère, ne refusera point le libre accès de la grande salle du château à une personne de votre profession, dont l’entretien peut nous être si profitable. Je ne puis cependant vous faire espérer la même indulgence pour votre fils, vu l’état actuel de sa santé ; mais si j’obtiens pour lui la permission de séjourner au couvent de Sainte-Brigitte, il y demeurera tranquille et en sûreté jusqu’à ce que vous ayez renouvelé connaissance avec la vallée de Douglas et son histoire, et que vous soyez prêt à continuer votre voyage. — J’accède à la proposition de Votre Honneur, d’autant plus volontiers, dit le ménestrel, que je puis récompenser l’hospitalité du père abbé. — Point essentiel avec de saints hommes ou de saintes femmes, répliqua de Valence, qui ne subsistent, en temps de guerre, qu’en fournissant aux voyageurs qui viennent visiter leurs reliques les moyens de passer quelques jours dans leurs cloîtres. »

La petite troupe approchait des sentinelles placées sur les différents points du château à peu de distance les unes des autres : elles admirent respectueusement sir Aymer de Valence, comme premier commandant après sir John de Walton. Fabian (tel était le nom du jeune écuyer qui accompagnait de Valence) fit savoir que le bon plaisir de son maître était qu’on laissât aussi entrer le ménestrel.

Cependant un vieil archer regarda le ménestrel de travers. « Il ne nous appartient pas, dit-il, à nous ni à personne de notre rang, de nous opposer au bon plaisir de sir Aymer de Valence, oncle ou neveu du comte de Pembroke ; et quant à vous, maître Fabian, nous déclarerons que vous êtes parfaitement libre de faire de ce barde votre compagnon de lit et de table pour une semaine ou deux au château de Douglas, aussi bien que de le recevoir comme une simple visite ; mais Votre Honneur sait bien quels ordres sévères nous sont donnés pour la consigne ; et si Salomon, roi d’Israël, nous arrivait comme un ménestrel ambulant, je n’oserais pas lui ouvrir la porte sans y être positivement autorisé par sir John de Walton. — Doutez-vous, coquin, » s’écria sir John Aymer de Valence, qui revint sur ses pas au bruit de l’altercation qui s’élevait entre Fabian et l’archer ; « doutez-vous que j’aie ici l’autorité nécessaire pour recevoir un hôte ? — À Dieu ne plaise, répliqua le vieillard, que j’aie la présomption de mettre mon propre désir en opposition avec celui d’un homme tel que vous, qui avez si récemment et si honorablement gagné vos éperons ! mais dans cette affaire je dois songer uniquement au bon plaisir désir John de Walton, qui est votre gouverneur, sire chevalier, aussi bien que le mien : je crois donc qu’il ne serait pas mal que votre hôte attendît le retour de sir John, qui est allé visiter à cheval les postes extérieurs du château ; et comme, en recommandant ceci, je ne fais que mon devoir, Votre Seigneurie ne s’offensera point, je l’espère. — Il me semble, répondit le chevalier, qu’il est bien téméraire à toi de apposer que mes ordres puissent être inconvenants ou contradictoires avec ceux de sir John de Walton : tu peux du moins être convaincu qu’il ne t’en reviendra aucun mal. Retiens cet homme dans le corps-de-garde, fais-lui donner à boire et à manger, et quand sir John de Walton reviendra, avertis-le que c’est une personne introduite à ma demande. S’il faut quelque chose de plus, je ne manquerai pas de parler moi-même au gouverneur. »

L’archer fit un signe d’obéissance avec la pique qu’il tenait à la main, et reprit l’air grave et solennel d’une sentinelle en faction. Mais auparavant il introduisit le ménestrel, et lui procura des rafraîchissements, sans toutefois cesser un seul instant de causer avec Fabian qui était demeuré en arrière. Cet actif jeune homme était devenu très fier depuis peu, par suite de son élévation au grade d’écuyer de sir Aymer, premier avancement vers le titre de chevalier, attendu que sir Aymer lui-même avait passé plus vite que de coutume d’un de ces grades à l’autre.

Le vieil archer de son côté était un personnage assez original. La gravité, la sagacité et l’adresse même avec lesquelles il remplissait son devoir, tout en lui gagnant la confiance de tous les officiers du château, l’exposaient parfois, comme il le disait lui-même, aux railleries des jeunes freluquets ; et en même temps ces qualités le rendaient quelque peu doctoral et pointilleux à l’égard des gens que leur naissance ou leur grade mettaient au dessus de lui. « Je t’assure, Fabian, disait-il, que tu rendras à ton maître, sir Aymer, un bon service, si tu peux lui donner à entendre qu’il devrait toujours permettre à un vieil archer, à un homme d’armes, à tout soldat vétéran, de lui faire une réplique honnête et polie quand il lui donne un ordre ; car assurément ce n’est pas dans les premières vingt années de sa vie qu’un homme apprend à connaître les différentes obligations du service militaire. Sir John de Walton, ce commandant par excellence, est un homme qui s’applique strictement à ne jamais dévier de la ligne du devoir, et, crois-moi, il sera aussi rigoureusement sévère à l’égard de ton maître qu’à l’égard de toute personne inférieure. Tel est son zèle pour le service, qu’il n’hésite pas à réprimander, lorsque la plus petite occasion s’en présente, Aymer de Valence lui-même, quoique l’oncle de cet officier, le comte de Pembroke, ait été le bienveillant patron de sir John de Walton, et l’ait mis en route de faire fortune. C’est en élevant son neveu d’après la véritable discipline des guerres de France que sir John de Walton a choisi la meilleure manière de se montrer reconnaissant envers le vieux comte. — Comme il vous plaira, vieux Gilbert Greenleaf[14], répondit Fabian ; vous savez que je ne me fâche jamais de vos sermons ; sachez-moi gré de la résignation avec laquelle je me soumets à vos réprimandes et à celles de sir John de Walton. Mais vous poussez les choses trop loin si vous ne pouvez laisser passer un jour sans me donner, pour ainsi dire, le fouet. Croyez-moi, sir John de Walton ne vous remerciera point si vous en faites un homme trop vieux pour se rappeler qu’il a jadis eu lui-même de la sève verte dans les veines. Oui, telles sont les choses, le vieillard n’oubliera point qu’il a été jeune autrefois, et le jeune homme qu’il doit un jour devenir vieux. Voilà une maxime pour vous, Gilbert. En avez-vous jamais entendu une meilleure ? Colloquez-la parmi vos axiomes de sagesse, et voyez si elle ne sera point à leur égard comme quinze est à douze. Elle vous servira à vous tirer d’affaire, brave homme, quand la cruche au vin (c’est ton seul défaut, bon Gilbert) t’aura mis dans quelque embarras. — Tu ferais mieux de garder ta maxime pour toi, bon sire écuyer, répliqua le vieillard ; il me semble qu’elle pourra te servir quelque jour. A-t-on jamais ouï dire qu’un chevalier, ou le bois dont les chevaliers se font, c’est-à-dire un écuyer, ait été jamais châtié corporellement comme un pauvre vieux archer ou un valet d’écurie ? Vos plus grandes fautes, vous les réparez par quelqu’une de ces précieuses sentences, et vos meilleurs services, on ne les récompensera guère plus généreusement qu’en vous donnant le nom de Fabian-le-Fabuliste, ou quelque autre surnom aussi spirituel. »

Après cette longue repartie, le vieux Greenleaf reprit ce certain air d’aigreur qui caractérise d’ordinaire les hommes dont l’avancement peut être regardé comme nul, tant il a été lent et peu considérable, et qui témoignent toujours de la mauvaise humeur contre ceux qui sont montés en grade, ce à quoi tout le monde réussit plus vite, et comme ils le supposent avec moins de mérite qu’eux-mêmes. De temps à autre, les yeux de la vieille sentinelle quittaient le haut de sa pique, et se dirigeaient avec un air de triomphe sur le jeune Fabian, comme pour voir s’il était profondément blessé du trait qu’il lui avait lancé, tandis qu’en même temps il se tenait toujours prêt à s’acquitter du devoir mécanique que lui imposait sa faction. Mais Fabian et son maître étaient tous deux à cette heureuse époque de la vie où un mécontentement tel que celui du vieil archer n’affecte guère : ils ne le considéraient tout au plus que comme la plaisanterie d’un vieillard et d’un brave soldat. En un mot, leur indulgence était d’autant plus grande que Greenleaf se montrait toujours disposé à faire le devoir de ses camarades et qu’il avait toute la confiance de sir John de Walton. Cet officier, quoique beaucoup plus jeune, avait été comme le vieux Gilbert élevé au milieu des guerres d’Édouard Ier : il était sévère à maintenir une discipline stricte ; et pourtant, depuis la mort de ce grand monarque, cette vertu militaire avait été considérablement négligée par la bouillante et valeureuse jeunesse de l’Angleterre.

Sir Aymer de Valence, en accueillant Bertram avec l’hospitalité qu’on montrait toujours aux gens de sa profession, n’avait fait qu’agir comme il convenait à son rang et en bon chevalier. Cependant une idée le frappa : ce voyageur, qui se disait ménestrel, pouvait en réalité ne pas exercer une profession dont il se donnait le titre. Il y avait incontestablement dans sa conversation quelque chose de plus grave, sinon de plus austère, que dans celle des autres bardes ; et quand Aymer réfléchit à la prudence minutieuse de sir John de Walton, il en vint à se demander si le gouverneur l’approuverait d’avoir introduit dans le château un individu tel que Bertram, qui pouvait examnier les défenses de la citadelle et occasioner ensuite pour la garnison beaucoup de fatigues et de dangers. Il regrettait donc en secret de n’avoir pas honnêtement donné à entendre au barde ambulant que son admission ou celle de tout autre étranger dans le Château Dangereux était impossible pour le moment et vu les circonstances de l’époque. En ce cas, il serait justifié par son devoir de militaire, et, au lieu de s’attirer le blâme et les reproches du gouverneur, il aurait peut-être mérité ses éloges et son approbation.

Outre ces pensées qui le tourmentaient, sir Aymer conçut la crainte tacite d’un refus de la part de son officier commandant ; car cet officier, malgré sa rigueur, il ne l’aimait pas moins qu’il ne le redoutait. Il se rendit donc au corps-de-garde du château, sous prétexte de voir si les règles de l’hospitalité avaient été convenablement observées à l’égard de son compagnon de route. Le ménestrel se leva respectueusement, et, à en juger d’après la manière dont il présenta ses respects à sir Aymer, il parut, sinon s’être attendu à cette marque de politesse de la part du sous-gouverneur, du moins n’en être nullement surpris. D’un autre côté, sir Aymer prit à l’égard de Bertram un air plus réservé, et revenant sur sa première invitation il alla jusqu’à dire que le ménestrel savait qu’il ne commandait qu’en second, et que la permission réelle d’entrer dans le château devait être sanctionnée par sir John de Walton.

Il y a une manière honnête de paraître croire aux excuses quand on n’est point disposé à en contester la validité. Le ménestrel offrit donc ses remercîments à sir Aymer pour la politesse qu’on lui avait déjà témoignée. « Si je désirais loger dans ce château, dit-il, ce n’était qu’une simple envie, une curiosité passagère ; la permission m’en étant refusée, il ne m’en reviendra ni désagrément ni déplaisir. Thomas d’Erceldonne était, suivant les triades galloises, un des trois bardes de la Grande-Bretagne qui ne teignirent jamais une lance de sang, et qui ne furent jamais coupables d’avoir pris ou repris des châteaux et des forteresses ; il s’en faut donc de beaucoup qu’on doive le soupçonner, après sa mort, d’être capable d’accomplir de tels exploits. Mais il m’est aisé de concevoir que sir John de Walton ait laissé les droits ordinaires de l’hospitalité tomber en désuétude. J’avoue d’ailleurs qu’un homme de ma profession ne doit pas désirer prendre de la nourriture ni loger dans un château qui est réputé pour dangereux. Personne ne doit donc être surpris que le gouverneur ne permette pas même à son digne lieutenant de lever une défense si sévère. »

Ces mots prononcés très sèchement tendaient à blesser le jeune chevalier, en donnant à entendre qu’il n’était pas regardé comme suffisamment digne de confiance par sir John de Walton, avec qui pourtant il vivait sur le pied de l’affection et de la familiarité, quoique le gouverneur eût atteint sa trentième année et au delà, et que son lieutenant ne fût pas encore arrivé à la vingt-et-unième ; car, malgré les règles de la chevalerie, on lui avait accordé une dispense d’âge par suite des exploits qu’il avait accomplis dès sa jeunesse. Avant qu’il eût complètement calmé les mouvements de colère qui s’élevaient dans son esprit, le son d’un cor de chasse se fit entendre à la porte ; et, à en juger par le mouvement général qu’il opéra dans toute la garnison, il fut évident que le gouverneur était de retour au château. Chaque sentinelle, comme ranimée par sa présence, tenait sa pique plus droite, échangeait le mot d’ordre avec plus de précaution, et paraissait mieux comprendre et mieux remplir son devoir. Après avoir mis pied à terre, sir John de Walton demanda à Greenleaf ce qui était arrivé durant son absence. Le vieil archer se crut obligé à dire qu’un ménestrel, qui avait l’air d’un Écossais ou d’un habitant vagabond des frontières, avait été admis dans le château, tandis que son fils, malade de la contagion qui avait fait tant de bruit, avait été momentanément laissé à l’abbaye de Sainte-Brigitte. Il donna tous ces détails d’après Fabian. L’archer ajouta que le père était un homme qui, par ses chansons et ses histoires, pourrait amuser toute la garnison sans lui laisser le temps de songer à ses affaires.

« Nous n’avons pas besoin de pareils expédients pour passer le temps, répondit le gouverneur, et nous aurions été plus satisfait si notre lieutenant avait eu la bonté de nous trouver d’autres hôtes, et surtout des gens avec lesquels on puisse avoir des relations plus directes et plus franches qu’avec un homme qui par sa profession ne cherche qu’à offenser Dieu et à tromper ses semblables. — Cependant, » répliqua le vieux soldat qui ne pouvait pas même écouter son commandant sans se laisser aller à son humeur de contredire, « j’ai entendu Votre Honneur dire que la profession de ménestrel, quand on s’en acquittait convenablement, était aussi honorable que la chevalerie même. — Il peut en avoir été ainsi jadis, répliqua le chevalier, mais chez les ménestrels modernes le but de leur art, qui est d’exciter à la vertu, a été complètement oublié : encore est-il heureux que la poésie qui enflammait nos pères et les poussait à de nobles actions ne porte pas aujourd’hui leurs fils à se conduire d’une manière basse et indigne. Mais j’en parlerai à mon ami Aymer, qui, parmi tous les jeunes gens que je connais, n’a son pareil ni en bonté ni en grandeur d’âme. »

Tout en discourant ainsi avec l’archer, sir John de Walton homme grand et bien fait, s’était avancé sous le vaste manteau de la cheminée du corps-de-garde où il se tenait debout. Là, il était écouté avec un respectueux silence par le fidèle Gilbert, qui remplissait, avec des signes et des mouvements de tête, comme il convient à un auditeur attentif, les intervalles de la conversation. La conduite d’un autre individu qui écoutait aussi ce qu’on disait n’était pas également respectueuse, mais il était placé de manière à ne pas attirer sur lui l’attention.

Cette tierce personne n’était autre que l’écuyer Fabian : on ne pouvait l’apercevoir à cause de sa position derrière l’avancement que formait la vaste cheminée de mode antique, et il tâcha de s’effacer encore plus soigneusement lorsqu’il entendit la conversation du gouverneur et de l’archer tourner, à ce qu’il crut, au désavantage de son maître. L’écuyer s’occupait alors du soin un peu servile de fourbir les armes de sir Aymer, travail dont il s’acquittait plus aisément en faisant chauffer, sur l’espèce d’avancement que formait le foyer, les différentes pièces de l’armure d’acier, pour les recouvrir ensuite d’une légère couche de vernis. Il ne pouvait donc, au cas où il aurait été découvert, être regardé comme coupable d’impertinence ou de manque de respect. Il était d’autant mieux caché qu’une fumée épaisse s’élevait d’un amas de boiseries en chêne sur lesquelles étaient ciselés en beaucoup d’endroits le chiffre et les armoiries de la famille des Douglas, et qui, se trouvant les seuls combustibles qu’on eût sous la main, noircissaient et fumaient dans la cheminée avant de pouvoir produire de la flamme.

Le gouverneur, ignorant tout-à-fait cette augmentation de son auditoire, poursuivit la conversation avec Gilbert. « Je n’ai pas besoin de vous dire, ajoutait-il, que je suis intéressé à en finir promptement avec ce siège ou ce blocus dont Douglas continue à nous menacer. Mon propre honneur et mes affections sont engagés à ce que je conserve le Château Dangereux à la cause de l’Angleterre. Je suis en conséquence tourmenté de l’admission de cet étranger ; et le jeune de Valence aurait plus strictement rempli son devoir s’il avait refusé à ce vagabond toute communication avec nos gens, sans ma permission. — C’est pitié de voir, » répliqua le vieux Greenleaf en secouant la tête, « qu’un jeune chevalier si bon et si brave se laisse quelquefois aller aux conseils de son écuyer, ce bambin de Fabian qui a certes de la bravoure, mais aussi peu d’aplomb qu’une bouteille de petite bière fermentée.

— Que la peste te crève ! pensa Fabian en lui-même, vieille relique de batailles, farcie de présomption et de termes guerriers, semblable au soldat qui, pour se garantir du froid, s’est entortillé si étroitement dans une enseigne déguenillée, qu’à l’extérieur il ne montre plus rien que haillons et armoiries.

— Je ne songerais pas deux fois à cette affaire, si le coupable m’était moins cher, répliqua sir John de Walton ; mais je veux rendre service à ce jeune homme, quand même je devrais risquer, pour lui apprendre à connaître la discipline militaire, de lui causer un peu de peine. L’expérience devrait, pour ainsi dire, être gravée avec un fer chaud dans l’esprit des jeunes gens, et il ne faudrait pas se contenter simplement d’y écrire ses préceptes avec de la craie. Je me rappellerai, Greenleaf, le conseil que vous me donnez, et je ne manquerai pas la première fois de séparer ces deux jeunes gens. Quoique j’aime l’un fort tendrement, quoique je sois loin de souhaiter à l’autre le moindre mal, néanmoins, dans l’état actuel, l’aveugle conduit l’aveugle ; et le jeune chevalier a pour conseiller et pour aide un écuyer trop jeune : c’est un mal que nous réparerons. »

« Corbleu ! que le diable t’emporte, vieille chenille ! » se dit le page en lui-même ; « je te prends sur le fait cette fois, me calomniant moi et mon maître comme il est dans ta nature de calomnier tous les jeunes aspirants à la chevalerie. Si ce n’était souiller mes armes d’élève-chevalier, je pourrais t’honorer d’une invitation à me suivre en champ clos, tandis que les médisances que tu viens de débiter sont encore au bout de ta langue. Quoi qu’il en soit, tu ne tiendras pas publiquement tel langage dans le château, et puis tel autre en secret avec le gouverneur, sous prétexte que tu as servi avec lui sous la bannière de Longues-Jambes[15]. Je redirai à mon maître les bonnes intentions dont tu es animé pour lui ; et quand nous nous serons concertés ensemble, on verra si ce sont les jeunes courages ou les barbes grises qui doivent être l’espérance et la protection de ce château de Douglas. »

Il suffira de dire que Fabian exécuta ce dessein en rapportant à son maître, et de fort mauvaise humeur, la conversation qui avait eu lieu entre sir John de Walton et le vieux soldat. Il réussit à faire envisager l’incident comme une offense formelle faite à sir Aymer de Valence, de sorte que tous les efforts du gouverneur pour dissiper les soupçons conçus par le jeune chevalier ne purent réussir à lui persuader que son commandant avait à son égard d’excellentes intentions. Il conserva l’impression qu’avait produite sur son esprit le rapport de Fabian, et crut ne point faire injustice à sir John de Walton en supposant qu’il désirait s’appliquer la plus grande partie de la gloire acquise dans la défense du château, et qu’il éloignait à dessein ceux de ses compagnons qui pouvaient raisonnablement prétendre à leur bonne part d’honneur.

La mère de la Discorde, dit un proverbe écossais, n’est pas plus grosse qu’une aile de moucheron. Dans la querelle dont il s’agit, le jeune homme et le vieux chevalier ne s’étaient ni l’un ni l’autre donné un juste motif d’éloignement. De Walton était observateur rigide de la discipline militaire, dans laquelle il avait été élevé dès son extrême jeunesse, et qui le dirigeait presque aussi absolument que son caractère naturel ; en outre, sa situation présente renforçait son éducation première.

D’une autre part, la rumeur publique avait exagéré les talents militaires, l’esprit entreprenant et le génie artificieux de James, le jeune seigneur de Douglas. Il possédait, aux yeux de cette garnison d’hommes du sud, les facultés d’un démon plutôt que celles d’un simple mortel ; car les soldats anglais affirmaient tous que s’il leur arrivait de maudire l’ennui de la garde et de la surveillance perpétuelles que leur imposait le Château Dangereux, une grande ombre leur apparaissait aussitôt avec une hache d’armes à la main : le fantôme, entrant en conversation de la manière la plus insinuante, ne manquait jamais, avec une éloquence et une adresse égales à celles d’un esprit déchu, d’indiquer au factionnaire mécontent quelque moyen, grâce auquel, en se prêtant à trahir les Anglais, il se remettrait en liberté. La diversité de ces incidents et la fréquence de leur retour tenaient l’inquiétude de sir John de Walton constamment en haleine : il ne se croyait jamais exactement hors de l’atteinte de Douglas, de même que le bon chrétien ne peut se supposer hors de la portée des griffes du diable ; car toute nouvelle tentation, au lieu de confirmer une espérance de salut, semble annoncer que la retraite immédiate du malin esprit sera suivie par quelque nouvelle attaque encore plus habilement combinée. Sous l’influence de cet état continuel d’anxiété et d’appréhension, le caractère du gouverneur ne changea point en bien, comme on doit le penser. Ceux qui le chérissaient le plus regrettaient beaucoup qu’il s’acharnât sans cesse à se plaindre d’un manque de diligence de la part de ses subordonnés ; et ceux-ci, en effet, ne se trouvant ni investis d’une responsabilité pareille à celle du chef, ni animés par l’espérance de récompenses aussi splendides, ne pouvaient pas entretenir des soupçons si continuels et si exagérés. Les soldats murmuraient donc de ce que la vigilance de leur gouverneur dégénérait en dureté ; les officiers et les hommes de rang, qui étaient en assez grand nombre, attendu que le château était une célèbre école militaire, et qu’il y avait un certain mérite rien qu’à servir dans l’enceinte de ses murs, se plaignaient en même temps que sir John de Walton eût interrompu les parties de chasse aux chiens et aux faucons, et ne songeât plus qu’à maintenir l’exacte discipline du château. D’un autre côté, il faut remarquer en général qu’un château fort est toujours bien tenu quand le gouverneur observe strictement la discipline ; et quand il survient dans une garnison des disputes et des querelles personnelles, les jeunes gens sont d’ordinaire plus en faute que ceux qu’une plus grande expérience a convaincus de la nécessité des plus rigoureuses précautions.

Voilà comment un esprit généreux (et tel était celui de sir John de Walton) est souvent changé et corrompu par l’habitude d’une vigilance excessive. Sir Aymer de Valence n’était pas exempt non plus d’un pareil changement : les soupçons, quoique provenant d’une cause différente, semblaient aussi menacer d’une funeste influence son caractère noble et franc et les brillantes qualités qui l’avaient distingué jusque là. Ce fut en vain que sir John de Walton rechercha avec empressement les occasions d’accorder à son jeune ami toutes les licences et faveurs compatibles avec les devoirs qu’il avait à remplir dans l’intérieur de la place : le coup était frappé ; l’alarme avait été donnée des deux parts à un naturel fier et hautain, et, tandis que de Valence se croyait injustement soupçonné par un ami qui sous certains rapports lui devait beaucoup, de l’autre côté sir de Walton était conduit à penser qu’un jeune homme à l’éducation duquel il avait veillé comme s’il eût été son propre fils, qui devait à ses leçons toutes les connaissances militaires qu’il avait acquises et tous les succès qu’il avait obtenus dans le monde, s’était offensé pour des bagatelles, et se considérait comme injustement maltraité. Les germes de mésintelligence ainsi répandus entre eux ne manquèrent pas, comme l’ivraie semée par le démon au milieu du bon grain, de se propager d’une partie de la garnison à une autre. Les soldats, quoique sans meilleure raison que le besoin de passer le temps, prirent parti pour leur gouverneur et son jeune lieutenant ; et une fois que la pomme de discorde fut lancée parmi eux, il ne manqua jamais de bras ni de mains pour la tenir en mouvement.


CHAPITRE VI.

MÉSINTELLIGENCE.


Hélas ! ils avaient été amis dans leur jeunesse ; mais des langues qui parlent bas peuvent empoisonner la vérité, et la constance n’existe que dans le royaume des cieux. La vie est épineuse, et la jeunesse est vaine ; et quand on se brouille avec une personne aimée, il semble que la folie se soit emparée du cerveau… Chacun prononça des mots de profond mépris et insulta le cher frère de son cœur ; mais ils ne retrouvèrent ni l’un ni l’autre un être dans le cœur duquel ils pussent épancher leurs peines… Ils restèrent loin l’un de l’autre avec les cicatrices de leurs blessures, comme deux pointes d’un rocher qui s’est fendu : une mer affreuse s’étend entre eux. Mais ni chaud, ni froid, ni tonnerre ne fera jamais disparaître entièrement, je pense, les traces de ce qui a jadis existé.
Christabel de Coleridge.


Pour exécuter la résolution qui, de sang-froid, lui avait paru la plus sage, sir John de Walton résolut de traiter avec toute l’indulgence possible son lieutenant et ses jeunes officiers, de leur procurer tous les genres d’amusements que permettait l’endroit, et de les rendre honteux de leur mécontentement en les accablant de politesse. La première fois donc qu’il vit Aymer de Valence après son retour au château, il lui parla avec un air de gaîté, réelle ou affectée.

« Qu’en pensez-vous, mon jeune ami, dit de Walton, si nous essayions de quelques unes de ces chasses propres, dit-on, à ce pays ? Il y a encore dans notre voisinage des buffles sauvages de race calédonienne : les marécages qui forment la noire et triste frontière de ce qu’on appelait anciennement le royaume de Strates-Clyde en gardent seuls quelques uns. Nous avons parmi nous des chasseurs qui ont l’habitude de cet exercice et qui assurent que ces animaux sont les plus fiers et les plus redoutables qu’on puisse chasser dans toute l’île de la Grande-Bretagne.

— Vous ferez ce qu’il vous plaira, » répondit sir Aymer froidement, « mais ce n’est pas moi, sir John, qui vous donnerai le conseil, pour le plaisir d’une partie de chasse, d’exposer toute la garnison à un grand danger. Vous connaissez parfaitement la responsabilité à laquelle vous soumet le poste que vous occupez ici, et sans doute vous en avez long-temps pesé le poids avant de nous faire une proposition de cette nature. — Je connais, à la vérité, mon propre devoir, » répliqua de Wallon offensé à son tour, « et je puis bien penser aussi au vôtre sans assumer néanmoins plus que ma part de responsabilité ; mais il me semble vraiment que le gouverneur de ce Château Dangereux, entre autres difficultés de sa position, est, comme disent les vieilles gens de ce pays, soumis à un charme, et à un charme qui le met dans l’impossibilité de diriger sa conduite de manière à procurer du plaisir à ceux qu’il désire le plus obliger. Il n’y a pas une semaine à peine, quels yeux eussent brillé plus que ceux de sir Aymer de Valence à la proposition d’une chasse générale où l’on aurait dû poursuivre une nouvelle espèce de gibier ? et maintenant quand on lui propose une partie de plaisir, que faut-il, uniquement, je pense, pour s’opposer à mon désir de lui être agréable !… un consentement froid tombe à demi formulé de ses lèvres, et il se dispose à venir courre ces animaux sauvages avec un air de gravité, comme s’il allait entreprendre un pèlerinage à la tombe d’un martyr. — Non pas, sir John, répondit le jeune chevalier. Dans notre situation présente, nous devons veiller conjointement sur plus d’un point, et quoique la plus grande confiance et la direction supérieure des opérations vous aient été sans nul doute accordées, comme au chevalier qui de nous deux est le plus âgé et le plus capable, néanmoins je sens encore que j’ai aussi ma part de sérieuse responsabilité : j’espère donc que vous écouterez avec indulgence mon avis et que vous en tiendrez compte, quand même il vous paraîtrait porter sur cette partie de notre charge commune qui est plus spécialement dans vos attributions. Le grade de chevalier que j’ai eu l’honneur de recevoir comme vous, l’accolade que le royal Plantagenet m’a donnée sur l’épaule, me mettent bien en droit, je pense, de réclamer une pareille faveur. — Je vous demande humblement pardon, répliqua le vieux chevalier ; j’oubliais l’important personnage que j’avais devant moi, un gentilhomme fait chevalier par le roi Édouard lui-même, qui sans doute avait quelque raison particulière pour lui conférer un si grand honneur dans un âge si peu avancé ; et je reconnais que je sors manifestement de mon devoir quand je viens proposer une chose qui peut ne paraître qu’un vain amusement à un individu qui élève si haut ses prétentions. — Sir John de Walton, repartit de Valence, nous en avons déjà trop dit sur ce sujet, restons en là. Tout ce que j’ai voulu dire, c’est que, préposé à la garde du château de Douglas, ce ne sera point avec mon consentement qu’une partie de plaisir, qui évidemment infère un relâchement de discipline, sera faite sans nécessité, surtout quand il faudrait réclamer l’assistance d’un grand nombre d’Écossais, dont les mauvaises dispositions à notre égard ne sont que trop bien connues, et je ne souffrirai pas, quoique mon âge ait pu m’exposer à un pareil soupçon, qu’on m’impute aucune imprudence de cette espèce. Et si malheureusement, bien que j’ignore certainement pourquoi, nous devons à l’avenir rompre ces liens de familiarité amicale qui nous unissaient l’un à l’autre, je ne vois pas le motif qui nous empêcherait de nous comporter dans nos relations nécessaires comme il convient à des chevaliers et à des gentilshommes, et d’interpréter réciproquement nos motifs dans le sens le plus favorable. — Vous pouvez avoir raison, sir Aymer de Valence, répliqua le gouverneur en s’inclinant d’un air roide ; « et puisque vous dites qu’il ne doit plus exister d’amitié entre nous, vous pouvez être certain pourtant que je ne permettrai jamais à un sentiment haineux, dont vous soyez l’objet, d’entrer dans mon cœur. Vous avez été longtemps, et non, je l’espère, sans en retirer quelque fruit, mon élève à l’école de la chevalerie ; vous êtes le plus proche parent du comte de Pembroke, mon cher et constant protecteur ; et si l’on pèse bien toutes ces circonstances, elles forment entre nous une relation qu’il serait bien difficile, pour moi du moins, de rompre à tout jamais… Si vous croyez être, comme vous le donnez à entendre, moins strictement lié par d’anciennes obligations, il faut régler comme il vous plaira nos rapports futurs. — Je puis répondre d’un point, dit de Valence : ma conduite sera naturellement réglée d’après la vôtre ; et comme vous, sir John, je souhaite bien vivement que nous puissions remplir convenablement nos devoirs militaires, sans songer aux relations d’amitié qui existèrent entre nous. »

Les chevaliers terminèrent ainsi une conférence qui avait failli une ou deux fois se terminer par une franche et cordiale explication ; mais il fallait encore que l’un ou l’autre prononçât un de ces mots qui partent du cœur pour rompre, si on peut s’exprimer ainsi, la glace qui se formait si vite entre leurs deux amitiés : et ni l’un ni l’autre ne voulut être le premier à faire les avances nécessaires, quoique chacun d’eux l’eût fait volontiers s’il eût pressenti que l’autre s’avancerait de son côté avec la même ardeur ; mais leur orgueil fut trop grand et les empêcha de dire des choses qui auraient pu les remettre tout de suite sur le pied de la franchise et de la bonne intelligence. Ils se séparèrent donc sans qu’il fût davantage question de la partie de plaisir projetée. Mais bientôt sir Aymer de Valence reçut un billet dans les règles où il était prié de vouloir bien accompagner le commandant du château de Douglas à une grande partie de chasse dirigée contre les buffles sauvages.

L’heure du rendez-vous était fixée à six heures du matin, et le lieu de réunion était la porte de la barricade extérieure. L’expédition fut annoncée comme devant finir dans l’après-midi : le rappel devait être sonné sous le grand chêne connu par le nom de Massue de Sholto, arbre remarquable qui s’élevait sur la limite de la vallée de Douglas, dans un lieu où, excepté ce colosse, de chétifs arbrisseaux bordaient seuls le pays de forêts et de montagnes. L’avertissement d’usage fut envoyé aux vassaux ou paysans du district ; et, malgré leur sentiment d’antipathie pour l’étranger, ils le reçurent en général avec plaisir, d’après le grand principe d’Épicure… carpe diem… c’est-à-dire qu’en quelque circonstance qu’on se trouve placé, il ne faut jamais laisser échapper l’occasion de se divertir. Une partie de chasse avait encore ses attraits, alors même qu’un chevalier anglais prenait ce plaisir dans les bois des Douglas.

Il était sans doute affligeant pour ses fidèles vassaux de reconnaître un autre seigneur que le redoutable Douglas, et de traverser forêts et rivières sous les ordres d’officiers anglais et dans la compagnie de leurs archers qu’ils regardaient comme leurs ennemis naturels : encore était-ce le seul genre d’amusement qui leur eût été permis depuis long-temps, et ils n’étaient pas disposés à perdre cette rare occasion. La chasse au loup, au sanglier, ou même au cerf timide, nécessitait des armes spéciales, celle aux bestiaux sauvages exigeait qu’on fût muni d’arcs et de flèches de guerre, d’épieux et d’excellents coutelas, ainsi que des autres armes que les hommes emploient pour se détruire entre eux. Par ce motif, il était rare qu’on permît aux Écossais de suivre les chasses, à moins qu’on ne déterminât leur nombre et leurs armes, et surtout qu’on ne prît la précaution de déployer une force supérieure du côté des soldats anglais : encore la plus grande partie de la garnison était-elle mise sur pied, et plusieurs détachements, formés suivant l’ordre du gouverneur, étaient stationnés en différents endroits, en cas qu’il survînt quelque querelle soudaine.


CHAPITRE VII.

LA CHASSE.


Les piqueurs couraient à travers le bois pour faire lever le cerf ; les archers rivalisaient d’ardeur avec leurs longues flèches à la pointe brillante.
Le bruit courait à travers les bois, battus dans tous les sens ; les chiens pénétraient dans les taillis pour tuer les cerfs.
Ballade de Chevy Chaze, vieille édition.


La matinée du jour fixé était froide et sombre ; le temps était gris comme il l’est toujours dans la Marche écossaise. Les chiens criaient, aboyaient et glapissaient ; les chasseurs, quoique animés et joyeux par l’attente d’un jour de plaisir, tiraient sur leurs oreilles leurs mawds, ou manteaux des basses terres, et regardaient d’un œil mécontent les brouillards qui flottaient à l’horizon, tantôt menaçant de s’affaisser sur les cimes et sur les flancs des hautes montagnes, et tantôt d’aller occuper d’autres positions sous l’influence de ces bouffées de vents incertains qui, s’élevant, puis tombant aussitôt, balayaient la vallée.

Cependant, au total, comme il arrive d’ordinaire dans tous les départs de chasse, c’était un spectacle animé et joyeux. Une courte trêve semblait avoir été conclue entre les deux nations, et les paysans de l’Écosse paraissaient montrer en amis les exercices de leurs montagnes aux chevaliers accomplis et aux braves archers de la vieille Angleterre, au lieu de s’acquitter d’un service féodal peu agréable, peu honorable, surtout quand il était requis par des voisins usurpateurs. Les cavaliers se montraient tantôt à découvert à demi, tantôt complètement ; tandis que ceux-ci, forcés de déployer, au milieu de ces routes périlleuses et de ces terrains brisés, toutes les ressources de leur art, attiraient l’attention des piétons, conduisant les chiens ou battant les taillis, délogeaient les pièces de gibier qu’ils rencontraient dans les buissons. Ils tenaient toujours leurs yeux fixés sur leurs compagnons, qui, sur leurs chevaux, étaient plus faciles à distinguer, et qui se faisaient remarquer encore par la vitesse de leur course et par un mépris de tout accident possible, aussi complet que celui dont peuvent se glorifier aujourd’hui les chasseurs de Melton Mowbray ou de toute autre bande fameuse.

Les règles qui présidaient aux chasses anciennes sont pourtant aussi différentes que possible de nos usages modernes. De nos jours, on regarde un seul renard ou un pauvre lièvre comme récompensant bien la peine que se sont donnée, pendant tout un jour, quarante ou cinquante chiens, et environ autant d’hommes et de chevaux ; mais les chasses anciennes, lors même qu’elles ne se terminaient pas par une bataille, comme il arrivait souvent, présentaient toujours une bien plus grande importance et un intérêt beaucoup plus vif. S’il est un genre d’exercice qu’on puisse citer comme le plus attrayant pour la plupart des hommes, c’est à coup sûr celui de la chasse. Le pauvre souffre-douleur, qui a travaillé toute sa vie, qui a usé toute son énergie à servir ses semblables… l’homme qui a été pendant de longues années l’esclave de l’agriculture, ou, qui pis est, des manufactures… qui tous les ans ne recueille qu’une chétive mesure de grain, ou est cloué sur un pupitre par un travail monotone… tous peuvent difficilement rester insensibles à la joie générale, lorsque la chasse passe près d’eux avec les chiens et les cors, et pour un moment ils ressentent toute l’ardeur du plus hardi cavalier de la troupe. Que les personnes qui ont assisté à ce spectacle rappellent à leur imagination l’agitation et l’intérêt qu’elles ont vu se répandre dans un village au passage d’une chassée, depuis le plus vieux jusqu’au plus jeune des habitants. Alors aussi qu’on se souvienne des vers de Wordsworth :

Debout, prends ton bâton, en avant, Timothée,
Pas une âme au village à présent n’est restée ;
Le lièvre a d’Hamilton déserté le coteau,
Et la meute en émoi va courir le Skeddaw.

Mais comparez ces sons inspirateurs au vacarme de tout une population féodale se livrant à un tel exercice, d’une population dont la vie, au lieu de s’écouler dans les travaux monotones des professions modernes, a été continuellement agitée par les hasards de la guerre et par ceux de la chasse, peu différents entre eux ; et vous supposerez naturellement que l’élan se communique comme un incendie dévorant les bruyères arides. Une ancienne partie de chasse, sauf la nature du carnage, ressemblait presque à une bataille moderne, lorsque l’engagement a lieu sur un terrain inégal et varié dans sa surface. Tout un district versait ses habitants, qui formaient un anneau d’une grande étendue ; puis, avançant et rétrécissant leur cercle par degrés, ils chassaient devant eux toute espèce de gibier. Ces animaux, lorsqu’ils s’élançaient d’un taillis ou d’un marécage, étaient attaqués à coups de flèches, de javelines, et d’autres projectiles dont les chasseurs étaient armés ; tandis que d’autres étaient poursuivis et déchirés par d’énormes chiens, ou plus souvent mis aux abois quand les personnages les plus importants qui honoraient la chasse de leur présence réclamaient pour eux-mêmes le plaisir de porter le coup mortel, voulant courir le danger personnel qui résulte toujours d’un combat à mort, même avec le daim timide lorsqu’il est réduit à la dernière extrémité, et qu’il n’a plus de ressource que dans le courage du désespoir.

La quantité de gibier qu’on trouva en cette occasion dans la vallée de Douglas fut considérable ; car, comme nous l’avons déjà remarqué, il y avait long-temps qu’une grande chasse n’avait été faite par les Douglas eux-mêmes, dont les infortunes avaient commencé, quelques années auparavant, avec celles de leur pays. La garnison anglaise ne s’était pas jusqu’alors jugée en nombre et en forces suffisantes pour exercer ces grands privilèges féodaux. Cependant le gibier s’était considérablement multiplié. Les cerfs, les taureaux sauvages, les sangliers s’étaient établis au pied des montagnes, et faisaient de fréquentes irruptions dans la partie basse de la vallée. Cette partie ressemblait beaucoup à une oasis entourée de bois taillis et de marécages, de landes et de rochers, montrant des traces manifestes de la domination humaine, à laquelle les animaux sauvages s’efforcent toujours d’échapper.

Tandis que les chasseurs traversaient la plaine pour gagner le bois, il régnait toujours parmi eux une stimulante incertitude : on se demandait quelle espèce de gibier on allait rencontrer ; et les tireurs, avec leurs arcs tendus d’avance, leurs javelines mises en arrêt, leurs bons chevaux bien contenus par la bride et toujours aiguillonnés de manière à partir soudain, observaient attentivement les pièces qui allaient s’élancer du couvert. Ils se trouvaient toujours prêts à l’attaque, soit qu’un sanglier, un loup, un taureau sauvage, ou toute autre espèce de gibier, vînt à leur passer sous les yeux.

Le loup, le plus nuisible des animaux de proie, ne présentait cependant pas toujours la résistance intéressante que les chasseurs s’attendaient à rencontrer ; il s’enfuyait ordinairement au loin, quelquefois à plusieurs milles, avant de trouver assez de courage pour attaquer ses ennemis, et ; quoique redoutable alors, quoique donnant la mort aux chiens et aux hommes par ses terribles morsures, parfois cependant on le méprisait plutôt à cause de sa lâcheté. Le sanglier, au contraire, était un animal beaucoup plus irascible et plus courageux.

Les taureaux sauvages, les plus formidables de tous les habitants des antiques forêts calédoniennes, étaient l’objet le plus intéressant de l’expédition pour les cavaliers anglais[16]. Les fanfares des cors de chasse, le retentissement du galop des chevaux, les mugissements et les hurlements furieux des bestiaux de la montagne, les soupirs du cerf pressé par les chiens haletants, et les cris sauvages, les cris de triomphe des hommes, formaient un vacarme qui s’étendait bien au delà du théâtre de la chasse, et semblait menacer tous les habitants de la vallée jusque dans les plus profondes retraites.

Pendant le cours de la chasse, souvent lorsqu’on s’attendait à voir partir un sanglier, c’était un taureau sauvage qui s’élançait, renversant les jeunes arbres, brisant les branches dans sa course, et en général renversant tous les obstacles qui lui étaient opposés par les chasseurs. Sir John de Walton fut le seul des chevaliers présents qui, sans être secondé par personne, réussit à terrasser un de ces terribles animaux. Comme un tauréador espagnol, il abattit et tua de sa lance un taureau furieux ; deux de ces animaux plus jeunes, mais déjà d’une certaine grandeur, et trois femelles, périrent aussi accablés sous le nombre des flèches, des javelines et d’autres projectiles que leur lancèrent les archers et les piqueurs ; mais beaucoup d’autres, en dépit de tous les efforts tentés pour arrêter leur fuite, gagnèrent leur sombre retraite au pied de la montagne de Cairntable, les flancs tout déchirés des marques de l’inimitié des hommes.

Une grande partie de la matinée se passa de cette manière, jusqu’à ce qu’un air de cor particulier, donné par le chef de la chasse, annonçât qu’il n’avait pas oublié l’excellente coutume du repas, qui, en pareille occasion, était préparé sur une échelle proportionnée à la multitude réunie pour participer au divertissement.

Une fanfare propre à la circonstance réunit donc tous les chasseurs dans une clairière du bois, où tout le monde trouva place pour s’asseoir à l’aise sur l’herbe verte. Les pièces de gibier qu’on avait abattues devaient, lorsqu’elles seraient rôties et grillées, suffire à tous les appétits, et tous les subalternes s’occupèrent immédiatement de cette besogne ; tandis que des tonneaux et des barils, qu’on trouva sur place et qui furent habilement ouverts, versèrent en abondance le vin de Gascogne et l’ale forte, au gré de ceux qui venaient leur rendre visite.

Les chevaliers, à qui leur rang ne permettait pas de s’asseoir parmi la multitude, formèrent un cercle à part, et furent servis par leurs écuyers et leurs pages, ceux-ci ne considérant point de pareilles fonctions domestiques comme basses ou dégradantes, mais comme faisant partie de leur éducation. Au nombre des personnages de marque qui s’assirent en cette occasion à la table du pavillon, comme on appelait cet endroit, à cause d’un dôme de verdure qui l’ombrageait, étaient sir John de Walton, sir Aymer de Valence, et plusieurs révérends frères consacrés au service de Sainte-Brigitte : ces derniers, quoique ecclésiastiques écossais, furent traités avec le respect convenable par les soldats anglais. Deux ou trois gros fermiers du pays, montrant, peut-être par prudence, toute la déférence désirable à l’égard des chevaliers, s’assirent à l’extrémité de la table, et autant d’archers anglais, particulièrement estimés de leurs chefs, furent invités, suivant l’expression moderne, à l’honneur de dîner avec eux.

Sir John de Walton occupait le haut bout de la table. Ses yeux, quoiqu’ils semblassent ne rien regarder positivement, s’arrêtaient successivement sur toutes les physionomies des hôtes qui formaient un cercle autour de lui. À la vérité, il lui eût été difficile de dire sur quels motifs il avait fondé ses invitations, et même il paraissait ne pas pouvoir s’imaginer, à l’égard d’un ou de deux des convives, quelle raison lui procurait l’honneur de leur présence.

Un individu surtout attira les regards de sir Walton : il avait l’air d’un formidable homme d’armes, quoiqu’il semblât que la fortune n’eût pas depuis long-temps souri à ses entreprises. Il était grand et bien membré, d’une physionomie extrêmement rude, et la couleur de sa peau, qu’on apercevait à travers les trous nombreux de ses vêtements, indiquait qu’il avait eu à endurer toutes les vicissitudes d’une vie de proscrit ; que, peut-être, il avait, pour nous servir de la phrase consacrée, épousé la cause de Robin Bruce, en d’autres termes, qu’il s’était réfugié dans les marais avec la troupe des insurgés. Assurément une pareille idée vint se présenter à l’esprit du gouverneur. Cependant la froideur apparente et l’absence complète de toute crainte avec laquelle l’étranger était assis à la table d’un officier anglais, où il était absolument en son pouvoir, ne paraissaient guère conciliables avec un pareil pressentiment. De Walton et quelques unes des personnes qui l’entouraient avaient remarqué pendant toute la matinée ce cavalier en haillons, qui n’avait de remarquable dans son costume qu’une vieille cotte de mailles, et dans son armure qu’une lourde pertuisane rouillée, longue de huit pieds environ : ils l’avaient vu déployer un talent de chasseur bien supérieur à celui de toutes les autres personnes de la compagnie. Le gouverneur, après avoir regardé ce personnage suspect jusqu’à ce qu’il lui eût fait comprendre l’attention toute particulière dont il était l’objet, remplit un gobelet de vin choisi, et le pria, comme un des meilleurs élèves de sire Tristrem qui eussent accompagné la chasse du jour, de lui faire raison avec un breuvage supérieur à celui dont la multitude se désaltérait.

« Je suppose, sire chevalier, ajouta de Walton, que, pour répondre à mon défi le verre à la main, vous voudrez bien attendre qu’on ait rempli le vôtre avec du vin de Gascogne qui a mûri dans le propre domaine du roi, qui a été pressé pour ses lèvres, et qui en conséquence est propre à être bu à la santé et à la prospérité de Sa Majesté. — Une moitié de l’île de la Grande-Bretagne, » répliqua le chasseur avec le plus grand calme, « sera de l’opinion de Votre Honneur ; mais comme j’appartiens à l’autre moitié, le vin le plus précieux de la Gascogne ne pourrait me faire boire à cette santé. »

Un murmure de désapprobation parcourut le cercle des guerriers présents ; les prêtres baissèrent la tête, devinrent d’une pâleur mortelle, et marmottèrent leur Pater noster.

« Étranger, répliqua de Walton, vous voyez que vos paroles indignent toute la compagnie. — C’est fort possible, » repartit l’homme avec le même ton bourru, « et cependant il peut se faire qu’il n’y ait pas de mal dans les paroles que j’ai prononcées. — Songez-vous que c’est à moi que vous parlez, répliqua de Walton. — Oui, gouverneur. — Et avez-vous réfléchi à ce que pourrait vous attirer une semblable insolence ? — Je n’ignore nullement ce que je pourrais avoir à craindre, si le sauf-conduit et la parole d’honneur que vous m’avez donnés en m’invitant à cette chasse méritaient moins de confiance. Mais je suis votre hôte, je viens de manger les mets servis sur votre table, et de vider en partie votre coupe qui est remplie de fort bon vin, en vérité… aussi maintenant ne redouterais-je pas le plus terrible infidèle s’il s’agissait d’en venir aux coups, et moins encore un chevalier anglais. Je vous dirai en outre, sire chevalier, que vous n’estimez pas à sa juste valeur le vin que nous venons de sabler. Le fumet exquis et le contenu de votre coupe me donnent, en advienne ce qui pourra, le courage de vous informer d’une circonstance ou deux qu’une sobriété froide et circonspecte m’aurait empêché de vous communiquer dans un moment comme celui-ci. Vous désirez sans doute savoir qui je suis ? Mon nom de baptême est Michel, mon surnom est Turnbull. Ainsi s’appelle un clan redoutable, à la réputation duquel j’ai bien contribué pour ma part, soit dans les parties de chasse, soit dans les champs de bataille. Je demeure au bas de la montagne de Rubieslaw, près des belles ondes du Theviot. Vous êtes surpris que je sache chasser les bestiaux sauvages, moi qui me suis exercé dès mon enfance à les poursuivre dans les forêts solitaires de Jed et de South-Dean, et qui en ai tué un plus grand nombre de ma main que vous n’en avez vu, vous et tous les Anglais de votre armée, y compris même les superbes exploits de la journée. »

L’habitant de la frontière fit une pareille déclaration avec cette espèce de froideur insultante qui dominait dans toutes ses manières. Son effronterie ne manqua pas de produire un effet violent sur sir John de Walton, qui s’écria soudain : « Aux armes ! aux armes ! assurez-vous de ce traître, de cet espion ! Holà ! pages et archers, William, Anthony, Bend-the-Bow et Greenleaf, saisissez ce traître, et attachez-le avec vos cordes d’arc et vos laisses à chiens ; attachez-le, vous dis-je, et serrez si fort que le sang lui sorte de dessous les ongles. — Voilà ce qui s’appelle parler, » dit Turnbull avec une espèce de gros rire. « Si j’étais aussi sûr d’être entendu par une vingtaine d’hommes que je pourrais nommer, nous ne disputerions pas long-temps les honneurs de la journée. »

Les Anglais entourèrent le chasseur en grand nombre, mais ne mirent pas la main sur lui, personne ne voulant être le premier à rompre la paix si nécessaire à la circonstance.

« Dis-moi, lui demanda de Walton, traître que tu es ! pourquoi tu te trouves ici ? — Uniquement et simplement, répondit l’habitant de la forêt de Jed, afin de pouvoir livrer à Douglas le château de ses ancêtres, et te payer ce que nous te devons, sire Anglais, en réduisant au silence ce gosier à l’aide duquel tu fais un pareil tapage. »

En même temps, s’apercevant que les archers se rassemblaient derrière lui pour mettre les ordres de leur chef à exécution aussitôt qu’ils seraient réitérés, le chasseur se retourna brusquement vers ceux qui semblaient vouloir l’empoigner à l’improviste ; et les forçant par cette évolution soudaine à reculer d’un pas, il reprit : « Oui, John de Walton, mon but en venant ici était de te mettre à mort comme un homme que je trouve en possession du château et des domaines de mon maître, plus digne chevalier que toi ; mais je ne sais pourquoi j’ai hésité : peut-être la raison en est-elle que tu m’as donné à manger quand je mourais de faim depuis vingt-quatre heures. Je n’ai donc pas eu le cœur de te payer, comme je l’aurais pu faire, la récompense qui t’était due. Quitte ce lieu et cette contrée, et profite de l’avertissement d’un ennemi. Tu t’es constitué le mortel adversaire de ce peuple, et parmi ce peuple sont des gens qu’on n’a jamais pu insulter ni défier impunément. Ne prends pas le soin de me faire chercher ; ce serait peine inutile : je te rencontrerai un autre jour qui viendra au gré de mon désir, et non au tien. Ne pousse pas tes perquisitions jusqu’à la cruauté pour découvrir comment je t’ai trompé, car il est impossible que tu le saches jamais. Après cet avis tout amical, regarde-moi bien, puis dis-moi adieu ; car, quoique nous devions nous revoir un jour, il se passera bien du temps avant que ce jour arrive. »

De Walton gardait le silence, espérant que son captif, car il ne pensait pas qu’il eût moyen de s’échapper, pourrait, dans son humeur communicative, laisser échapper quelques nouveaux renseignements sur son compte, et il ne désirait nullement précipiter la lutte qui défait probablement terminer une scène semblable, ne se doutant pas, pendant ce temps, de l’avantage qu’il donnait à l’audacieux chasseur.

En effet, comme Turnbull achevait sa dernière phrase, il s’élança tout-à-coup en arrière, et sortit du cercle qui l’environnait ; avant qu’on pût s’imaginer quel était son dessein, il avait déjà disparu à travers les bois.

« Arrêtez-le ! arrêtez-le, s’écria de Walton ; il faut absolument nous rendre maîtres de ce coquin, à moins qu’il ne soit entré sous terre. »

La chose ne paraissait pas absolument invraisemblable, car près de l’endroit d’où Turnbull s’était élancé se trouvait un ravin profond, dans lequel il se précipita, descendant à l’aide de branches, de racines et de broussailles, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au fond, d’où il put gagner les bois et s’échapper ensuite, mettant tout-à-fait en défaut les paysans mêmes qui connaissaient le mieux les localités.


CHAPITRE VIII.

LE MÉNESTREL.


Cet incident jeta quelque confusion parmi les chasseurs surpris tout-à-coup par l’apparition de Michel Turnbull, partisan armé et avoué de la maison de Douglas, espèce d’homme qu’on ne devait guère s’attendre à rencontrer sur un territoire où son maître passait pour rebelle et bandit, et où lui-même pouvait être reconnu par tous les paysans présents. Cette circonstance produisit une forte impression sur tous les chevaliers anglais. Sir John paraissait grave et inquiet. Il ordonna aux chasseurs de se réunir aussitôt, et chargea ses soldats du soin d’examiner toutes les personnes qui avaient suivi la chasse, pour découvrir si, dans le nombre, Turnbull avait des complices ; mais il n’était plus temps de procéder à cette enquête sévère lorsque de Walton en donna l’ordre.

Quand les Écossais qui se trouvaient de la partie virent qu’on interrompait la chasse à l’occasion de laquelle on les avait réunis, pour mettre la main sur leurs personnes et les soumettre à un examen rigoureux, ils eurent soin de préparer d’avance leurs réponses aux questions qu’on leur adresserait : bref, ils gardèrent leur secret, s’il était vrai qu’ils en eussent. Beaucoup d’entre eux, convaincus qu’ils étaient les plus faibles, eurent peur d’être maltraités, abandonnèrent les postes où ils avaient été placés, et quittèrent la chasse comme des gens qui s’apercevaient qu’on ne les avait invités que dans de mauvaises intentions. Sir John de Walton vit le nombre des Écossais diminuer, et leur disparition successive éveilla dans cet esprit ombrageux le soupçon qui avait, depuis un certain temps, altéré son bon naturel.

« Prenez, je vous prie, dit-il à sir Aymer de Valence, autant d’hommes d’armes que vous pourrez en réunir dans l’espace de cinq minutes, et une centaine pour le moins d’archers à cheval, et allez avec toute la promptitude possible, sans leur permettre de s’écarter de l’étendard, renforcer la garnison du château ; car je ne présume que trop ce qu’on peut avoir tenté contre cette forteresse, quand nous voyons de nos propres yeux quelle bande de traîtres est ici rassemblée. — Avec votre permission, sir John, répliqua Aymer, il me semble que dans cette affaire vous ne visez pas juste au but. Que ces Écossais aient eu de mauvaises intentions contre nous, je l’avouerai tout le premier ; mais il ne faut pas vous étonner si, long-temps privés des plaisirs de la chasse, ils se dispersent dans les bois et le long des rivières, moins encore s’ils ne sont pas fort disposés à se croire en sûreté avec nous. Le moindre mauvais traitement est capable de leur inspirer, avec la crainte, le désir de nous échapper : c’est pourquoi… — C’est pourquoi, » répliqua sir John de Walton qui avait écouté son lieutenant avec un degré d’impatience bien éloigné de la politesse grave et cérémonieuse qu’un chevalier témoignait d’ordinaire à un frère d’armes ; « c’est pourquoi j’aimerais mieux voir sir Aymer de Valence courir ventre à terre pour exécuter mes ordres que donner à sa langue la peine de les censurer. »

À cette réprimande un peu vive, tous les assistants se regardèrent les uns les autres avec des signes d’un mécontentement marqué. Sir Aymer était hautement offensé, mais il vit que ce n’était pas le moment d’user de représailles. Il s’inclina, et si bas, que le panache qu’il portait à son cimier toucha la crinière de son cheval, et ramena par le plus court chemin un fort détachement de cavalerie au château de Douglas.

Quand il eut gravi la première éminence d’où l’on pouvait apercevoir les murailles massives et les nombreuses tours de la vieille forteresse, ainsi que les larges fossés remplis d’eau qui l’entouraient de trois côtés, il ressentit un plaisir inexprimable à la vue de la grande bannière anglaise qui flottait au plus haut de l’édifice. « Je savais bien, » se dit-il intérieurement ; « j’étais bien sûr que sir John de Walton était devenu une vraie femme en s’abandonnant à ses craintes et à ses soupçons. Hélas ! se peut-il que le poids d’une telle responsabilité ait ainsi changé un caractère que j’ai connu si noble, si digne d’un chevalier ! Sur ma parole, je ne savais plus quelle conduite je devais tenir en m’entendant réprimander ainsi devant toute la garnison. Certainement il mérite que je lui dise un jour ou l’autre : Vous triomphez, sire de Walton, dans l’exercice d’une autorité précaire ; néanmoins, quand il s’agira de se montrer homme à homme, il vous sera difficile de rester supérieur à Aymer de Valence, et peut-être de vous établir comme son égal… Mais si au contraire ses craintes, quoique exagérées, étaient sincères au moment où il les exprimait, il convient que j’obéisse ponctuellement à des ordres absurdes en apparence : ils me sont donnés par suite de la confiance du gouverneur qui les croit nécessités par la circonstance, et n’ont pas pour but unique de vexer et de dominer des subalternes. Je voudrais savoir quel est le véritable état des choses, et si de Walton, renommé pour sa bravoure, a peur de ses ennemis plus qu’il ne sied à un chevalier, ou bien s’il fait de craintes imaginaires le prétexte de tyranniser son ami. Je ne puis dire qu’il y aurait beaucoup de différence ; mais je préférerais qu’un homme, autrefois cher à mon cœur, fût devenu un petit tyran plutôt qu’un esprit faible, un lâche ; et je voudrais qu’il prît à tâche de me vexer plutôt que de le voir trembler devant son ombre. »

Tandis que ces idées agitaient son esprit, le jeune chevalier parcourait la chaussée qui coupait la pièce d’eau par laquelle les fossés étaient alimentés, et, passant sous le portail solidement fortifié du château, donnait des ordres rigoureux pour qu’on abaissât la herse, qu’on relevât le pont-levis, bien qu’on commençât à distinguer la bannière de Walton qui revenait avec sa troupe.

La marche lente et circonspecte du gouverneur, du lieu de la chasse au château de Douglas, lui donna le temps de retrouver son sang-froid et d’oublier que son jeune ami avait montré moins d’empressement que de coutume à exécuter ses ordres. Il fut même disposé à regarder comme une plaisanterie la lenteur et l’extrême étiquette avec lesquelles tous les points de la discipline militaire furent observés pour sa réadmission au château. Cependant l’air froid d’une humide soirée de printemps lui pénétrait tout le corps ainsi qu’aux gens de sa suite, tandis qu’ils attendaient devant le château qu’on échangeât le mot d’ordre, qu’on livrât les clefs, qu’on terminât enfin toutes ces minuties qui accompagnent les mouvements d’une garnison dans une forteresse bien gardée.

« Allons, dit-il à un vieux chevalier qui censurait aigrement le lieutenant-gouverneur, c’est ma faute. J’ai parlé tout-à-l’heure à Aymer de Valence d’un ton un peu trop impérieux pour qu’il n’en fût point offensé, lui si récemment élevé aux honneurs de la chevalerie, et cette manière exacte d’obéir n’est qu’un acte de représailles assez naturel et très pardonnable. Eh bien ! nous lui devons quelque chose en retour, sir Philippe, n’est-ce pas ? Ce n’est pas un soir comme celui-ci qu’il faut faire rester les gens à la porte. »

Ce dialogue, entendu par quelques uns des écuyers et des pages, voyagea de l’un à l’autre jusqu’à ce qu’il perdît entièrement le ton de bonne humeur avec lequel il avait été tenu ; on crut que sir John de Walton et sir Philippe méditaient une vengeance, et l’on répéta que le gouverneur regardait ce retard comme un affront mortel que son subordonné lui faisait avec intention.

C’était ainsi que la haine augmentait de jour en jour entre deux guerriers qui, sans aucun juste motif de mésintelligence, avaient au contraire toute raison de s’aimer et de s’estimer l’un l’autre. Elle devint visible dans la forteresse même pour les simples soldats, qui espéraient gagner de l’importance en se prêtant à l’espèce d’émulation produite par la jalousie des officiers commandants. Une pareille lutte peut bien exister aujourd’hui, mais dégagée du sentiment d’orgueil blessé et de dignité jalouse qui s’y rattachait, alors que les chevaliers avaient pour but de ne pas permettre que la moindre atteinte fût portée à ce qu’ils appelaient leur honneur.

Tant de petites querelles eurent lieu entre les deux chevaliers, que sir Aymer de Valence se crut obligé d’en écrire à son oncle, le comte de Pembroke. Il déclarait à son parent que sir John de Walton avait malheureusement conçu depuis un certain temps des préventions contre lui, et que, après avoir supporté en beaucoup d’occasions la mauvaise humeur de son commandant, il se voyait forcé de demander qu’on l’envoyât du château de Douglas dans tout autre endroit où il pourrait acquérir quelque gloire et oublier les motifs de plainte qu’il avait contre son supérieur. Dans le courant de la lettre, sir Aymer prit un soin tout particulier d’exprimer en termes convenables le chagrin que lui causaient la jalousie et les injustices de sir John ; mais de tels sentiments sont difficiles à déguiser, et malgré lui, un air de déplaisir qui perçait dans plusieurs passages indiquait combien il était mécontent du vieux ami et du compagnon d’armes de son oncle, ainsi que du genre de service militaire que son oncle lui avait assigné.

À la suite d’un mouvement accidentel parmi les troupes anglaises, sir Aymer reçut une réponse beaucoup plus tôt qu’il n’aurait pu s’y attendre à cette époque, d’après le cours ordinaire des correspondances qui étaient toujours extrêmement lentes et souvent interrompues.

Pembroke, vieux guerrier rigide, avait toujours eu une opinion très partiale de sir John de Walton, qui était pour ainsi dire l’ouvrage de ses propres mains, et il fut indigné de voir que son neveu, qu’il ne considérait que comme un bambin enorgueilli par le titre de chevalier qu’il avait récemment obtenu avant l’âge, ne partageait pas absolument son opinion sous ce rapport. Il lui répondit donc sur un ton de véritable mécontentement, et s’exprima comme une personne haut placée en face d’un jeune parent qui lui doit tout. Comme il ne pouvait juger des causes de plainte de son neveu que d’après sa lettre, il ne crut pas lui faire injustice en les considérant comme plus légères qu’elles n’étaient réellement. Il rappela au jeune homme que le devoir d’un chevalier consistait à s’acquitter avec fidélité et patience du service militaire, qu’il fût honorable ou simplement utile, suivant les circonstances où l’on se trouvait placé par la guerre ; que surtout le poste du danger, comme le château de Douglas avait été surnommé d’un consentement unanime, était aussi le poste de l’honneur, et qu’un jeune homme devait être circonspect sur la manière dont il s’exposait aux suppositions qu’il était permis de faire pour expliquer son désir de quitter un poste si glorieux : bref il devait se garder de paraître las de la discipline militaire d’un gouverneur aussi renommé que sir John de Walton. Cette lettre s’étendait encore longuement (ce qui était bien naturel vu l’époque) sur l’obligation où se trouvaient les jeunes gens de se laisser aussi guider implicitement par leurs aînés dans le conseil comme sur le champ de bataille ; l’onde faisait observer avec justesse à son neveu, que l’officier supérieur qui s’était mis en position de répondre sur son honneur, sinon sur sa vie, du résultat d’un siège ou d’un blocus, pouvait justement et à un degré plus qu’ordinaire réclamer la direction sans contrôle de toute la défense. Enfin Pembroke rappelait à sir Aymer que sa réputation à venir dépendait en grande partie du rapport plus ou moins favorable que sir John de Walton rendrait de sa conduite ; il ajoutait encore que des actions de valeur téméraire et inconsidérée ne fonderaient pas aussi solidement sa renommée militaire que des mois et des années passées dans une obéissance régulière, ferme et humble à la fois, aux ordres que le gouverneur de Douglas pouvait juger nécessaires dans ces conjonctures critiques.

Cette missive étant arrivée fort peu de temps après l’envoi de la lettre de sir Aymer, celui-ci fut presque tenté de supposer que son oncle avait quelque moyen de correspondre avec de Walton, inconnu au jeune chevalier lui-même et au reste de la garnison. Et comme le comte faisait allusion à certaine occasion particulière, récente même, où de Valence avait témoigné son déplaisir à propos d’une bagatelle, la connaissance de ce fait et de quelques autres détails, parvenue à son oncle, confirma le jeune homme dans l’idée que sa conduite était épiée d’une manière qu’il trouvait peu honorable pour lui-même et peu délicate de la part de son parent : bref, il se crut soumis à cette espèce de surveillance dont les jeunes gens ont toujours accusé les vieux. Il est à peine nécessaire de dire que l’admonition du comte de Pembroke irrita vivement l’esprit hautain de son neveu, à tel point que, si le comte eût voulu écrire une lettre tout exprès pour augmenter des préventions qu’il désirait détruire, il n’aurait pu employer des termes plus propres à obtenir ce résultat.

La vérité était que le vieil archer, Gilbert Greenleaf, sans que le jeune chevalier en sût rien, s’était rendu au camp de Pembroke, dans le comté d’Ayr, et avait été recommandé au comte par sir John de Walton, comme une personne qui pourrait lui donner, relativement à Aymer de Valence, tous les renseignements désirables. Le vieil archer était, comme nous l’avons vu, rigide observateur de la règle, et, quand il fut mis sur le chapitre de la conduite de sir Aymer de Valence, il n’hésita point à faire certains aveux qui, rapprochés de ceux que renfermait la lettre du chevalier, firent concevoir un peu trop légèrement au vieux comte l’idée que son neveu s’abandonnait à un esprit d’insubordination et à un sentiment d’impatience contre toute autorité, très dangereux à la réputation d’un jeune soldat. Une petite explication aurait produit un accord complet dans leurs manières de voir ; mais le destin n’en ménagea ni le temps ni l’occasion ; et le vieux comte fut malheureusement amené à devenir partie, au lieu de négociateur dans cette guerre.

Sir John de Walton s’aperçut bientôt, que la réception de la lettre de Pembroke ne changeait nullement la conduite froide et cérémonieuse de son lieutenant, conduite qui limitait leurs relations à celles que le service rendait indispensables, et qui ne pouvait ramener une familiarité franche et intime. Ainsi, comme la chose peut encore arriver aujourd’hui entre deux officiers dans leurs situations relatives, ils restèrent dans le froid cérémonial des communications officielles, n’échangeant que le peu de paroles qui étaient absolument nécessaires. Un tel état de mésintelligence est, en fait, pire qu’une véritable querelle. Une querelle peut amener une explication ou des excuses, ou servir d’objet à une médiation ; mais quand il s’agit de mésintelligence, un éclaircissement est tout-à-fait invraisemblable, comme le serait un engagement général entre deux armées qui toutes deux occupent de fortes positions défensives. Cependant le devoir obligeait les deux chefs de la garnison du château de Douglas à être souvent ensemble, et, bien loin qu’ils cherchassent à raccommoder les choses, ces entrevues ravivaient plutôt les anciens motifs de discorde.

Ce fut dans une semblable occasion que de Walton demanda à de Valence, d’un ton très sévère, à quel titre et combien de temps son bon plaisir était que le ménestrel Bertram restât au château,

« Une semaine, dit le gouverneur, est certainement assez longue, vu le lieu et les circonstances, pour montrer l’hospitalité due à un ménestrel. — Je puis vous assurer, répondit le jeune homme, que ce ménestrel m’intéresse si peu que je ne puis former aucun désir qui le concerne. — En ce cas, reprit de Walton, je prierai cet individu d’abréger son séjour dans le château de Douglas. — Je ne vois pas quelle espèce d’intérêt, répliqua Aymer de Valence, je pourrais attacher au séjour ou au départ de cet homme : il est venu ici sous prétexte de faire quelque recherche concernant les écrits de Thomas d’Erceldeune, surnommé le Rimeur : ces écrits, dit-il, sont infiniment curieux, et il en existe dans la bibliothèque du vieux baron un volume qui a échappé aux flammes d’une manière ou d’une autre, lors du dernier incendie général. Maintenant vous en savez autant que moi sur le but de sa visite ; et si vous trouvez que la présence d’un vieillard errant et le voisinage de son jeune fils soient dangereux pour le château que vous êtes chargé de défendre, vous ferez bien, sans aucun doute, de les congédier. Pour cela il vous suffira de dire un mot. — Pardon, reprit sir John de Walton, le ménestrel est venu ici comme faisant partie de votre suite, et je ne pouvais, avec la politesse convenable, le congédier sans votre permission. — Alors je suis à mon tour fâché, répondit sir Ajmer, que vous n’ayez pas exprimé plus tôt ce désir. Je n’ai jamais eu l’idée de conserver un vassal ou un serviteur dont la résidence au château se prolongeât d’un moment au delà de votre honorable plaisir. — Je suis fâché, moi, répliqua sir John, que nous soyons devenus tous deux, depuis un certain temps, d’une politesse si excessive qu’il nous soit difficile de nous entendre. Ce ménestrel et son fils viennent nous ne savons d’où, vont nous ne savons où. Des gens de votre escorte ont rapporté que, chemin faisant, ce drôle de Bertram a eu l’audace de combattre, même à votre face, le droit du roi d’Angleterre à la couronne d’Écosse, et qu’il a discuté ce point avec vous, tandis que les personnes qui vous accompagnaient avaient été priées par vous de se tenir en arrière et de manière à ne pas entendre. — Ah ! s’écria sir Aymer, voudriez-vous fonder sur cette circonstance une accusation contre ma loyauté ? Je vous prie de réfléchir qu’un pareil langage touche à mon honneur, et je suis prêt à le défendre jusqu’à mon dernier soupir. — Je n’en doute pas, sire chevalier ; mais c’est contre le ménestrel vagabond, et non contre l’illustre chevalier anglais que l’accusation est portée. Eh bien ! ce ménestrel vient au château, et il exprime le désir qu’on laisse son fils loger à ce vieux couvent de Sainte-Brigitte, où l’on permet encore à deux ou trois vieilles nonnes écossaises et à autant de moines de résider ensemble, plus par respect pour leur sacré caractère, que pour la bienveillance dont on peut les supposer animés à l’égard des Anglais ou de leur souverain. Il faut aussi remarquer que ce séjour au couvent a été, si mes renseignements sont exacts, acheté par une somme d’argent plus considérable qu’il ne s’en trouve d’ordinaire dans la bourse des ménestrels ambulants, vagabonds qui se ressemblent tous pour la pauvreté et le génie. Que pensez-vous de tout cela ? — Moi ? je m’estime heureux que ma position comme soldat sous vos ordres me dispense du soin de penser. Mon poste, comme lieutenant de votre château, est tel que, si je puis conduire ma barque de manière à conserver mon honneur et ma conscience, je dois me trouver suffisamment libre ; et je vous promets qu’il n’y aura plus moyen de me réprimander à ce sujet, ni d’envoyer à mon oncle un rapport à ma charge. — Voilà qui passe les bornes ! » dit sir John de Walton à part soi, puis il continua à voix haute : « Pour l’amour du ciel ! ne nous faites, ni à vous-même ni à moi, l’injustice de supposer que je veuille vous trouver en défaut. Songez, jeune homme, que, quand vous refusez de donner à votre commandant l’avis qu’il vous demande, vous manquez à votre devoir, tout comme si vous refusiez de lui prêter l’assistance de votre épée et de votre lance. — En ce cas, répondit de Valence, faites-moi positivement savoir sur quoi vous me demandez mon opinion, et je vous la donnerai franchement. Oui, j’en courrai les risques, quand même je devrais être assez malheureux, crime impardonnable dans un si jeune homme et dans un officier si inférieur, pour différer d’avis avec sir John de Walton. — Je vous demanderai donc, sire chevalier de Valence, quelle est votre opinion relativement à ce ménestrel Bertram, et si vous ne pensez pas que les soupçons qui s’élèvent contre lui et son fils m’ordonnent de leur faire subir à tous deux un sévère interrogatoire, de les mettre à la question ordinaire et même extraordinaire, comme la chose se pratique habituellement, et de les expulser non seulement du château, mais encore de tout le territoire des Douglas, sous peine d’être fouettés, s’ils reviennent encore errer dans les environs. — Vous me demandez mon avis : je vais vous le donner, sire chevalier de Walton, avec autant de liberté et de franchise que si les choses étaient encore entre nous sur le même pied d’amitié qu’autrefois. Je conviens avec vous que la plupart des hommes qui embrassent aujourd’hui la profession de ménestrel, sont tout-à-fait impropres à soutenir les hautes prétentions de ce noble métier. Les véritables ménestrels sont des gens qui se sont voués à la glorieuse occupation de célébrer les belles actions et les sentiments généreux ; c’est dans leurs vers que le vaillant chevalier passe à la postérité, et le poète peut, il doit même chercher à égaler les vertus qu’il célèbre. Le désordre de l’époque a diminué l’importance et altéré la moralité de ces bardes errants ; aujourd’hui leur satire et leur louange sont trop souvent dictées par l’amour du gain. Espérons cependant qu’il en est encore quelques uns qui connaissent et remplissent leur devoir. Mon opinion est que ce bertram n’a point partagé la dégradation de ses confrères, n’a point fléchi le genou devant l’iniquité des temps ; il vous reste à juger, sir de Walton, si la présence d’un tel homme peut occasionner le moindre péril au château de Douglas. Mais croyant, d’après les sentiments qu’il a manifestés devant moi, qu’il est incapable de jouer le rôle de traître, je dois m’opposer de toutes mes forces à ce qu’il soit puni comme tel, ou soumis à la torture dans l’enceinte d’une forteresse qu’occupe une garnison anglaise. Je rougirais pour mon pays si, afin de le bien servir, il nous fallait infliger des châtiments si rigoureux à de pauvres gens dont la seule faute est l’indigence. Vos propres sentiments de chevalier vous en diront à ce sujet plus qu’il ne convient que j’en fasse entendre à sir John de Walton. J’avais seulement à justifier une opinion qui restera la mienne. »

Sir John de Walton rougit jusque sur son front brun lorsqu’il entendit le jeune homme émettre, contradictoirement à la sienne, une opinion qui avait pour but de flétrir sa manière de voir comme peu généreuse et peu noble, comme indigne d’un chevalier. Il tâcha cependant de conserver son sang-froid, et répondit avec assez de calme : « Vous avez donné votre opinion, sir Aymer de Valence, et je vous remercie de l’avoir donnée franchement et hardiment sans vous inquiéter de la mienne. Mais il n’est pas tout-à-fait prouvé qu’il faille que je m’en réfère absolument à vos avis, dans le cas où les devoirs de ma place, les ordres du roi, et les observations que je puis personnellement avoir faites, m’engageront à tenir une ligne de conduite autre que celle qui vous semble convenable. »

En terminant, de Walton s’inclina avec une grande gravité ; et le jeune chevalier lui rendant son salut exactement avec la même cérémonie roide et affectée, demanda si son supérieur avait des ordres particuliers à lui donner relativement à ses fonctions dans le château. Après avoir reçu une réponse négative, il se retira.

Sir John de Walton, après une exclamation d’impatience, comme s’il était vraiment désappointé en voyant les avances qu’il avait faites vers une explication avec son jeune ami échouer d’une manière inattendue, fronça les sourcils, comme plongé dans de profondes réflexions, et se promena quelque temps de long en large dans l’appartement, considérant quelle marche il devait suivre dans de pareilles circonstances. « Il est dur de le réprimander sévèrement, dit-il ; car, je me le rappelle, lorsque j’entrai dans le monde, mes pensées et mes sentimens n’étaient autres que ceux de ce garçon vif, entêté, mais généreux. Maintenant la prudence m’instruit à soupçonner les hommes dans mille cas où peut-être il n’y a point de fondement pour le moindre soupçon. Mais je suis disposé à risquer mon honneur et ma fortune plutôt que de causer une légère peine à un ménestrel vagabond, peine que d’ailleurs je puis compenser par quelque argent ; ai-je pour cela le droit de courir le risque d’une conspiration contre le roi, et de rendre ainsi plus facile la prise par trahison du château de Douglas, pour laquelle sont formés tant de projets à ma connaissance, pour laquelle même aucun projet, si désespéré qu’il soit, ne peut être imaginé sans qu’il se trouve des gens assez hardis pour se charger de l’exécution ? Un homme placé dans ma situation, quoique esclave de sa conscience, doit apprendre à mettre de côté tous ces faux scrupules, qui ont l’air de découler d’une sensibilité honorable, tandis qu’en fait ils sont le résultat des suggestions d’une délicatesse affectée. Je ne me laisserai pas, j’en jure par le ciel ! égarer par les sornettes d’un bambin tel qu’Aymer ; je ne m’exposerai pas, pour déférer à ses caprices, à perdre tout ce que l’amour, l’honneur et l’ambition peuvent me promettre en récompense d’un service d’une année, service d’un genre aussi désagréable que difficile. J’irai droit à mon but, je prendrai en Écosse les précautions que je prendrais en Normandie ou en Gascogne… Holà ! un page ! quelqu’un ! »

Un de ses domestiques répondit à cet appel : « Cherche-moi, lui dit-il, Greenleaf l’archer, et avertis-le que je voudrais lui parler relativement aux deux arcs et au paquet de flèches pour lesquels je l’ai envoyé dans le comté d’Ayr. »

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées après cet ordre, que l’archer entra, tenant à la main deux bois d’arc non encore façonnés, et un faisceau de flèches attachées avec une courroie. Il avait l’air mystérieux d’un homme dont la visite n’a, en apparence, qu’un but peu important, tandis qu’il s’agit en réalité d’affaires qui peuvent être d’une haute et secrète gravité. C’est pourquoi, comme le chevalier gardait le silence et ne lui fournissait pas d’autre manière d’entrer en conversation, Greenleaf, en habile négociateur, entama l’entretien sur le motif qui semblait l’amener.

« Voici les bois d’arc, noble chevalier, que vous m’aviez chargé de vous procurer lorsque je suis allé dans le comté d’Ayr visiter l’armée du comte de Pembroke. Ils ne sont pas aussi bons que je l’aurais voulu ; cependant ils sont peut-être meilleurs que n’aurait pu se les procurer toute autre personne qu’un véritable connaisseur en fait d’armes. Tous les soldats du comte de Pembroke ont la fureur de vouloir des bois espagnols venant de Groyne, ou d’autres ports d’Espagne ; mais, quoique deux vaisseaux chargés de ces bois soient entrés dans le port d’Ayr, soi-disant pour l’armée du roi, cependant je crois qu’il ne s’en trouve pas actuellement la moitié entre des mains anglaises. Ces deux-ci ont poussé dans le Sherwood, et comme ils ont pu grossir en toute sûreté depuis le temps de Robin-Hood, il n’est pas probable qu’ils manquent leur service, entre des mains aussi vigoureuses, et avec un œil aussi juste que l’œil et les mains des archers qui servent sous les ordres de Votre Seigneurie. — Et où ont passé tous les autres arcs, s’il est arrivé deux cargaisons dans le port d’Ayr, et que tu aies encore eu de la peine à me procurer seulement ces deux vieux bois ? » dit le gouverneur. — Ma foi ! je ne prétends pas être assez habile pour vous le dire, » répondit Greenleaf en haussant les épaules. « On parle de complot dans ce pays-là aussi bien que dans celui-ci : on répète que leur Bruce et le reste de ses parents projettent une nouvelle escapade, et que le roi proscrit se propose de débarquer à Turnberry au commencement de l’été avec un certain nombre de ces vigoureux drôles d’Irlandais. Nul doute que les sujets de ce burlesque royaume de Carrick ne se tiennent prêts avec leurs arcs et leurs lances à seconder une entreprise qui présente tant de chances de succès. Je compte qu’il nous en coûtera une vingtaine de paquets de flèches pour remettre tout en ordre. — Dites-vous donc qu’il se trame des conspirations dans cette partie de la contrée, Greenleaf ? reprit de Walton… Je sais que vous êtes un drôle sagace, qui savez dès long-temps comment l’on manie une branche d’arbre recourbé munie d’une corde, et vous n’êtes pas homme à souffrir que de telles manœuvres aient lieu sous votre nez sans prendre la peine de les découvrir. — Je suis assez vieux, le ciel le sait, répliqua Greenleaf ; j’ai acquis assez d’expérience dans ces guerres d’Écosse, et je connais à quel point un chevalier et un soldat doivent avoir confiance dans les Écossais. Croyez-moi, les Écossais sont tous faux, et c’est un brave archer qui vous le dit, un archer qui, lorsque le but est raisonnablement loin, ne le manque presque jamais de la largeur de la main… Ah ! sir John, Votre Honneur sait bien comment il faut agir avec eux, les mener bon train et leur tenir la bride serrée ! Vous n’êtes pas de ces gens simples et novices qui s’imaginent que tout peut se faite par la douceur, et qui veulent se montrer polis et généreux envers ces parjures montagnards, comme si jamais dans le cours de leur vie ils pouvaient rien connaître qui ressemble à la politesse ou à la générosité. — Tu fais allusion à quelqu’un, dit le gouverneur, et je te commande, Gilbert, d’être franc et sincère avec moi. Il me semble que tu n’ignores pas que ta franchise ne peut t’attirer aucun mal. — C’est la vérité, sir John, la pure vérité, » répliqua le vieillard si long-temps épargné par la guerre, en portant la main à son front ; « mais il serait imprudent de communiquer toutes les remarques qui passent par la tête d’un vieux soldat dans les moments inactifs d’une garnison comme celle-ci. On se trompe aussi souvent qu’on a raison, et ainsi on se fait une réputation de rapporteur et de méchant parmi ses camarades, réputation que l’on mérite parfois, et il me semble que je ne serais pas bien aise de m’en faire une semblable. — Parle-moi franchement, et n’aie pas peur que j’hésite à te croire, quels que soient les gens dont tu as à m’entretenir. — Eh bien ! à vous parler franchement, je n’ai jamais redouté les grands airs de ce jeune chevalier, attendu que je suis le plus vieux soldat de la garnison, et que je décochais des flèches avec mon grand arc bien long-temps avant qu’il eût cessé de téter sa nourrice. — C’est donc sur mon lieutenant et ami, Aymer de Valence, que se portent tes soupçons ? — Je n’ai rien à dire quant à l’honneur de ce chevalier qui est aussi brave que l’épée qu’il porte, et qui, pour sa grande jeunesse, occupe déjà un rang distingué sur la liste des chevaliers anglais ; mais il est extrêmement jeune, comme Votre Seigneurie le sait, et j’avoue que les gens dont il fait sa compagnie me troublent et m’inquiètent. — Oh ! tu sais bien, Greenleaf, que dans le loisir d’une garnison un chevalier ne peut toujours chercher ses plaisirs et ses amusements parmi ses égaux seuls, qui d’ailleurs ne sont pas si nombreux, et peuvent ne pas être aussi gais, aussi disposés à se divertir qu’il le désirerait. — Je sais bien cela : aussi ne dirais-je absolument rien contre le lieutenant de Votre Honneur, s’il se contentait de s’adjoindre d’honnêtes drôles, bien qu’inférieurs par leur rang, pour jouer à l’anneau ou s’escrimer au bâton. Mais sir Aymer de Valence aime à entendre conter des histoires guerrières d’autrefois, et il me semble qu’il ferait bien d’aller en demander aux anciens soldats qui ont suivi Édouard Ier, à qui Dieu fasse paix ! et qui, avant l’époque d’Édouard, ont fait les guerres des barons et assisté à tant de sanglantes batailles avec les chevaliers et les archers de la joyeuse Angleterre : cela, en vérité, conviendrait mieux au neveu du comte de Pembroke, que de s’enfermer tous les jours avec un ménestrel vagabond, qui gagne sa vie à réciter des sornettes et débite aux jeunes gens assez complaisants pour les croire des choses d’après lesquelles on ne saurait dire s’il a les opinions d’un Anglais ou d’un Écossais, et moins encore savoir s’il est né en Angleterre ou en Écosse ; et ensuite, qui pourrait comprendre pourquoi on le laisse ainsi au château, libre de communiquer tout ce qui s’y passe à ces vieux chanteurs de matines du couvent de Sainte-Brigitte, qui disent de bouche : Dieu protège le roi Édouard ! mais s’écrient au fond du cœur : Dieu protège le roi Robert Bruce ! De telles communications peuvent aisément avoir lieu au moyen de son fils, qui demeure à Sainte-Brigitte, comme le sait Votre Seigneurie, sous prétexte qu’il est malade. — Comment dites-vous ? sous prétexte ? sa maladie n’est-elle donc pas réelle ? — Oh ! il se peut bien qu’il soit malade à en mourir ; mais, dans ce cas, ne serait-il donc pas plus naturel que ce père restât près de son fils au lieu de fureter dans ce château où on le rencontre continuellement, soit dans la bibliothèque du vieux baron, soit dans quelque coin où l’on ne s’attend guère à le trouver. — S’il n’a aucun légitime motif de rester ici, il serait mieux qu’il rejoignît en effet son fils ; mais il paraît qu’il cherche les anciennes poésies ou prédictions de Thomas-le-Rimeur, ou de quelque autre barde. De fait, il est bien naturel qu’il désire augmenter son fonds de connaissances et ses ressources d’amusement : et où en trouverait-il les moyens, sinon dans une bibliothèque remplie d’anciens livres ? — Sans doute, » répliqua l’archer avec un ricanement d’incrédulité sec mais honnête ; « il est survenu peu d’insurrections, que je sache, en Écosse, sans qu’elles aient été prédites par quelque vieille poésie oubliée, qu’on savait soustraire à la poussière et aux toiles d’araignée, dans le but unique de donner du courage à ces rebelles du nord : car, sans cela, ils n’auraient pas même osé s’exposer à entendre le sifflement de flèches bardées de plumes d’oie sauvage. Mais les têtes à cheveux bouclés sont légères : et, soit dit sans vous offenser, les gens mêmes de votre suite, sire chevalier, conservent trop du feu de la jeunesse dans un temps aussi peu sûr que celui où nous sommes. — Tu m’as convaincu, Greenleaf, et je m’enquerrai plus rigoureusement que je ne l’ai fait jusqu’à présent des affaires et des occupations de cet homme. L’époque est mal choisie pour compromettre la sûreté d’un château royal, afin de se montrer généreux envers un individu que nous connaissons si peu, et contre qui nous pouvons sans injustice concevoir de graves soupçons jusqu’à ce que nous recevions des éclaircissements complets. Est-il en ce moment dans la pièce qu’on nomme la Bibliothèque du baron ? — Votre Seigneurie ne peut manquer de l’y rencontrer. — Suis-moi donc avec deux ou trois de tes camarades ; place-toi de manière à n’être pas vu, mais à pouvoir m’entendre, en cas qu’il soit nécessaire d’arrêter cet homme. — Je serai toujours à vos ordres quand vous m’appellerez, mais… — Mais quoi ? J’espère que je ne trouverai pas des hésitations et de la désobéissance chez tout le monde. — Pas chez moi, assurément. Je voudrais seulement rappeler une chose à Votre Seigneurie : ce que j’ai dit était une opinion sincère, énoncée en réponse à la question de Votre Seigneurie, et comme sir Aymer de Valence s’est déclaré le patron de cet homme, je ne désirerais pas encourir les chances de sa rancune. — Pstt ! est-ce Aymer de Valence qui est gouverneur de ce château, ou bien moi ? et encore, envers qui imaginez-vous que vous puissiez être responsable de vos réponses aux questions que je vous adresse ? — Allons ! » répliqua l’archer, qui secrètement n’était pas fâché de voir sir John se montrer un peu jaloux de son autorité, « croyez bien, sire chevalier, que je connais et ma propre position et celle de Votre Seigneurie. Je n’ai pas besoin qu’on me dise à qui je dois obéissance. — À la bibliothèque donc, et puissions-nous y trouver cet homme ! — Voyez donc ! » marmotta Greenleaf en le suivant. « Votre Seigneurie aller en personne procéder à l’arrestation d’un individu si peu distingué ! Mais Votre Honneur a raison : ces ménestrels sont souvent magiciens, et ont la puissance de s’échapper par des moyens que les ignorants comme moi sont disposés à attribuer à la nécromancie. »

Sans faire attention à ces derniers mots, sir John de Walton se dirigea vers la bibliothèque, marchant d’un pas rapide, comme si cet entretien eût augmenté son désir de se trouver en possession de la personne du ménestrel suspect.

Traversant les antiques corridors du château, le gouverneur n’eut pas de peine à parvenir jusqu’à la bibliothèque, qui était solidement construite en pierre, voûtée et munie d’une espèce de cabinet en fer destiné à la conservation des objets et des papiers précieux en cas d’incendie. Il y trouva le ménestrel assis devant une petite table, sur laquelle était un manuscrit qui paraissait d’une grande ancienneté, et dont il avait l’air de faire des extraits. Les fenêtres de la chambre étaient fort petites, et l’on voyait encore qu’elles avaient été jadis garnies de verres de couleur représentant l’histoire de sainte Brigitte, marque de la dévotion de la grande famille des Douglas à leur sainte tutélaire.

Le ménestrel, qui paraissait profondément occupé de sa besogne lorsqu’il fut troublé par l’arrivée inattendue de sir John de Walton, se leva avec tous les signes du respect et de l’humilité. Restant debout en présence du gouverneur, il semblait attendre ses interrogations, comme s’il avait prévu que la visite le concernait particulièrement.

« Je dois supposer, sire ménestrel, dit sir John de Walton, que vous avez été heureux dans vos recherches, et que vous avez découvert le volume de poésies ou de prédictions que vous désiriez trouver parmi ces rayons brisés et ces livres en lambeaux ? — Plus heureux que je ne pouvais m’y attendre, répliqua le ménestrel, après l’incendie qui a dévoré une partie du château. Voici sans doute, sire chevalier, le fatal volume que je cherchais, et il est étonnant, vu le malheureux sort qu’ont éprouvé les autres livres de cette bibliothèque, que j’aie pu encore en réunir quelques fragments, bien qu’incomplets. — Donc, puisqu’on vous a permis de satisfaire votre curiosité, dit le gouverneur, j’espère bien, sire ménestrel, que vous ne refuserez pas de contenter la mienne. »

Le ménestrel répondit, toujours avec la même humilité, que « s’il y avait quelque chose dans la sphère de ses pauvres talents qui pût causer du plaisir à sir John de Walton, il demandait le temps d’aller chercher son luth, et qu’il serait ensuite à ses ordres. — Vous ne me comprenez pas, ménestrel, » répliqua de Walton un peu durement. « Je ne suis pas de ces gens qui ont des heures à perdre à écouter des histoires ou de la musique d’autrefois ; ma vie ne m’a suffi qu’à peine pour apprendre les devoirs de ma profession, moins encore doit-elle me laisser le temps de m’occuper de pareilles folies. Peu m’importe qu’on le sache, mais mon oreille est tellement incapable de juger de votre art, qui sans doute vous paraît on ne peut plus noble, que je sais à peine distinguer la différence d’un air avec un autre. — En ce cas, » répondit le ménestrel avec calme, « je ne puis guère me promettre le plaisir d’amuser Votre Seigneurie comme j’avais espéré de le faire. — Et je ne m’attends pas du tout à ce que vous m’amusiez, » répliqua le gouverneur en se rapprochant de lui d’un pas ferme, et en parlant d’un ton plus sévère : « je veux des renseignements que vous pouvez me donner, j’en suis sûr, pour peu que vous en ayez l’envie. Mon devoir est de vous prévenir que, si vous hésitez le moins du monde à dire la vérité, je connais des moyens par lesquels je serais malheureusement forcé de vous l’arracher, et d’une manière qui vous sera plus désagréable que je ne le désirerais. — Si vos questions, sire chevalier, répondit Bertram, sont telles que je puisse ou doive y répondre, vous n’aurez pas besoin de me les adresser plus d’une fois ; si au contraire telle en est la nature que je ne puisse ni ne doive y satisfaire, croyez qu’aucune menace de violence ne m’arrachera une réponse. — Vous parlez hardiment, dit sir John de Walton ; mais je vous donne ma parole que votre courage sera mis à l’épreuve. Je souhaite aussi peu d’en venir à des extrémités ; mais telle sera la conséquence naturelle de votre obstination. Je vous demande donc si Bertram est votre véritable nom ; si vous n’avez aucune autre profession que celle de ménestrel ambulant, et enfin si vous avez quelques rapports, quelques liaisons avec des Anglais ou des Écossais hors des enceintes de ce château de Douglas. — Ces questions, répliqua le ménestrel, m’ont été déjà adressées, et j’y ai répondu parlant au digne chevalier sir Aymer de Valence : comme mes réponses l’ont pleinement satisfait, il n’est pas, je pense, nécessaire que je subisse un second interrogatoire ; et il ne convient ni à l’honneur de Votre Seigneurie, ni à celui du lieutenant-gouverneur que ce nouvel interrogatoire ait lieu. — Vous prenez grand intérêt, répliqua le gouverneur, à mon honneur et à celui de sir Aymer de Valence. Veuillez m’en croire, ils sont parfaitement en sûreté sous notre propre garde et peuvent se passer de vos attentions. Je vous le demande donc, voulez-vous répondre aux questions que mon devoir m’ordonne de vous adresser, ou faut-il vous forcer à l’obéissance en vous soumettant aux douleurs de la torture ? J’ai déjà vu, mon devoir est de le dire, les réponses que vous avez faites à mon lieutenant, et elles ne me satisfont pas. »

En même temps il frappa des mains, et deux ou trois archers se montrèrent, dépouillés de leurs tuniques, et seulement couverts de leurs chemises et de leurs culottes.

« Je comprends, dit le ménestrel, que vous avez l’intention de m’infliger un châtiment tout-à-fait étranger à l’esprit des lois anglaises, tant que vous n’avez aucune preuve de ma culpabilité. Je l’ai déjà dit : je suis Anglais de naissance, ménestrel de profession, et je n’ai absolument aucune relation avec les personnes qui peuvent former quelque dessein hostile contre le château de Douglas, sir John de Walton ou sa garnison. Quant aux réponses que la douleur physique pourra m’arracher, je ne puis, pour parler en bon chrétien, m’en regarder comme responsable. Je crois pouvoir endurer la souffrante autant que personne : toutes les douleurs que j’ai jamais éprouvées, je préférerais les sentir encore plutôt que de violer la parole que j’ai jurée, ou de courir la chance d’accuser faussement des personnes innocentes. J’ignore jusqu’où l’art de la torture peut être poussé ; et quoique je ne vous craigne pas, sir John de Walton, je dois cependant reconnaître que je me crains moi-même, ne sachant pas à quels tourments votre cruauté peut me soumettre, ni jusqu’à quel point je puis être capable de les endurer : je proteste donc avant tout que je ne serai en aucune manière responsable des paroles qui pourront m’échapper dans le cours d’un interrogatoire aidé par la torture. Vous pouvez, maintenant que je vous ai prévenu, procéder à l’exécution d’un office que je ne m’attendais guère, permettez-moi de le dire, avoir ainsi remplir par un chevalier comme vous. — Écoutez, sire ménestrel, répliqua le gouverneur, nous ne sommes pas bons amis, vous et moi ; et si je faisais mon devoir, je devrais user tout de suite envers vous des moyens rigoureux dont je vous ai menacé. Mais peut-être vous sentez-vous moins de répugnance à subir l’interrogatoire dont il s’agit que je n’en sens, moi, à employer la rigueur à votre égard : je vais donc pour le moment vous faire enfermer dans un lieu de détention convenable à un homme qui est soupçonné d’être espion dans cette forteresse, jusqu’à ce qu’il vous plaise de dissiper ces soupçons : votre logement et votre nourriture seront ceux des prisonniers. Cependant, avant de vous soumettre à la question, songez-y bien, je me rendrai moi-même à l’abbaye de Sainte-Brigitte, et je verrai si le jeune homme que vous voudriez faire passer pour votre fils possède la même fermeté que vous. Il peut arriver que ses aveux comparés aux vôtres jettent une telle lumière sur vous et sur lui que votre innocence ou votre culpabilité en rejaillisse d’une manière évidente sans qu’il faille recourir au grand moyen de la question extraordinaire. S’il en est autrement, tremblez pour votre fils, sinon pour vous-même… Eh bien ! vous ai-je ébranlé, monsieur ? ou craignez-vous pour les jeunes muscles et les tendres chairs de votre enfant des douleurs auxquelles vous croyez, vous, pouvoir résister ? — Sir John, » répondit le ménestrel en réprimant l’émotion momentanée qu’il avait manifestée, « je vous laisse à juger, comme homme d’honneur et de vérité, si en conscience vous devez concevoir une opinion défavorable d’un homme parce qu’il préfère endurer lui-même des rigueurs qu’il ne voudrait point qu’on infligeât à son fils, jeune homme encore débile, et qui relève d’une dangereuse maladie. — Mon devoir, » répondit de Walton après une courte pause, « est d’employer tous les moyens pour remonter à la source de cette affaire ; et si vous désirez qu’on épargne votre fils, vous obtiendrez fort aisément cette faveur en lui donnant l’exemple de la soumission et de la franchise. »

Le ménestrel se rejeta sur le siège qu’il occupait, comme fermement résolu à souffrir tous les tourments dont sir John pourrait l’accabler, plutôt que d’ajouter un seul mot à ce qu’il avait déjà répondu. Sir John de Walton lui-même sembla quelque peu indécis sur la marche qu’il avait à suivre. Il se sentait une invincible répugnance à procéder, sans y avoir mûrement réfléchi, à ce que bien des gens auraient regardé comme une obligation de sa place, en infligeant la torture au père ainsi qu’au fils ; mais si complet que fût son dévouement au roi, si nombreuses que fussent les espérances et les vues qu’il avait fondées sur son exactitude à garder le poste important qu’on lui avait confié, il ne pouvait se résoudre à recourir à ce cruel moyen de trancher la difficulté. L’extérieur de Bertram était vénérable, et son éloquence répondait à ce premier indice. Le gouverneur se rappela qu’Aymer de Valence, dont les jugements étaient en général pleins de rectitude, le lui avait décrit comme un de ces rares individus qui savaient honorer par leur bonne renommée personnelle une profession dégénérée ; et il reconnut en lui-même qu’il y avait une barbare cruauté et une criante injustice à refuser de croire que le prisonnier fût un homme sincère et honnête, avant que, comme moyen de découvrir son innocence, il lui eût allongé les nerfs et disjoint les membres ainsi qu’à son fils. « Je n’ai pas de pierre de touche, » se disait-il intérieurement, « pour distinguer le vrai du faux ; Bruce et ses adhérents guettent une occasion… il a certainement équipé les galères qui étaient à l’ancre à Rachrin pendant l’hiver. Et en outre cette histoire de Greenleaf, relativement aux armes qu’on se serait procurées pour une nouvelle insurrection, coïncide étrangement avec l’apparition de ce sauvage habitant des bois que nous avons rencontré à la chasse. Enfin tout tend à prouver qu’il se trame quelque chose que mon devoir est de prévenir. Je ne négligerai donc aucune circonstance qui pourra permettre de concevoir des espérances ou des craintes ; mais plût à Dieu que je pusse m’éclairer à toute autre source, car je ne saurais croire qu’il soit légitime de tourmenter ces malheureuses et peut-être ces honnêtes créatures. » Il sortit donc de la bibliothèque en murmurant un mot à Greenleaf touchant le prisonnier.

Il avait atteint la porte extérieure de l’appartement, et ses satellites avaient déjà mis la main sur le vieillard, lorsque celui-ci se mit à rappeler sir de Walton, le priant de revenir pour un seul instant.

« Qu’avez-vous à dire, monsieur ? lui demanda le gouverneur ; hâtez-vous, car j’ai déjà perdu trop de temps à vous écouter : c’est pourquoi je vous conseille, dans votre propre intérêt… — Et moi je vous conseille, dans le vôtre, sir John de Walton, interrompit le ménestrel, de bien réfléchir avant de persister dans la résolution où vous êtes, résolution qui pourra vous attirer des châtiments plus rigoureux qu’il n’est possible de les imaginer. Si vous faites tomber un cheveu de la tête de ce jeune homme, si vous osez même permettre qu’on lui impose aucune privation qu’il est en votre pouvoir d’empêcher, c’est à vous-même que vous préparez les douleurs les plus vives et les plus cuisantes. J’en jure par tout ce que notre sainte religion a de plus sacré ; j’en prends à témoin ce saint Sépulcre dont je fus le visiteur indigne : je ne dis que la vérité, et vous vous montrerez un jour reconnaissant du rôle que je joue aujourd’hui. Il est de mon intérêt, aussi bien que du vôtre, de vous tenir en possession de ce château, quoiqu’assurément je sache des choses qui le concernent et qui vous concernent aussi, sir John, mais que je ne puis dire sans le consentement de ce jeune homme. Apportez-moi seulement un billet de sa main, où il marque qu’il consent à ce que je vous mette dans notre secret, et, croyez-moi, vous verrez bientôt tous les nuages qui nous enveloppent se dissiper : jamais pénible incertitude ne se sera plus vite changée en joie, jamais nuage chargé de tonnerre n’aura plus promptement fait place aux rayons du soleil.

Il parlait avec tant de chaleur, qu’il fit quelque impression sur sir John de Walton ; et celui-ci se trouva plus embarrassé que jamais.

« Je serais charmé, dit le gouverneur, de pouvoir atteindre mon but en n’usant que des plus doux moyens qui soient en mon pouvoir ; et je ne tourmenterai ce pauvre jeune homme qu’autant que votre obstination et la sienne m’y contraindront. Cependant, songez, sire ménestrel, que mon devoir m’impose des obligations, et, si j’y manque pour un jour, il conviendra que vous fassiez tous les efforts qui seront en votre puissance pour me payer de mon indulgence. Je vous permettrai d’écrire un mot à votre fils, et j’attendrai sa réponse avant de chercher à éclaircir autrement cette affaire, qui paraît fort mystérieuse. En attendant, si vous avez une âme à sauver, je vous conjure de dire la vérité : les secrets dont vous semblez être le trop fidèle dépositaire regardent-ils les projets de surprise que méditent Douglas, Bruce et tant d’autres contre ce château ? »

Le prisonnier réfléchit un moment, puis il répliqua : « Je sais, sire chevalier, à quelles terribles conditions vous est confié le commandement de cette forteresse, et s’il était en mon pouvoir de vous prêter assistance, comme ménestrel loyal et comme fidèle sujet, soit de la main, soit de la langue, je me sentirais porté à le faire. Bien loin d’être venu ici jouer le rôle que vos soupçons me donnaient, j’aurais pu vous annoncer d’une manière certaine que Bruce et Douglas avaient réuni leurs partisans pour leur signifier qu’ils renonçaient à toute tentative de révolte, et qu’ils partaient pour la Terre-Sainte, sans l’apparition de cet habitant des forêts qui, je l’ai entendu dire, vous a bravé durant la chasse. Tout me donne à croire que quand un partisan si résolu et un vassal si dévoué de Douglas était assis sans crainte parmi vous, son maître et ses camarades ne pouvaient être à une grande distance. Jusqu’à quel point ses intentions étaient-elles amicales ? Je vous en laisse le juge. Seulement veuillez croire que vos chevalets, vos genouillères, vos tenailles ne m’auraient pas extorqué des dénonciations ou des renseignements dans une querelle qui ne me regarde que peu ou point, si je n’avais désiré vous convaincre que vous avez affaire à un honnête homme qui a pris vos intérêts à cœur… Cependant, faites-moi donner ce qu’il faut pour écrire, ou rendez-moi mon papier, mes plumes et mon encre, car je possède à un assez haut degré les talents de ma profession ; et je ne désespère pas de pouvoir vous procurer une explication de ces merveilles avant qu’il soit long-temps. — Dieu veuille qu’il en soit ainsi, répliqua le gouverneur, quoique je ne voie guère comment je puis espérer cet heureux résultat : il me semble, au contraire, que je cours de grands risques eu montrant trop de confiance. Au reste, mon devoir m’ordonne en attendant de vous soumettre à une détention sévère. »

En parlant ainsi, il remit au prisonnier son encre et ses plumes que les archers avaient saisies dès leur arrivée, et donna ordre à ses satellites de lâcher le prisonnier.

« Il faut donc, dit Bertram, que je reste soumis à toutes les rigueurs d’une dure captivité ? Mais je consens à souffrir moi-même tous vos mauvais traitements, pourvu que je puisse vous empêcher d’agir avec un degré de témérité dont vous auriez toute votre vie à vous repentir, sans jamais pouvoir expier votre faute. — N’ajoutez plus un mot, ménestrel, dit le gouverneur. Puisque j’ai pris mon parti, peut-être celui qu’il m’est le plus dangereux de prendre, essayons de la vertu de ce charme qui, dites-vous, doit me protéger, de même que l’huile jetée sur les flots courroucés peut, au dire des matelots, en calmer la fureur. »


CHAPITRE IX.

LE FOSSOYEUR.


· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Gare ! gare du moine noir ! Il conserve encore sa puissance, car il est encore de droit héritier de l’église, quoi que puisse dire la chanson. Amundeville est seigneur le jour ; mais le moine est seigneur la nuit, et ni vin ni bombance ne sauraient porter un vassal à contester les droits du moine.
Lord Byron. Don Juan, chant xvii.


Le ménestrel ne s’était pas vanté à tort du talent avec lequel il maniait la plume. En effet, aucun moine du temps n’aurait plus promptement expédié, plus proprement tourné, ni plus joliment écrit le peu de lignes qu’il adressa au jeune Augustin, fils de Bertram le ménestrel.

« Je n’ai ni plié, dit-il, ni attaché cette lettre avec un fil de soie ; car elle n’est pas conçue en termes qui puissent vous expliquer le mystère dont il s’agit, et, à vous parler franchement, je ne crois pas qu’elle puisse rien vous apprendre. Mais il peut vous être agréable de voir ce que la lettre ne contient pas, et de reconnaître qu’elle est écrite par une personne et à une personne qui toutes deux sont bien intentionnées envers vous et votre garnison. — C’est, dit le gouverneur, une ruse qu’on emploie aisément. On peut néanmoins conclure, quoique d’une manière peu positive, que vous êtes disposé à agir de bonne foi ; et, jusqu’à ce que le contraire soit prouvé, je regarderai comme de mon devoir de vous traiter avec toute l’indulgence que comporte cette affaire. En attendant, je vais me rendre moi-même à l’abbaye de Sainte-Brigitte, et interroger en personne le jeune prisonnier ; et, comme vous dites qu’il en a le pouvoir, je prie le ciel qu’il puisse avoir aussi la volonté d’éclaircir cette énigme, qui semble nous jeter tous dans la confusion. »

En parlant ainsi, il donna ordre de préparer son cheval, et pendant qu’on le préparait, il lut avec un grand calme la lettre du ménestrel. Elle était conçue dans les termes suivants :

« Mon cher Augustin,

« Sir John de Walton, gouverneur de ce château, a conçu contre nous les soupçons qui, comme je le prévoyais, devaient être la conséquence de notre voyage dans ce pays sans mission avouée. Moi, du moins, je suis arrêté, et l’on menace de recourir aux douleurs de la torture pour me faire avouer de force le motif de notre venue en cette contrée ; mais la torture dépouillera mes os de leurs chairs avant de me contraindre à violer mon serment. Le but de cette lettre est de vous apprendre le risque que vous courez de vous trouver dans une position semblable à la mienne, à moins que vous ne soyez disposé à me permettre de tout découvrir à sir John. Sur ce sujet vous n’avez qu’à exprimer un désir, et vous pouvez être certain qu’il sera fidèlement rempli par votre dévoué Bertram. »

Cette lettre ne jetait pas la moindre lumière sur le mystère qui enveloppait son auteur. Le gouverneur la lut plus d’une fois et la tourna dans tous les sens, comme s’il eût espéré par cette action mécanique tirer de la missive des informations qu’à la première vue les mots n’exprimaient pas ; mais comme il n’obtenait aucun résultat de ce genre, de Walton se rendit au vestibule où, ayant appris à sir Aymer de Valence qu’il s’absentait pour aller jusqu’à l’abbaye de Sainte-Brigitte, il le pria de vouloir bien se charger des fonctions de gouverneur pendant son absence. Sir Aymer répondit qu’il ne pouvait s’y refuser, et la mésintelligence qui régnait entre eux ne permit pas une plus ample explication.

Dès l’arrivée de sir John de Walton au couvent délabré, le supérieur tout tremblant se hâta de venir immédiatement recevoir le gouverneur de la garnison anglaise, en qui reposait pour le présent toute l’espérance de la maison, pour l’indulgence avec laquelle on traitait les religieux, ainsi que pour l’entretien et la protection qui leur étaient nécessaires dans des temps si dangereux. Ayant interrogé ce prêtre relativement au jeune homme qui séjournait dans le couvent, de Walton apprit qu’il avait été malade depuis que son père Bertram, le ménestrel, l’y avait laissé. Il semblait à l’abbé que sa maladie pouvait être de l’espèce contagieuse de celle qui, à cette époque, ravageait la frontière anglaise, et faisait des incursions en Écosse, où elle se propagea ensuite d’une manière effrayante. Après s’être entretenu quelque temps avec lui, sir John de Walton remit à l’abbé la lettre dont il était porteur, pour le jeune homme logé sous son toit. L’ayant remise à Augustin, le révérend père fut chargé par lui de faire au gouverneur anglais une réponse si hardie, qu’il était effrayé d’avoir à transmettre un pareil message : il s’agissait d’annoncer que « le jeune homme ne pouvait ni ne voulait recevoir en ce moment le chevalier anglais ; mais que, si celui-ci revenait le lendemain après la messe, il était probable qu’on pourrait lui apprendre les choses qu’il désirait connaître. — Ce n’est pas une réponse, dit sir John de Walton, qu’il convienne à un pareil bambin d’envoyer à un homme de mon importance, et il me semble, père abbé, que vous ne consultez guère votre sûreté personnelle en me transmettant un message aussi insolent. »

L’abbé tremblait sous les plis de son large vêtement d’étoffe grossière ; et de Walton, s’imaginant que son trouble était la conséquence d’une frayeur coupable, l’invita à se rappeler la soumission qu’il devait à l’Angleterre, les bienfaits qu’il avait reçus de lui-même, et les suites probables de sa faute, s’il était pour quelque chose dans l’insolence d’un jeune étourdi qui osait braver le pouvoir du gouverneur de la province.

L’abbé mit la plus vive anxiété à se disculper de ces accusations. Il jura sur son honneur que la réponse impertinente du jeune homme provenait de l’égarement que sa maladie avait opéré dans son cerveau. Il rappela au gouverneur que, comme chrétien et comme Anglais, il avait lui-même des égards à observer envers la communauté de Sainte-Brigitte, qui n’avait jamais donné au gouvernement anglais le moindre sujet de plainte. Tout en parlant, l’ecclésiastique semblait puiser du courage dans les privilèges attachés à son caractère. Il dit qu’il ne pourrait permettre qu’un enfant malade, qui s’était réfugié dans le sanctuaire de l’église, fût arrêté ni soumis à aucune espèce de contrainte, à moins qu’il ne fût accusé d’un crime spécial, susceptible d’être immédiatement prouvé. Les Douglas, cette race orgueilleuse, avaient toujours respecté le sanctuaire de Sainte-Brigitte, et il n’était pas à supposer que le roi d’Angleterre, fils obéissant et respectueux de l’Église de Rome, agirait avec moins de vénération pour les droits de cette Église, que les partisans d’un usurpateur, d’un homicide, d’un excommunié tel que Robert Bruce.

Walton fut fortement ébranlé par cette remontrance. Il savait que, vu l’esprit de l’époque, le pape exerçait une grande prépondérance dans toutes les controverses où il lui plaisait d’intervenir ; il savait que, même dans la contestation relative à la souveraineté de l’Écosse, Sa Sainteté avait élevé une prétention à ce royaume, prétention qui aurait pu l’emporter sur celles et de Robert Bruce et d’Édouard d’Angleterre, et il sentait que son monarque lui saurait peu de gré si par sa faute il fallait qu’il se brouillât encore avec l’Église : d’ailleurs il était aisé de placer une sentinelle de manière qu’Augustin ne pût s’échapper pendant la nuit ; et le lendemain au matin il serait encore aussi bien au pouvoir du gouverneur anglais que si on l’arrêtait de force sur-le-champ. Cependant sir John de Walton exerçait une telle autorité sur le supérieur qu’il l’engagea, en considération du respect qu’il aurait témoigné d’ici là pour le sanctuaire, à vouloir bien, lorsque cet espace de temps serait expiré, lui prêter l’assistance et le secours de son autorité spirituelle pour remettre le jeune homme entre ses mains, si celui-ci ne pouvait alléguer des preuves suffisantes en faveur de son innocence. Cet arrangement, qui permettait encore au gouverneur de se flatter que cette ennuyeuse affaire se terminerait d’une façon satisfaisante, le porta à ne point refuser le délai qu’Augustin avait plutôt exigé que sollicité.

« À votre requête, père abbé, car jusqu’à présent j’ai toujours trouvé en vous un homme vrai, j’accorderai au jeune homme la faveur qu’il demande, avant de le faire conduire en prison, pourvu qu’on ne lui permette pas de sortir du couvent ; et c’est vous qui m’en répondez. Mais, comme de juste, je vous délègue le pouvoir de faire marcher notre petite garnison d’Hazelside, à laquelle je vais moi-même envoyer un renfort dès mon retour au château, pour le cas où il serait nécessaire qu’elle vous prêtât main-forte. — Digne sire chevalier, répliqua le supérieur, je ne pense pas que l’humeur de ce jeune homme doive rendre nécessaire l’emploi de tout autre moyen que celui de la persuasion ; et j’ose dire que vous approuverez vous-même au plus haut degré la manière dont je m’acquitterai de cette commission. »

L’abbé voulut ensuite remplir les devoirs de l’hospitalité, énumérant les tristes provisions que la sévérité du cloître lui permettait d’offrir au chevalier anglais. Du reste, sir John refusa de prendre aucun rafraîchissement, dit poliment adieu à l’ecclésiastique, et n’épargna point son coursier jusqu’à ce que le noble animal l’eût amené devant le château de Douglas. Sir Aymer de Valence vint le recevoir sur le pont-levis, et lui annonça que tout était au château dans le même état qu’à son départ : seulement, il avait reçu avis qu’un détachement de douze ou quinze hommes se dirigeait sur la ville de Lanarck, et que, venant des environs d’Ayr, ils établiraient cette nuit leur quartier à l’avant-poste d’Hazelside.

« J’en suis charmé, répliqua le gouverneur, car j’allais envoyer du renfort à cet endroit. Ce jeune garçon, fils de Bertram le ménestrel, ou quel qu’il soit d’ailleurs, s’est engagé à répondre demain matin aux questions que je lui adresserai. Comme les soldats qu’on nous annonce suivent la bannière de votre oncle le comte de Pembroke, puis-je vous prier d’aller à leur rencontre et de leur donner ordre de rester à Hazelside jusqu’à ce que vous ayez de nouveau interrogé le jeune homme, qui a encore à éclaircir le mystère qui l’environne, et à répondre à une lettre que j’ai remise de ma propre main à l’abbé de Sainte-Brigitte ? J’avais usé de trop de ménagements dans cette affaire ; je compte que, grâce à vos soins, le jeune homme ne nous échappera pas, et vous l’amènerez ici avec tous les égards et toutes les attentions convenables, attendu que c’est un prisonnier de quelque importance. — Assurément, sir John, vos ordres seront exécutés, puisque vous n’en avez pas de plus importants à donner à homme qui a l’honneur de n’avoir que vous-même pour supérieur dans le château. — Pardon, sir Aymer, répliqua le gouverneur, si cette commission vous semble indigne de votre rang ; mais nous avons le malheur de ne pouvoir nous comprendre, lorsque nous cherchons cependant à être très intelligibles. — Mais qu’aurai-je à faire (et ce que j’en dis n’est pas pour vous contester votre autorité, mais seulement pour m’instruire), qu’aurai-je à faire si l’abbé de Sainte-Brigitte veut nous résister ? — Comment ! avec le détachement des hommes de lord Pembroke, vous commanderez à vingt soldats au moins, armés d’arcs et de lances, contre cinq ou six vieux moines qui n’ont que des robes et des capuchons. — C’est la vérité ; mais l’interdiction de l’Église et l’excommunication sont quelquefois, par le temps qui court, trop dures pour les cottes de mailles : ce serait à mon grand regret que je me verrais repoussé du sein de l’Église chrétienne. — Eh bien ! sachez donc, jeune homme rempli de soupçons et de scrupules, sachez que, si le fils du ménestrel ne se rend pas de son plein gré, l’abbé m’a promis de le remettre entre vos mains. »

Il n’y avait plus rien à répliquer, et de Valence, quoique se croyant encore inutilement dérangé par une petite commission qui n’en valait pas la peine, ne s’arma qu’à demi, comme faisaient toujours les chevaliers, lorsqu’ils sortaient de l’enceinte du château, et se mit en devoir d’exécuter les ordres de sir John. Deux ou trois cavaliers l’accompagnèrent, ainsi que son écuyer Fabian.

Il tomba vers le soir un de ces brouillards écossais qui, dit-on communément, ressemblent aux pluies des climats plus favorisés. La route devenait de plus en plus noire, les montagnes se couvraient de vapeurs de plus en plus épaisses, ce qui les rendait plus difficiles encore à traverser ; et toutes les petites incommodités, grâce auxquelles on ne pouvait parcourir ce district qu’avec lenteur et incertitude, étaient augmentées par la densité du brouillard qui enveloppait tous les objets.

Sir Aymer pressait de temps en temps le pas de sa monture ; et il lui arrivait ce qui arrive aux gens qui se trouvent déjà en retard : il rendait sa course plus lente par les efforts mêmes qu’il faisait pour l’abréger. Il s’imagina qu’il se rendrait plus directement à Hazelside en passant par la ville presque déserte de Douglas, dont les habitants avaient été si sévèrement traités par les Anglais dans le courant de ces guerres désastreuses, que la plupart des hommes capables de porter les armes s’étaient retirés dans différents cantons du pays. Cette place presque abandonnée était défendue par une palissade grossière et par un pont-levis plus grossier : cette entrée conduisait à des rues si étroites, que trois cavaliers de front y passaient avec peine. Tout cela laissait voir avec quelle rigueur les anciens seigneurs de ce bourg tenaient à leurs préjugés contre les fortifications, et à leur prédilection pour descendre dans la plaine, prédilection si vivement exprimée dans la devise bien connue de leur famille : « Mieux vaut entendre l’alouette chanter que la souris crier. » Les rues ou plutôt les ruelles étaient plongées dans une obscurité complète, sauf quand les rayons incertains de la lune qui commençait à se lever éclairaient de temps à autre quelque toit roide et étroit. On n’entendait aucun bruit d’industrie humaine, aucun bruit de joie domestique ; on ne voyait briller aux fenêtres des maisons ni feu ni lumière. L’ancienne ordonnance, connue sous le nom de couvre-feu, que le conquérant avait introduite en Angleterre, était alors en pleine vigueur dans les parties de l’Écosse que l’on croyait douteuses et capables de se révolter ; et il n’est pas besoin de dire que les anciennes possessions des Douglas étaient rangées dans cette dernière catégorie. L’église, dont l’architecture gothique était d’un superbe caractère, avait été attaquée par le feu, qui y avait fait tous les ravages possibles ; mais les ruines, qui restaient assemblées par le poids des énormes pierres dont elles se composaient, donnaient encore une idée suffisante de la grandeur d’une famille aux frais de laquelle l’édifice avait été construit, et dont les ossements, depuis un temps immémorial, avaient été déposés dans ses caveaux.

Donnant peu d’attention à ces restes d’une grandeur éclipsée, sir Aymer de Valence s’avançait à la tête de son petit détachement, et déjà il avait dépassé l’enceinte en ruines du cimetière de Douglas, lorsque, à sa grande surprise, le bruit du galop de son cheval parut être répété par celui d’un autre coursier qui remontait rapidement la rue comme venant à sa rencontre. Valence ne pouvait s’imaginer quelle était la cause de ces sons guerriers ; le retentissement et le cliquetis des armes devenaient distincts, et l’oreille d’un chevalier ne pouvait se méprendre au galop d’un cheval de bataille. La peine qu’on avait à empêcher les soldats de sortir la nuit de leur quartier aurait sans doute expliqué suffisamment la présence d’un fantassin courant les rues ; mais il était plus difficile de savoir comment un cavalier armé de pied en cap se trouvait là, car telle était l’apparition qui se montrait à l’extrémité d’une rue dont la pente était rapide : on l’apercevait à merveille, grâce à un brillant clair de lune. Peut-être ce guerrier inconnu put-il en même temps apercevoir Aymer de Valence et les hommes armés qui l’accompagnaient, du moins ils s’écrièrent tous deux : « Qui va là ? » phrase consacrée, et aussitôt la réponse d’une part de « Saint George ! » et de l’autre de « Douglas ! » éveillèrent les tranquilles échos de la petite rue délabrée et les voûtes silencieuses de l’église en ruines. Étonné d’un cri de guerre auquel se rattachaient tant de souvenirs, le chevalier anglais piqua son coursier et descendit au grand galop la route roide et périlleuse qui conduisait à la porte sud ou sud-est de la ville, et ce fut pour lui l’affaire d’un instant que de crier : « Holà ! Saint George ! poursuivez l’insolent coquin, vous tous à la porte ; Fabian, coupez-lui la retraite ! Saint George ! pour l’Angleterre ! En avant, l’arc et la lance ! en avant ! » En même temps sir Aymer de Valence mettait en arrêt sa longue lance qu’il avait arrachée aux mains de son écuyer. Mais le clair de lune avait brillé un instant, puis disparu, et quoique de Valence sentît bien que le guerrier ennemi n’avait point assez de place pour éviter son choc, néanmoins il ne pouvait diriger son coup que par simple supposition, et continuait à galoper dans l’obscure descente au milieu de pierres éparses et d’autres obstacles, sans atteindre de sa lance l’objet de sa poursuite. Bref il parcourut au grand galop, mais souvent forcé de s’interrompre, une descente d’environ cinquante ou soixante toises, sans avoir aucune raison de supposer qu’il eût dépassé la figure qui lui avait apparu : la rue était si étroite qu’il ne pouvait l’avoir rencontré sans le toucher, à moins que cheval et cavalier ne se fussent dissipés comme une bulle d’air, au moment de la rencontre. Cependant les soldats qui galopaient derrière sir Aymer étaient frappés d’une espèce de terreur surnaturelle qu’une multitude d’aventures singulières attachait pour la plupart d’entre eux au nom de Douglas ; et quand le chevalier parvint à la porte qui terminait cette rue difficile, il n’était plus suivi que par Fabian : toutes les suggestions de la peur n’avaient pu empêcher ce brave écuyer d’entendre la voix de son cher maître.

Il y avait en cet endroit un poste d’archers anglais qui commençaient à fuir, en proie aux plus vives alarmes, lorsque de Valence et son page arrivèrent au milieu d’eux : « Coquins ! s’écria de Valence, pourquoi n’étiez-vous pas en faction ? quel est l’individu qui tout à l’heure a passé ici en poussant le cri des traîtres : « Douglas ! » — Nous ne savons ce que vous voulez dire, répliqua le commandant du poste. — C’est-à-dire, infâmes coquins, que vous aviez trop bu et que vous dormiez. »

Les hommes protestèrent du contraire, mais d’une manière si confuse, qu’ils ne parvinrent pas à dissiper les soupçons de sir Aymer. Il demanda à grands cris des lanternes, des torches et des flambeaux ; et le peu d’habitants restés dans la ville commencèrent à se montrer, quoique avec répugnance, apportant tout ce qu’ils se trouvaient avoir en fait de matériaux propres à donner de la lumière. Ils écoutèrent avec surprise le récit du jeune chevalier anglais, et quoiqu’il leur fût confirmé par tous les hommes de sa suite, ils ne parurent ajouter aucune foi à cette histoire : de leur côté, les Anglais, pour une raison ou pour une autre, ne souhaitaient pas en venir à une querelle avec les habitants de l’endroit, sous prétexte qu’ils avaient reçu de nuit dans leur ville un partisan de leur ancien seigneur. Ceux-ci protestèrent donc qu’ils étaient innocents de la cause de tout ce tumulte, et tâchèrent de paraître actifs à courir de maison en maison et de coin en coin avec leurs torches, pour découvrir le cavalier invisible. Si d’une part les Anglais les soupçonnaient de trahison, de l’autre les Écossais s’imaginaient que toute cette affaire n’était qu’un prétexte inventé par le jeune chevalier afin de porter une accusation contre les citoyens. Cependant les femmes, qui commençaient alors à sortir de leurs maisons, trouvèrent, pour résoudre le problème de cette apparition, une clef qui, à cette époque, était jugée suffisante pour faire cesser toute espèce de mystère. « Le diable, disaient-elles, doit nécessairement s’être montré d’une manière visible parmi eux : » explication qui s’était déjà présentée à l’esprit des compagnons de sir Aymer. En effet, qu’un homme vivant et un cheval, tous deux, à ce qu’il semblait, d’une taille gigantesque, pussent être évoqués en un clin-d’œil et apparaître dans une rue gardée d’un bout par les meilleurs archers et de l’autre par les cavaliers que commandait Valence lui-même, c’était, à ce qu’il paraissait, une chose tout-à-fait impossible. Les habitants n’osaient pas exprimer tout haut leur pensée sur un tel incident, et s’indiquaient seulement les uns aux autres, par un mot qu’ils échangeaient à la dérobée, le plaisir secret qu’ils ressentaient en voyant la confusion et l’embarras de la garnison anglaise. Néanmoins ils continuaient toujours d’affecter un grand zèle et de prendre beaucoup d’intérêt, tant à l’aventure qui était arrivée à de Valence qu’au désir qu’il manifestait de connaître la cause de cette alarme.

Enfin, une voix de femme se fit entendre par dessus cette Babel de sons confus, disant : « Où est le chevalier anglais ? je suis sûre de pouvoir lui dire où il trouvera la seule personne capable de le tirer d’embarras. — Et quelle est cette personne, bonne femme ? » dit Aymer de Valence qui s’impatientait de plus en plus en voyant le temps qu’il perdait à une recherche passablement ennuyeuse et même ridicule. En même temps la vue d’un partisan des Douglas, armé de pied en cap, dans leur ville natale, semblait comporter de trop sérieuses conséquences pour qu’il laissât passer cet incident sans découvrir le fond de l’affaire.

« Approchez, dit la voix de femme, et je vous nommerai la seule personne qui puisse vous expliquer les aventures de ce genre qui arrivent dans ce pays. » À ces mots, le chevalier prit une torche des mains de ceux qui étaient près de lui, et l’élevant en l’air, découvrit la personne qui parlait, une grande femme, qui évidemment faisait tous ses efforts pour se faire apercevoir. Lorsqu’il se fut approché d’elle, cette femme lui communiqua d’un ton grave et sentencieux ce qu’elle avait à lui dire.

« Nous avons eu jadis dans ce pays des savants qui auraient deviné toutes les paraboles qu’on aurait pu leur proposer. Et si vous-même, messieurs, n’avez pas aussi le talent de les expliquer, ce n’est pas à moi d’en décider : en tout cas, un bon conseil n’est plus si facile à donner dans ce pays que du temps des Douglas, et peut-être n’est-il pas sûr de prétendre conseiller sagement. — Bonne femme, s’écria de Valence, si vous voulez me donner l’explication de ce mystère, je vous promets un beau manteau de drap gris. — Ce n’est pas moi, répliqua la vieille femme, qui prétends posséder les connaissances qui peuvent être utiles ; mais je voudrais être certaine que l’homme dont je vais vous confier le nom n’aura aucun mal à redouter de vous : sur votre honneur d’homme et de chevalier, me le promettez-vous ? — Assurément, répondit de Valence ; un tel individu recevra même des remercîments et une récompense si ces renseignements sont sincères : bien plus, il obtiendra son pardon s’il a prêté l’oreille à de dangereuses manœuvres ou trempé dans quelque complot. — Lui ? oh que non ! Je veux vous parler du vieux père Powheid, qui est chargé du soin des muniments… (voulant dire, sans doute, des monuments) c’est-à-dire de la partie que vous avez, vous autres Anglais, laissée debout. Je vous parle du vieux fossoyeur de l’église de Douglas, qui peut conter sur les anciens seigneurs, dont Votre Honneur ne doit pas même se soucier d’entendre les noms, plus d’histoires que nous n’en pourrions écouter d’ici à Noël. — Quelqu’un, s’écria le chevalier, sait-il ce que veut dire cette vieille femme ? — Je présume qu’elle parle, répondit Fabian, d’un vieux radoteur qui est, je pense, l’arbitre universel concernant l’histoire et les antiquités de cette vieille ville, aussi bien que de la sauvage famille qui y demeurait peut-être avant le déluge. — Et, j’ose le dire, répliqua le chevalier, ce savant en connaît autant que les habitants eux-mêmes sur la matière dont il s’agit ! Mais où est cet homme ? n’est-il pas fossoyeur ? Il peut connaître certaines cachettes qu’on pratique souvent dans les édifices gothiques, et savoir quels sont les gens qui viennent s’y réfugier. Allons, ma bonne vieille dame, conduisez-moi vers cet homme ; ou, ce qui peut être mieux, je vais y aller tout seul, car nous avons déjà perdu trop de temps. — De temps ! répliqua la vieille. Votre Honneur fait-il donc attention au temps ? À coup sûr, c’est tout au plus si j’en ai assez pour veiller aux intérêts de mon corps et de mon âme. Mais vous n’êtes pas loin de la maison du vieillard. »

Elle se mit alors à lui montrer le chemin, trébuchant contre des tas de décombres, et heurtant contre tous les obstacles qui interceptaient le passage dans la rue en ruines, tandis qu’elle éclairait le chemin. Sir Aymer, donnant son cheval à un homme de sa suite, et ordonnant à Fabian de se tenir prêt à répondre au premier signal, la suivit en marchant aussi vite que la lenteur de sa conductrice le lui permettait.

Tous deux se plongèrent bientôt dans les restes de la vieille église, toute ruinée par les dégâts qu’y avait causés une soldatesque grossière, et tellement remplie de décombres, que le chevalier s’étonnait que la vieille femme pût se frayer un passage. Elle ne cessait pas de parler tandis qu’elle avançait en trébuchant. Parfois elle appelait d’une voix criarde : « Powheid ! Lazare Povheid ! » Puis elle marmottait entre ses dents : « Oui, oui, le vieillard est occupé à remplir quelqu’un de ses devoirs, comme il dit ; je m’étonne qu’il s’en acquitte dans des temps comme ceux-ci. Mais n’importe, je parie qu’ils lui dureront toute sa vie, et toute la mienne : au reste, ces temps, le Seigneur nous protège ! autant que je puis voir, sont encore assez bons pour ceux qui y vivent. — Êtes-vous sûre, bonne femme, répliqua le chevalier, qu’il y ait âme vivante dans ces ruines ? Pour moi, je serais plutôt tenté de croire que vous me conduisez vers un charnier de morts. — Peut-être avez-vous raison, » dit la vieille avec un infernal sourire ; « les voûtes sépulcrales et les charniers conviennent bien aux vieilles gens des deux sexes ; et quand un vieux fossoyeur demeure près des morts, en bien ! comme vous savez, il vit au milieu de ses pratiques… Holà ! hé ! Powheid ! Lazare Powheid ! voici un gentilhomme qui veut vous parler ; et, » ajouta-t-elle avec une sorte d’emphase, « un noble gentilhomme anglais, un des honorables de la garnison ! »

On entendit alors le pas d’un vieillard qui avançait, mais si lentement que la lumière vacillante qu’il tenait à la main brilla sur les murs en ruines quelque temps avant de montrer la personne qui la portait.

L’ombre du vieillard se projeta aussi sur la muraille éclairée avant qu’on pût l’apercevoir lui-même. Ses vêtements étaient fait en désordre, attendu qu’il avait précipitamment quitté son lit ; car depuis que la lumière artificielle leur était défendue par les règlements de la garnison, les habitants de la ville de Douglas passaient à dormir le temps qu’il leur était impossible d’utiliser d’aucune manière. Le fossoyeur était un grand homme sec, amaigri par les ans et par les privations ; son corps était courbé par suite de son occupation habituelle de creuser des fosses, et son œil s’abaissait naturellement vers le lieu de ses travaux. Sa main soutenait un flambeau, ou plutôt une petite lampe, qu’il tourna de manière à éclairer le visage de l’étranger ; en même temps il laissa voir au jeune chevalier les traits de l’homme en face duquel il se trouvait ; et ces traits, quoique ni beaux ni agréables, étaient imposants, subtils et vénérables ; ils portaient un certain air de dignité, que l’âge et même la simple pauvreté peuvent donner parfois, attendu qu’il en résulte cette dernière et mélancolique espèce d’indépendance propre aux gens dont la situation peut à peine, par aucun moyen imaginable, être rendue pire que ne l’ont déjà faite les années et la fortune. L’habit de frère lai ajoutait à son extérieur une sorte de caractère religieux.

« Que me voulez-vous, jeune homme ? dit le fossoyeur. Votre air de jeunesse et vos gais vêtements indiquent une personne qui n’a besoin de mon ministère ni pour elle-même ni pour d’autres. — Je suis, il est vrai, répliqua le chevalier, un homme vivant, et en conséquence je n’ai pas besoin que la pioche ou la pelle travaille pour moi ; je ne suis pas, comme vous voyez, vêtu de deuil, et en conséquence je ne viens point réclamer votre office pour un ami ; mais je voudrais vous adresser quelques questions. — Il faut nécessairement vouloir ce que vous voulez, puisque vous êtes à présent un de nos maîtres, et, comme je pense, un homme puissant, répliqua le fossoyeur. Suivez-moi par ici dans ma pauvre habitation. J’en ai eu une meilleure dans mon temps : néanmoins, le ciel le sait, celle-ci est assez bonne pour moi, lorsque bien des gens de plus grande importance sont réduits à se contenter d’une demeure encore plus chétive. »

Il ouvrit une porte basse qui fermait, quoique grossièrement, l’entrée d’un appartement voûté, où il paraissait que le vieillard avait, loin du monde des vivants, établi sa misérable et solitaire demeure. Le sol, composé de larges dalles, réunies ensemble avec un certain soin, et çà et là couvertes de lettres et d’hiéroglyphes comme si elles avaient jadis servi à distinguer des sépulcres, était assez bien balayé : un feu qui brûlait à l’autre extrémité de la chambre dirigeait sa fumée par un trou qui servait de cheminée. La pioche et la pelle, ainsi que d’autres instruments dont fait usage le chambellan de la mort, gisaient épars dans l’appartement, et, avec deux ou trois escabelles grossières et une table, pour la confection desquelles quelque main inexpérimentée s’était probablement acquittée du travail d’un menuisier, formaient presque tout l’ameublement, si nous y ajoutons le lit de paille du vieillard, placé dans un coin, et tout en désordre comme si l’on venait de le quitter. Vers l’extrémité de la chambre qui faisait face à la porte, la muraille était presque entièrement recouverte par un large écusson semblable à ceux qu’on suspend d’ordinaire sur les tombes des personnages de haut rang, présentant les quartiers d’usage au nombre de soixante chacun, convenablement blasonnés et différents les uns des autres, placés, comme ornements, autour du champ principal des armoiries.

« Asseyons-nous, dit le vieillard, cette posture permettra mieux à mes oreilles affaiblies de comprendre ce que vous avez à me dire, et l’asthme qui me travaille me fera moins souffrir et me permettra de vous répondre plus aisément. »

En effet, une toux bruyante, sèche et asthmatique attestait la violence de la maladie dont il venait de parler, et le jeune chevalier suivit l’exemple de son hôte en s’asseyant au coin du feu sur une des méchantes escabelles. Le vieillard alla prendre dans un coin de la chambre un tablier plein de morceaux de planches brisées, dont quelques unes étaient recouvertes de drap noir, ou marquetées de clous noirs aussi, ou même dorés.

« Vous reconnaîtrez que ce nouvel aliment est nécessaire à mon feu, dit le vieillard, pour conserver un certain degré de chaleur dans cet appartement délabré ; en outre, les exhalaisons cadavéreuses dont cette voûte pourrait se remplir si on laissait le feu s’éteindre, ne sont pas indifférentes pour les membres de gens délicats et bien portants comme Votre Seigneurie, quoique je m’y sois habitué, moi. Ces planches vont finir par s’enflammer, quoiqu’il faille un certain temps pour que l’humidité de la tombe soit vaincue par l’air plus sec et par la chaleur de la tourbe. »

En effet, les reliques sépulcrales dont le vieillard avait rempli son âtre commencèrent par degrés à produire une épaisse vapeur onctueuse qui jeta enfin de la lumière, et, la flamme montant jusqu’à l’ouverture par où s’échappait la fumée, répandit un air moins sombre dans le triste appartement. Les différentes pièces du large écusson reçurent et renvoyèrent les rayons de lumière avec tout l’éclat que pouvait produire un si lugubre objet : tout l’appartement enfin s’anima d’une gaîté fantastique, étrangement mêlée aux idées sombres que ses ornements étaient propres à produire dans l’esprit.

« Vous êtes surpris, dit le vieillard, et peut-être, sire chevalier, n’avez-vous encore jamais vu ces restes de la mort servant à rendre l’habitation des vivants plus commode qu’elle ne l’aurait été autrement. — Commode ! » répliqua le chevalier de Valence en haussant les épaules ; « je serais fâché, vieillard, de savoir que j’eusse un chien aussi mal logé que vous l’êtes, vous dont pourtant les cheveux gris ont vu de meilleurs jours. — Peut-être oui, répondit le fossoyeur, peut-être non ; mais ce n’était pas, je le suppose, concernant ma propre histoire que Votre Seigneurie paraissait disposée à m’adresser quelques questions : je prendrai donc la liberté de vous demander sur quoi vous venez me consulter. — Je vais vous parler franchement, et vous reconnaîtrez tout de suite qu’il me faut une réponse courte et claire. Je viens de rencontrer dans les rues de ce village un individu que m’a montré un rayon furtif de la lune, et qui a eu l’audace de déployer la bannière et de pousser le cri de guerre des Douglas ; même, si je puis en croire mes yeux qui ne l’ont vu qu’un instant, ce hardi cavalier avait les traits et le teint noir qui distinguent Douglas. On m’a envoyé vers vous comme vers une personne qui est à même de m’expliquer cette circonstance extraordinaire ; car, en ma qualité de chevalier anglais, et comme engagé au service du roi Édouard, je suis particulièrement tenu de l’éclaircir. — Permettez-moi d’établir une distinction. Les Douglas des premières générations sont mes proches voisins, et suivant mes superstitieux concitoyens, ce sont mes amis et mes visiteurs : je puis prendre sur ma conscience d’être responsable de leur conduite, et empêcher qu’aucun des vieux barons qui forment, dit-on, les racines de ce grand arbre généalogique, ne revienne troubler par son cri de guerre les villes ou villages du pays natal : non, aucun d’eux ne brandira au clair de lune l’armure noire qui s’est depuis long-temps rouillée sur leurs tombeaux.


Ces braves chevaliers ne sont plus que poussière ;
La rouille a dévoré leur lance meurtrière ;
Et, sans doute du ciel remplissant les desseins,
Leurs âmes ont gagné la demeure des saints[17].


Promenez vos regards dans cette enceinte, sire chevalier : vous avez au dessus et autour de vous les hommes dont nous parlons. Au dessous de nous, dans un petit caveau qui n’a point été ouvert depuis le temps où ces cheveux raies et grisonnants étaient épais et bruns, repose le premier homme que je puis nommer comme célèbre parmi tous ceux de cette illustre race. C’est lui que le Thane d’Athol désignait au roi d’Écosse sous le nom de Sholto Dhuglass, ou Homme noir couleur de fer, dont les efforts avaient gagné la bataille pour son prince légitime, et qui, suivant la légende, donna son nom à notre vallée et à notre ville, quoique d’autres disent que cette famille emprunta le nom de Douglas de la rivière ainsi appelée depuis un temps immémorial, avant qu’ils se fussent établis sur ses bords. Ses descendants, Gachain ou Hector Ier, Orodh ou Hugues, William, premier de ce nom, et Gilmaour, qui fournit le sujet de plus d’un chant de ménestrel, par les exploits qu’il accomplit sous l’oriflamme de Charles-le-Grand, empereur des Français : tous sont venus ici s’endormir de leur dernier sommeil, et leur mémoire n’a pas tout entière échappé aux ravages du temps. Nous connaissons quelque chose de leurs grandes actions, de leur grande puissance, hélas ! et de leurs grands crimes. Nous savons aussi quelque chose d’un lord Douglas qui siégea dans un parlement tenu à Forfar par le roi Malcolm Ier : or, nous avons découvert que telle était sa fureur de courre le cerf, qu’il se construisit dans la forêt d’Ettrick une tour qui peut-être existe encore. — Excusez-moi, vieillard, dit le chevalier, mais je n’ai pas le temps aujourd’hui d’entendre réciter la généalogie de la maison de Douglas. Une moins ample matière fournirait à un ménestrel qui aurait l’haleine longue de quoi parler pendant tout un mois du calendrier, y compris les dimanches et les fêtes. — Quels autres renseignements pouvez-vous donc attendre de moi, répliqua le fossoyeur, si ce n’est ceux qui concernent ces héros, dont quelques uns ont été installés par moi-même dans cet éternel repos qui sépare à jamais les morts des occupations de ce monde ? Je vous ai dit où dormait cette famille jusqu’au règne du royal Malcolm ; je puis vous indiquer encore un autre caveau où repose sir John de Douglas-Burn, avec son fils lord Archidald, et un troisième William, connu par un contrat avec lord Albernethy ; enfin je puis vous parler de celui à qui appartient justement cet écusson avec tout son entourage de splendeur et de gloire. Portez-vous envie à cet illustre seigneur, que je n’hésiterais pas, si la mort pouvait entendre, à nommer mon honorable patron ; et avez-vous dessein de déshonorer ses restes ? Ce sera une bien pauvre victoire ; et il ne convient ni à un chevalier ni à un noble de remporter une pareille victoire sur un mort contre qui, de son vivant, peu de chevaliers auraient dirigé leurs chevaux de bataille. Il combattit pour défendre son pays, mais n’eut pas la bonne fortune de la plupart de ses ancêtres, de mourir au milieu des combats. La captivité, la maladie, le chagrin que lui causaient les malheurs de son pays lui ont donné la mort dans une prison et sur un sol étranger. »

Là, l’émotion du vieillard devint si vive qu’il fut forcé de s’interrompre, et le chevalier anglais ne put poursuivre son interrogatoire du ton sévère que lui commandait son devoir.

« Vieillard, dit-il, je ne vous demande point ces détails, qui ne peuvent m’être qu’inutiles, aussi bien qu’ils vous sont pénibles à vous-même. Vous ne faites que votre devoir en rendant justice à votre ancien seigneur ; mais vous ne m’avez pas encore expliqué pourquoi j’ai rencontré dans cette ville, et cette nuit même, il n’y a pas une demi-heure, un individu armé, reconnaissable au teint noir des Douglas, qui a poussé leur cri de guerre comme pour insulter à ceux qui les ont vaincus. — On ne peut assurément, répliqua le fossoyeur, exiger de moi que j’explique une pareille aventure : dirais-je que les craintes naturelles des Anglais évoqueront toujours l’ombre des Douglas lorsqu’ils passeront en vue de leurs sépulcres ? Il me semble d’ailleurs que, par une nuit pareille, le plus beau cavalier du monde aurait eu le teint basané de cette famille ; et je ne m’étonnerais pas que leur cri de guerre, qui fut jadis poussé par des milliers de braves, fût sorti par hasard aujourd’hui de la bouche d’un seul champion. — Vous êtes bien hardi, vieillard, repartit le chevalier anglais ; considérez-vous que votre vie est en mon pouvoir, et qu’il peut en certain cas être de mon devoir d’infliger la mort avec des tortures qui font horreur à l’humanité ? »

Le vieillard se leva lentement à la lueur du feu qui flambait de manière à laisser voir ses traits maigris, semblables à ceux que les peintres donnent à saint Antoine du désert ; et montrant du doigt la faible lampe qu’il avait posée sur la table grossière, il s’adressa ainsi à l’homme qui l’interrogeait, avec une apparence de calme absolu, et même avec une sorte de dignité.

« Jeune chevalier d’Angleterre, vous voyez cet ustensile destiné à répandre la lumière sous ces sombres voûtes… il est aussi fragile que peut être toute lampe dont la flamme est produite par l’élément ordinaire renfermé dans un petit vase de fer. Il est sans doute en votre puissance de la mettre hors de service en la brisant et en l’éteignant. Menacez-la d’une telle destruction, sire chevalier ; et voyez si vos menaces inspireront la moindre peur à l’élément ou au fer. Sachez que vous ne pouvez rien de plus contre le faible mortel que vous menacez d’une destruction semblable. Il vous est loisible de dépouiller mon corps de la peau dont il est maintenant recouvert ; mais quoique mes nerfs puissent se contracter par la force de la douleur pendant cette opération cruelle, elle ne produira point sur moi plus d’effet que le chasseur n’en produit sur un cerf dont il déchire les membres, quand une flèche l’a auparavant percé au cœur. Mon âge me met à l’abri de votre cruauté : si vous ne m’en croyez pas, appelez vos agents et commencez vos tortures : ni menaces ni supplices ne parviendront à m’arracher des choses que je ne veux pas vous dire de ma propre volonté. — C’est pour vous jouer de moi, vieillard, répondit de Valence. À vous entendre, il semblerait que vous soyez instruit des mouvements de ces Douglas, et cependant vous refusez de me mettre dans votre secret. — Vous allez bientôt savoir, reprit le vieillard, tout ce qu’un pauvre fossoyeur peut vous apprendre ; et ces communications ne vous apprendront rien de nouveau sur les vivants, quoiqu’elles puissent vous faire mieux connaître mes propres domaines, qui sont ceux des morts. Les esprits des Douglas décédés ne reposent pas en paix dans leurs tombes pendant qu’on déshonore leurs monuments et que leur antique maison s’écroule. Croire qu’à la mort tous les membres d’une famille passent dans les régions de la félicité éternelle ou de la misère qui ne doit pas finir, la religion ne nous le permet pas ; et dans une race que distinguèrent tant de triomphes et de prospérités terrestres, nous devons supposer qu’il se trouva beaucoup d’hommes qui ont été justement condamnés à un temps intermédiaire de punition. Vous avez détruit les temples qu’avaient bâtis leurs descendants pour rendre le ciel favorable au salut de leurs âmes ; vous avez réduit au silence les prières et troublé les cœurs par la médiation desquels la piété enfants tâchait d’apaiser la colère céleste et d’éteindre les feux expiatoires. Pouvez-vous donc vous étonner que des esprits livrés aux tortures, ainsi privés des secours qui leur étaient destinés, ne sachent plus, comme l’on dit, reposer dans leurs tombes ? Pouvez-vous donc vous étonner qu’ils se montrent et viennent errer plaintif autour des lieux où la prière que vous avez bannie sollicitait pour eux sans relâche le pardon et le repos ? Êtes-vous même surpris que des squelettes guerriers interrompent vos marches nocturnes, que des fantômes insaisissables viennent troubler vos conseils, et s’opposer autant qu’ils le peuvent aux hostilités que vous vous faites gloire de continuer à la fois contre les morts et contre tout ce qui survit à votre cruauté ? — Vieillard, répliqua Aymer de Valence, tu ne peux croire que je recevrai pour réponse une histoire pareille ; fiction trop grossière pour avoir la vertu d’endormir un écolier qui souffre d’un mal de dents. Cependant, et j’en remercie le ciel, il ne m’appartient pas de prononcer sur ton sort ; mon écuyer et deux hommes d’armes vont t’emmener captif vers le digne sir John de Walton, gouverneur du château et de la vallée, afin qu’il prononce à ton égard comme bon lui semblera ; et il n’est pas homme à croire aux apparitions et aux ombres qui sortent du purgatoire… Holà ! hé ! Fabian, par ici ! et amène avec toi deux archers de la garde. »

Fabian, qui attendait à l’entrée de l’édifice en ruine, y pénétra donc alors : grâce à la lumière que répandait la lampe du fossoyeur et au son de la voix de son maître, il parvint jusque dans le singulier appartement du vieillard, dont l’étrange décoration n’inspira point au jeune homme moins de surprise que d’horreur.

« Prends deux archers avec toi, Fabian, dit le chevalier de Valence, et, avec leur assistance, conduis ce vieillard, à cheval ou dans une litière, devant le digne sir John de Walton ; dis-lui ce que nous avons vu, ce dont tu as été témoin comme moi : ce vieux fossoyeur, que je lui envoie pour qu’il l’interroge avec sa sagesse supérieure, semble en savoir plus qu’il n’est disposé à en dire sur le cavalier-spectre qui nous est apparu, quoiqu’il se borne à répondre, quand je lui adresse des questions, que c’est l’esprit de quelque vieux Douglas échappé du purgatoire, conte auquel sir John de Walton ajoutera telle foi qu’il voudra. Tu peux ajouter que, pour ma part, je crois ou que le fossoyeur a perdu la tête de vieillesse, d’indigence et d’enthousiasme, ou qu’il n’est pas étranger au complot qui se trame parmi les gens du pays ; tu peux encore dire que je n’userai pas de beaucoup de cérémonie à l’égard du jeune homme codifié aux soins de l’abbé de Sainte-Brigitte ; il y a quelque chose de suspect dans ce qui se passe actuellement autour de nous. »

Fabian promit d’exécuter fidèlement les ordres du chevalier, qui, le prenant à l’écart, lui recommanda en outre de se conduire avec circonspection dans cette affaire : car il ne devait pas oublier que le gouverneur ne paraissait point faire grand cas de son jugement ni de celui de son maître ; et il leur serait extrêmement désagréable de commettre une bévue dans une affaire où il s’agissait peut-être de la sûreté du château. — Ne craignez rien, mon digne maître, répliqua le jeune homme. Je vais en premier lieu retrouver un air pur, et en second un bon feu, deux échanges fort agréables contre ce cachot rempli de vapeurs suffocantes et d’exécrables odeurs. Vous pouvez être sûr que je ne perdrai pas de temps : je serai bientôt de retour au château de Douglas, en marchant même avec tous les égards convenables pour les os de ce vieillard. — Traite-le humainement, reprit le chevalier ; puisque toi, vieillard, tu es insensible à toute menace de danger personnel, songe que si l’on te surprend à biaiser avec nous, ton châtiment sera peut-être plus sévère que tous les supplices du corps. — Pouvez-vous donc administrer la torture à l’âme ? dit le fossoyeur. — Oui, pour toi, répondit le chevalier, nous le pouvons… Nous détruirons tous les monastères, tous les établissements religieux fondés pour le repos des âmes des Douglas, et nous ne permettrons aux ecclésiastiques de demeurer ici qu’à la condition de prier pour l’âme du roi Édouard Ier, de glorieuse mémoire, le malleus Scottorum ; et si les Douglas sont privés des avantages spirituels qu’ils retirent des prières et des services qu’on célèbre à tous ces autels, ils pourront s’en prendre à ton obstination. — Une pareille vengeance, » répliqua le vieillard du ton hardi et hautain qu’il avait pris dès le commencement, « serait plus digne des démons infernaux que de véritables chrétiens. »

L’écuyer leva la main sur lui, le chevalier le retint. « Épargne-le, Fabian, dit-il, il est bien vieux, et peut-être insensé… Et vous, fossoyeur, souvenez-vous que la vengeance dont je vous menace serait également dirigée contre une famille dont les membres ont été les soutiens obstinés du rebelle excommunié qui assassina Comyn-le-Roux dans la haute église de Dumfries[18]. »

En parlant ainsi, Aymer sortit des ruines, trouvant son chemin avec quelque peine… Il prit son cheval qu’il rencontra à l’entrée, recommanda de nouveau à Fabian de se conduire avec prudence, et, en passant par la porte du sud-ouest, donna les ordres les plus rigoureux de faire bonne garde, tant par des patrouilles que par des sentinelles, ajoutant qu’on devait s’être négligé pendant la première partie de la nuit. Les hommes du poste murmurèrent une excuse, mais d’un air si confus qui semblait dire que ce n’était pas trop à tort qu’on les réprimandait.

Sir Aymer poursuivit alors sa route vers Hazelside, sa suite se trouvant diminuée de Fabian et des deux cavaliers. Après une course rapide mais longue, le chevalier mit pied à terre devant la maison de Thomas Dickson, où il trouva le détachement venu d’Ayr, qui était arrivé avant lui et avait déjà établi ses quartiers. Il envoya un des archers annoncer à l’abbé de Sainte-Brigitte et à son jeune hôte qu’il allait se rendre au couvent, prévenant en même temps l’archer qu’il eût à veiller sur le dernier, jusqu’à ce qu’il arrivât lui-même à l’abbaye, ce qui ne serait pas long.


CHAPITRE X.

LE PÈLERIN.


Quand le rossignol chante les bois devenus verts, les feuilles, le gazon et les fleurs d’avril, tout s’enflamme en moi ; et l’amour qui s’empare de mon cœur le presse si vivement, que mon sang bout nuit et jour, que mon cœur ne me laisse pas de repos.
Manuscrit cité par Warton.


Sir Aymer de Valence, suivant son archer de près, ne fut pas plus tôt arrivé au couvent de Sainte-Brigitte qu’il manda l’abbé devant lui. Le saint personnage se présenta avec l’air d’un homme qui aime ses aises, et qui vient d’être inopinément arraché de la couche où il goûtait un bienheureux repos, par l’ordre d’un individu auquel il ne croit pas pouvoir impunément désobéir, et à qui il ne déguiserait pas sa mauvaise humeur s’il l’osait.

« Il se fait tard, dit-il, pour que Votre Honneur vienne encore du château ici. Puis-je savoir la cause qui vous amène après la détermination si récemment prise avec le gouverneur ? — J’espère, répliqua le chevalier, que vous n’êtes point déjà instruit de ce motif, père abbé : on soupçonne (et j’ai moi-même vu cette nuit des choses qui confirment ces soupçons) que certains des vieux entêtés de ce pays s’occupent encore de manœuvres coupables qu’ils dirigent contre le château ; et je viens ici, père, pour voir si, en reconnaissance des nombreuses faveurs que vous avez reçues du monarque anglais, vous ne mériterez pas sa bonté et sa protection en nous aidant à découvrir les desseins de ses ennemis. — Assurément si, » répliqua le père Jérôme d’une voix troublée, « très indubitablement, tout ce que je puis savoir est à vos ordres… en supposant que je sache quelque chose dont la communication puisse vous être utile. — Père abbé, reprit le chevalier anglais, quoiqu’il soit téméraire à moi d’oser répondre dans ces temps d’un homme qui a le Nord pour patrie, j’avoue néanmoins que je vous considère comme un fidèle sujet du roi d’Angleterre, et je souhaite bien sincèrement que vous persistiez dans votre fidélité. — Et l’on m’y encourage singulièrement ! répliqua l’abbé ; on m’arrache à minuit de mon lit par un temps froid comme il en fut jamais, pour subir l’interrogatoire d’un chevalier, qui peut-être est le plus jeune de son très honorable ordre, qui ne veut pas me dire le sujet de ses questions, mais me retient sur ce pavé froid jusqu’à ce que, suivant l’opinion de Celse, la goutte, qui est cachée dans mes pieds, puisse remonter à mon estomac ; et alors bonsoir à mon titre d’abbé et à vos interrogations pour toute l’éternité. — Bon père, dit le jeune homme, la nature des temps doit vous enseigner à être patient. Rappelez-vous que je n’éprouve aucun plaisir à m’acquitter des fonctions que je remplis en ce moment, et que si une insurrection avait lieu, les rebelles, qui vous en veulent passablement pour avoir reconnu le monarque anglais, vous pendraient à votre propre clocher pour servir de pâture aux corbeaux. Que si vous avez fait votre paix avec les insurgés par quelque convention privée, le gouverneur anglais, qui têt ou tard finira par l’emporter, ne manquera pas de vous traiter comme rebelle envers son souverain. — Il peut vous sembler, mon noble fils, » répondit l’abbé dont le trouble augmentait toujours, « que je sois déjà pendu aux cornes de votre dilemme : néanmoins, je vous assure que si on m’accuse de conspirer avec les rebelles contre le roi d’Angleterre, je suis prêt, pourvu que vous me donniez le temps d’avaler une potion recommandée par Celse dans le cas périlleux où je me trouve, à répondre avec la plus parfaite sincérité à toutes les questions que vous pouvez m’adresser sur ce sujet. »

En parlant ainsi, il appela un moine qui l’avait aidé à se vêtir, et, lui remettant une grosse clef, lui murmura quelque chose à l’oreille. La coupe qu’apporta le moine était d’un tel volume qu’il fallait que la potion de Celse fût administrée en bien grande quantité, et l’odeur forte qu’elle répandit dans l’appartement fit soupçonner au chevalier que la médecine pouvait bien ne consister qu’en ce qu’on appelait alors de l’eau distillée, préparation connue dans les monastères quelque temps avant que ce secret inappréciable fut parvenu jusqu’aux laïques. L’abbé, que n’épouvantèrent ni la force ni la quantité de la boisson, l’avala avec ce qu’il aurait lui-même appelé un sentiment de consolation et de jouissance, et sa voix devint encore plus grave : il déclara qu’il se sentait admirablement réconforté par la médecine, et prêt à répondre aux questions qui pourraient lui être adressées par son jeune ami.

« À présent, dit le chevalier, vous savez, père, que les étrangers qui voyagent dans ce pays doivent être les premiers objets de nos soupçons et de nos recherches. Quelle est, par exemple, votre opinion sur le jeune homme appelé Augustin, fils, ou se disant tel, d’un individu nommé Bertram le ménestrel, et demeurant depuis quelques jours dans votre couvent ? »

L’abbé entendit cette question avec des yeux qui exprimaient sa surprise de l’entendre sortir de la bouche de sir Aymer.

« En vérité, répondit-il, je pense que c’est un jeune homme qui, autant que je puis le connaître, possède un naturel excellent, beaucoup de loyauté et une grande religion, enfin tout ce à quoi je devais m’attendre, à en juger par l’estimable personnage qui l’a confié à mes soins. »

Après cette réponse, l’abbé salua le chevalier, comme s’il eût pensé qu’une pareille repartie lui donnait un grand avantage sur son adversaire et réduisait celui-ci au silence pour toutes les questions qu’il aurait pu lui faire sur le même sujet. Il fut probablement fort étonné quand sir Aymer répliqua de la manière suivante :

« Il est bien vrai, père abbé : c’est moi-même qui vous ai recommandé ce bambin comme un jeune homme d’un caractère inoffensif, et à l’égard duquel il ne serait pas nécessaire d’employer la vigilance sévère parfois requise en pareille circonstance ; mais les preuves qui me paraissent démontrer l’innocence de ce jeune garçon n’ont pas semblé satisfaisantes à mon supérieur et à mon commandant ; et c’est par son ordre que je viens ici vous interroger. Vous devez comprendre qu’il s’agit d’une importante affaire, puisque nous venons vous troubler encore une fois et à une heure si indue.

— Je puis seulement protester de mon innocence, et par mon ordre et par le voile de sainte Brigitte, répliqua l’abbé (l’esprit de Celse paraissant se retirer de son disciple) : quelque mal qu’il puisse y avoir dans cette affaire, j’ignore absolument tout ; on ne pourrait rien m’arracher par les tenailles et les autres instruments de torture. Quelque signe de déloyauté qu’ait pu manifester ce jeune homme, je n’ai rien aperçu, moi, bien que j’aie sévèrement examiné sa conduite. — Sous quel rapport ? et quel est le résultat de vos observations ? — Ma réponse sera sincère et franche. Le jeune homme a consenti au dépôt d’un certain nombre de couronnes d’or, nullement pour payer l’hospitalité de l’église de Sainte-Brigitte, mais simplement… — Allez, père, vous ne pouvez pas achever, attendu que le gouverneur et moi nous savons bien à quel prix les moines de Sainte-Brigitte exercent leur hospitalité. De quelle manière cette hospitalité a-t-elle été reçue par le jeune garçon ? voilà ce qu’il est plus utile de demander. — Avec une extrême douceur, une excessive indulgence, noble chevalier. D’abord, il est vrai, j’avais craint que mon hôte ne fût un peu exigeant, car sa libéralité envers le couvent était de telle nature qu’elle pouvait l’encourager, et même jusqu’à un certain point l’autoriser à vouloir être mieux traité que nous ne l’aurions pu faire. — Auquel cas vous auriez eu la douleur de rendre une partie de l’argent que vous aviez reçu. — C’eût été une manière d’arranger les choses contraire à nos vœux. Ce qui est payé au trésor de la Sainte ne peut, suivant notre règle, être restitué sous aucun prétexte. Mais, noble chevalier, il n’a été question de rien de semblable : une croûte de pain blanc et une écuelle de lait, voilà tout ce qu’il fallait pour nourrir ce pauvre jeune homme pendant un jour, et ç’a été mon inquiétude particulière pour sa santé qui m’a disposé à faire mettre dans sa cellule un lit plus doux et une couverture meilleure que ne le permettent les règles de notre ordre. — Maintenant, écoutez bien ce que j’ai à vous dire, sire abbé, et répondez-moi franchement. Quelles ont été les relations de ce jeune homme avec les personnes du couvent, avec les gens du dehors ? Interrogez votre mémoire sur ce point, et que votre réponse soit précise, car la sûreté de votre hôte et la vôtre même en dépendent. — Aussi vrai que je suis chrétien, je n’ai rien remarqué qui puisse servir de fondement aux soupçons de Votre Seigneurie. Le jeune Augustin, contrairement à l’usage des jeunes gens qui ont été élevés dans le monde, comme je l’ai souvent observé, montrait une préférence marquée pour la compagnie des sœurs que renferme le monastère de Sainte-Brigitte, négligeant celle des moines, mes frères, quoiqu’il se trouve parmi eux des hommes dont la conversation est fort agréable. — Une mauvaise langue pourrait expliquer le motif de cette préférence. — Non pas lorsqu’il s’agit des sœurs de Sainte-Brigitte, dont la plupart ont été complètement maltraitées par l’âge, ou dont la beauté a toujours été détruite par quelque malheur avant qu’elles aient été reçues dans la solitude de cette maison. »

Le bon père fit cette observation avec une espèce de gaîté intérieure qu’excita apparemment en lui l’idée que les nonnes de Sainte-Brigitte eussent pu conquérir, des cœurs par leurs charmes personnels, tandis que réellement leur laideur était notable et même étrange à faire mourir de rire. Le chevalier anglais, qui connaissait aussi les saintes femmes, ne put s’empêcher de sourire de son côté.

« J’admets, dit-il, que, si les pieuses sœurs ont pu charmer le jeune étranger, ce n’a pu être que par leurs souhaits bienveillants et leurs attentions à soulager ses souffrances. — Sœur Béatrix, » continua le père, reprenant sa gravité, » a effectivement reçu du ciel un véritable don pour faire les confitures et les caillés de lait au vin ; mais, après une enquête minutieuse, je n’ai pas trouvé que le jeune homme ait goûté de ces bonnes choses. Sœur Ursule, non plus, n’a pas été tant maltraitée par la nature que par les suites d’un accident ; mais Votre Honneur sait que quand une femme est laide, les hommes ne s’inquiètent guère de la cause de sa laideur. Je vais, avec votre permission, voir en quel état se trouve actuellement le jeune homme, et l’avertir qu’il ait à comparaître devant vous. — Je vous prie de le faire, et tout de suite, père, car il n’y a point de temps à perdre ; je vous conseille aussi sérieusement d’épier de la manière la plus stricte la conduite de cet Augustin : vous ne pouvez y mettre trop d’attention. Je vais attendre votre retour, et j’emmènerai le jeune homme au château ou le laisserai ici, suivant que les circonstances paraîtront l’exiger. »

L’abbé s’inclina, promit de faire son possible, et sortit de la chambre pour se rendre à la cellule du jeune Augustin, jaloux de satisfaire les désirs de Valence, qu’il regardait, par suite des circonstances, comme son patron militaire.

Son absence dura long-temps, et ce délai commençait même à inspirer des soupçons à sir Aymer, lorsque l’abbé revint, l’agitation et l’inquiétude écrites sur le visage.

« Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, » dit Jérôme avec un grand trouble ; « mais j’ai été moi-même retenu et vexé par des formalités inutiles et de sots scrupules de la part de ce méchant garçon. En premier lieu, entendant mes pas se diriger vers sa chambre, mon jeune homme, au lieu d’ouvrir la porte, ce qui n’aurait été qu’un égard dû à mes fonctions, tira au contraire un fort verrou intérieur ; et ce verrou, Dieu me pardonne ! a été mis dans sa cellule par ordre de sœur Ursule, afin que son sommeil pût être convenablement respecté. Je le prévins du mieux que je pus qu’il devait se rendre sans délai devant vous, et se préparer à vous accompagner au château de Douglas ; mais il ne voulut pas répondre un seul mot, sinon qu’il me recommandait de prendre patience, et il fallut bien m’y résigner, de même que votre archer que je trouvai en sentinelle devant la porte de la cellule, et se contentant de l’assurance que lui avaient donnée les sœurs qu’il n’y avait pas d’autre issue par où Augustin pût s’échapper. Enfin la porte s’ouvre, et mon jeune maître se présente complètement équipé pour son voyage. En vérité, je crois qu’une attaque récente de sa maladie a beaucoup affecté le jeune homme ; il se pourrait encore qu’il fût quelque peu hypocondre, qu’il fût tourmenté par la bile noire, espèce de mal qui trouble l’esprit, et qui parfois accompagne et indique la contagion ; mais à présent il est bien remis, et si Votre Seigneurie désire le voir, il attend vos ordres. — Amenez-le donc ici, dit le chevalier. » Et un espace considérable de temps s’écoula encore avant que l’éloquence de l’abbé, moitié grondant et moitié priant, eût décidé la jeune dame, qui était toujours déguisée, à venir au salon, où elle se présenta enfin avec un visage où l’on pouvait encore découvrir des traces de larmes, et avec la mine maussade d’un jeune garçon ou plutôt l’air réservé d’une jeune fille qui est déterminée à faire ce que bon lui semblera, et bien résolue à ne donner aucune raison de sa conduite. La précipitation qu’elle avait mise à s’habiller ne l’avait pas empêchée de disposer avec tout le soin possible le déguisement à l’aide duquel elle voulait se faire passer pour un pèlerin, de manière à se changer tout-à-fait et à bien cacher son sexe. Mais par politesse elle ne pouvait garder un grand chapeau rabattu sur sa tête, et elle laissa nécessairement voir sa figure plus qu’elle ne l’aurait voulu. Mais, quoique le chevalier pût contempler à son aise son joli minois, son visage néanmoins n’était pas tel qu’il dût trahir le rôle qu’elle avait adopté et qu’elle était résolue à jouer jusqu’à la fin. Aussi s’était-elle armée d’un degré de courage qui ne lui était pas naturel, et qu’elle entretenait peut-être par des espérances mal fondées. Dès l’instant où elle se trouva dans le même appartement que de Valence, elle prit des manières plus hardies et plus décidées.

« Votre Seigneurie, » dit-elle en s’adressant la première au jeune homme, « est chevalier d’Angleterre et possède sans doute les vertus qui conviennent à ce noble titre. Je suis un malheureux garçon, obligé, par des motifs que je dois tenir secrets, à voyager dans un pays dangereux, où je suis soupçonné, sans juste cause, de prêter la main à des complots et à des conspirations contraires à mon propre intérêt, dont mon âme même a horreur, et que je pourrais abjurer en toute sûreté, appelant sur ma tête tous les châtiments dont nous menace notre religion, et renonçant à toutes les promesses qu’elle nous fait dans le cas où j’aurais participé à de tels desseins par pensées, par paroles ou par actions. Néanmoins, vous qui ne voulez pas croire à cette protestation solennelle, vous allez agir contre moi comme si j’étais un criminel, et en le faisant je dois vous prévenir, sire chevalier, que vous commettrez une grande et cruelle injustice. — Je tâcherai d’éviter ce malheur, répliqua sir Aymer, en laissant le soin de cette affaire à sir John de Walton, gouverneur du château, qui décidera quelle conduite il faut tenir : en ce cas, mon seul office sera de vous remettre entre ses mains, au château de Douglas. — Est-ce donc là votre dessein ? — Assurément, sinon je serais responsable d’avoir négligé mon devoir. — Mais si je m’engage à vous dédommager de vos pertes par une somme d’argent considérable, par une vaste étendue de terre… — Ni trésors ni terres, en supposant que vous en ayez à votre disposition, ne sauraient réparer la perte de l’honneur ; et d’ailleurs, jeune homme, comment me fierais-je à vos promesses si mon ambition était telle qu’elle pût m’engager à écouter de semblables propositions ? — Faut-il donc alors que je me prépare à vous suivre sur-le-champ au château de Douglas, et à comparaître devant sir John de Walton ? — Jeune homme, il faut qu’il en soit ainsi, et si vous tardez plus long-temps à consentir à cette démarche, je me verrai contraint à vous emmener de force. — Et quelles seront pour mon père les conséquences de tout ceci ? — Elles dépendront absolument de la nature de vos aveux et des siens : vous avez tous deux bien des choses à dire, comme le prouvent les termes de la lettre que sir John vous a apportée ; et, je vous l’assure, mieux vaudrait avouer tout de suite que courir les chances d’un nouveau retard : nous ne pouvons souffrir qu’on se joue davantage de nous ; et croyez-moi, votre sort sera entièrement déterminé par votre franchise et votre sincérité. — Je vais donc me préparer à vous suivre dès que vous m’en donnerez l’ordre ; mais la cruelle maladie dont j’ai souffert ne m’a point tout-à-fait quitté, et le père Jérôme, qui possède de vastes connaissances en médecine, vous assurera lui-même que je ne puis marcher sans péril pour mes jours : depuis l’instant où je suis entré dans ce couvent, j’ai toujours refusé de prendre de l’exercice, lorsque la bienveillance de vos soldats d’Hazelside m’en offrait l’occasion, de peur d’introduire la contagion parmi vos gens. — Le jeune homme dit vrai, ajouta l’abbé : les archers et les hommes d’armes sont plus d’une fois venus inviter ce pauvre garçon à partager leurs jeux militaires ou à les divertir peut-être par ses chants et sa musique ; mais il a toujours refusé, et je pense fermement que ce sont les effets de sa maladie qui l’ont empêché d’accepter une invitation si séduisante à son âge, et surtout dans un lieu qui doit sembler aussi triste à un jeune homme élevé dans le monde. — Pensez-vous donc, révérend père, répliqua de Valence, qu’il y ait véritablement du danger à emmener cette nuit le jeune homme au château, comme j’en avais le dessein ? — Je crois, répondit l’abbé, que ce danger existe en effet, non seulement en ce que le voyage peut occasioner une rechute, mais aussi en ce que très probablement vous introduiriez la contagion dans votre honorable garnison, attendu qu’on n’aurait pris aucune des mesures nécessaires ; car c’est dans les rechutes plutôt que dans la première violence de la maladie qu’elle paraît être plus contagieuse. — Alors, reprit le chevalier, il faudra vous résoudre, mon ami, à partager votre chambre avec un archer qui y montera la garde. — Je ne puis refuser, dit Augustin, pourvu que mon malheureux voisinage n’expose pas la vie de ce pauvre soldat. — Il fera aussi bien son devoir, répliqua l’abbé, en se tenant en dehors à la porte de l’appartement ; et si ce jeune homme peut dormir tranquille, ce qu’empêcherait la présence d’une sentinelle dans sa chambre, il n’en sera que mieux en état de vous accompagner demain matin. — Eh bien, soit ! dit Aymer ; mais vous êtes sûr que nous ne lui facilitons pas ainsi les moyens de s’échapper ? — L’appartement, reprit l’abbé, n’a d’autre issue que celle qui est gardée par votre archer ; mais pour vous satisfaire davantage, je fermerai la porte devant vous. — Soit donc, dit le chevalier de Valence ; ensuite j’irai moi-même me coucher sans quitter ma cotte de mailles, et faire un somme jusqu’à ce que l’aurore me rappelle à mon devoir ; et alors, Augustin, il vous faudra être prêt à m’accompagner au château de Douglas. »

Dès la pointe du jour, les cloches du couvent appelèrent les habitants et les habitantes de Sainte-Brigitte aux prières du matin. Quand ce devoir fut rempli, le chevalier demanda son captif. L’abbé le conduisit à la porte d’Augustin ; la sentinelle qui y était postée, munie d’une longue pertuisane, dit n’avoir pas entendu le moindre bruit dans la chambre de toute la nuit ; l’abbé frappa donc à la porte, mais il ne reçut aucune réponse ; il cogna encore plus fort, mais un silence parfait régnait toujours en dedans.

« Qu’est-ce à dire ! s’écria le révérend supérieur ; mon jeune malade est certainement tombé en syncope ; il s’est évanoui ! — Je souhaite, dit le chevalier, qu’il ne se soit pas évadé plutôt ; accident dont nous serions responsables vous et moi, puisque, rigoureusement parlant, notre devoir était de ne pas le perdre de vue et de le garder étroitement jusqu’au jour… — J’espère que Votre Seigneurie, répliqua l’abbé, prévoit seulement un malheur que je ne puis croire possible. — C’est ce que nous verrons bientôt, répondit le chevalier ; » et élevant la voix de manière à être entendu à l’intérieur : « Apportez des leviers et des marteaux, et faites voler cette porte en éclats sans tarder un seul instant. »

La force de sa voix et le ton sévère dont il parlait amenèrent bientôt autour de lui tous les frères de la maison, ainsi que deux ou trois archers de sa suite qui s’occupaient déjà à seller leurs chevaux. Le mécontentement du jeune chevalier se manifestait par la rougeur qui lui montait au visage, et par la manière sèche dont il répéta l’ordre d’enfoncer la porte. Il fut promptement obéi, quoiqu’il fallût un grand déploiement de forces ; et tandis que les éclats retombaient dans la chambre, de Valence s’y précipita, l’abbé l’y suivit : mais la cellule du prisonnier était vide, de sorte que leurs soupçons les plus fâcheux se trouvèrent confirmés.


CHAPITRE XI.

EXPLICATION.


Où est-il ? Les entrailles de la terre l’ont-elles englouti ? ou bien s’est-il évanoui comme quelque fantôme aérien qui redoute l’approche du matin et le jeune soleil ? ou s’est-il plongé dans les ténèbres cimmériennes, est-il passé au delà du cercle de la vue pour se mêler aux ombres de la nuit ?
Anonyme.


La disparition du jeune homme dont le déguisement et le destin ont pu, nous l’espérons, exciter l’intérêt de nos lecteurs, exige quelques explications avant que nous revenions aux autres personnages de cette histoire.

Lorsque, la veille au soir, Augustin avait été pour la seconde fois reconduit à sa cellule, le moine et le jeune chevalier de Valence avaient vu la porte se refermer sur lui, et même ils l’avaient entendu tirer en dedans le verrou qui avait été mis à sa requête par sœur Ursule ; car la jeunesse d’Augustin, son extrême beauté, ou plutôt ses souffrances et sa tristesse lui avaient concilié les affections de la sœur.

Aussitôt donc que le malheureux Augustin fut rentré dans sa chambre, il s’entendit saluer à voix basse par la bonne religieuse. Pendant son absence, elle s’était glissée dans la cellule et cachée derrière le petit lit qui s’y trouvait. Elle s’avança vers le jeune homme en lui témoignant vivement la joie qu’elle éprouvait de son retour. Une infinité de petites attentions, des branches de buis et d’autres arbres toujours verts, seuls ornements de la triste saison, montraient le soin de ces saintes femmes à décorer la cellule de leur hôte, Les félicitations de la sœur Ursule témoignèrent de l’intérêt qu’on prenait à son sort ; et tout indiquait en même temps que la religieuse possédait en partie le secret de l’étranger.

Tandis que le jeune Augustin et la sœur s’entretenaient ainsi avec confiance, la différence extraordinaire de leurs figures et de leur extérieur aurait vivement frappé quiconque serait devenu témoin de leur entrevue. La robe noire de pèlerin que portait la femme déguisée ne formait pas un contraste plus frappant avec le costume de laine blanche porté par la religieuse de Sainte-Brigitte, que le visage de la nonne, sillonné de plusieurs horribles cicatrices, et privé d’un œil, avec la belle physionomie d’Augustin, dont les regards se portaient avec un air de confiance et même d’affection sur les traits étranges de sa compagne.

« Vous connaissez, dit le prétendu Augustin, la principale partie de mon histoire ; pouvez-vous et voulez-vous me prêter secours ? sinon je mourrai, ma chère sœur, plutôt que d’encourir la honte. Non, sœur Ursule, je ne serai point désignée par le doigt du mépris, comme la fille imprudente qui a tout sacrifié pour un homme dont l’attachement ne lui était pas assez prouvé. Je ne me laisserai pas traîner devant de Wallon, pour être forcée en sa présence, par la crainte de la torture, à m’avouer pour la femme en l’honneur de laquelle il défend le Château Dangereux. Sans doute il s’estimerait heureux d’unir sa main à celle d’une damoiselle dont la dot est si considérable ; mais qui peut dire s’il me traiterait avec ce respect que toute femme doit désirer, ou s’il me pardonnerait la hardiesse dont je me suis rendue coupable, lors même que les conséquences lui eussent été favorables. — Allons, ma fille, répondit la nonne, consolez-vous ; tout ce que je pourrai faire pour vous aider, je le ferai, soyez-en sûre ; mes ressources sont peut-être plus considérables que ma condition actuelle ne semblerait l’indiquer, et, croyez-moi, je les mettrai toutes en usage pour vous secourir. Il me semble entendre encore ce lai que vous nous chantiez, aux autres sœurs et à moi : seule, émue par des sentiments de même nature que les vôtres, j’ai su comprendre que c’était votre propre histoire. — Je suis encore surpris, reprit Augustin, d’avoir osé vous faire entendre un lai qui était réellement le récit de ma honte. — Hélas ! pouvez-vous parler ainsi ? contenait-il un seul mot qui ne ressemblât pas à ces aventures d’amour et de noble courage que les meilleurs ménestrels se plaisent à célébrer, et qui font à la fois sourire et pleurer les plus illustres chevaliers et les plus nobles dames ? Lady Augusta de Berkely, riche héritière aux yeux du monde, possédant une immense fortune en terres et en capitaux, devient pupille du roi par la mort de son père et de sa mère, et se trouve sur le point d’être donnée en mariage à un favori de ce roi d’Angleterre, que, dans les vallées de l’Écosse, nous n’avons pas scrupule d’appeler un tyran. — Je ne dois pas parler ainsi, ma sœur ; et pourtant la vérité est que le cousin de l’obscur Gaveston, à qui le roi voulait donner ma main, n’était ni par sa naissance, ni par son mérite, ni par sa fortune, digne d’une telle alliance. Cependant j’entendis parler de sir John de Walton, et je pris à sa réputation un intérêt d’autant plus vif que, riche, disait-on, sous tous les autres rapports, il était pauvre des biens de ce monde et des faveurs de la fortune. Je le vis, ce sir John de Walton, et une pensée qui s’était déjà offerte à mon imagination, me devint, après cette entrevue, plus familière et plus agréable. Il me sembla que si la fille d’une puissante famille anglaise pouvait donner avec sa main ces richesses que vante le monde, elle devait l’accorder avec justice et honneur pour réparer les fautes de la fortune à l’égard d’un brave chevalier tel que de Walton, et non pour raccommoder les finances d’un mendiant français, dont le seul mérite était sa parenté avec un homme généralement détesté dans toute l’Angleterre, excepté par notre aveugle monarque. — C’était là un beau dessein, ma fille ; quoi de plus digne d’un noble cœur, possédant richesses, rang, naissance et beauté, que de faire jouir de tous ces avantages la vertu pauvre, mais héroïque ? — Telle était mon intention, ma chère sœur ; mais peut-être ne vous ai-je pas suffisamment expliqué la manière dont je réalisai mon projet. D’après le conseil d’un ancien ménestrel de notre maison, le même qui est maintenant prisonnier à Douglas, je fis préparer un grand banquet la veille de Noël, et j’envoyai des invitations à tous les jeunes chevaliers d’illustre famille qui étaient connus pour passer leur vie à manier les armes et à chercher des aventures. Lorsque les tables furent desservies et que le festin fut terminé, Bertram, comme nous en étions convenus, reçut l’ordre de prendre sa harpe. Il chanta, et fut écouté avec l’attention due à un ménestrel de si haute renommée. Le sujet qu’il choisit était les variations de fortune de ce château de Douglas, ou, comme le poète l’appelait, du Château Dangereux. « Où sont les champions du fameux Édouard Ier, dit le ménestrel, lorsque le royaume d’Angleterre ne peut fournir un homme assez brave, ou assez habile dans l’art de la guerre, pour défendre un misérable castel contre les rebelles Écossais, qui ont juré de le reprendre sur les cadavres de nos soldats avant que l’année soit révolue ? Où sont les nobles dames dont les sourires savaient enflammer le courage des chevaliers de Saint-George ? Hélas ! le génie de l’amour et de la chevalerie est endormi par nous ; nos chevaliers se bornent à de misérables entreprises, et nos plus nobles héritières sont livrées à des étrangers, comme s’il n’y avait dans leur propre pays aucun chevalier digne d’elles ! » Le ménestrel se tut ; et je rougis de le dire moi-même, comme remplie d’enthousiasme par le chant du barde, je me levai et détachant de mon cou la chaîne d’or qui soutenait un crucifix particulièrement consacré, je fis vœu, toujours avec la permission du roi, d’accorder ma main et l’héritage de mes pères au brave chevalier qui, noble de naissance et d’origine, conserverait le château de Douglas au roi d’Angleterre pendant un an et un jour. Je m’assis, ma chère sœur, étourdie par les applaudissements que les convives donnèrent à mon prétendu patriotisme. Néanmoins un moment de silence régna parmi les jeunes chevaliers qu’on pouvait raisonnablement croire prêts à accepter cette offre, même au risque d’être embarrassés d’Augusta Berkely. — Honte à l’homme, dit sœur Ursule, qui aurait pu penser ainsi ! Ne prenez que votre beauté seule en considération : un vrai chevalier aurait dû s’exposer au péril de défendre vingt châteaux de Douglas, plutôt que de manquer cette occasion d’obtenir votre main. — Il est possible que plus d’un ait pensé ainsi, reprit le pèlerin ; mais on supposa que les bonnes grâces du roi seraient à jamais perdues pour ceux qui sembleraient empressés à contrarier sa royale volonté quant à la main de sa pupille. Néanmoins, et à ma grande joie, la seule personne qui profita de l’offre que j’avais faite fut sir John de Walton ; et comme son acceptation a été subordonnée à une clause « sauf approbation du roi, » j’espère qu’il n’a rien perdu dans la faveur d’Édouard. — Soyez-en convaincue, magnanime jeune fille, répliqua la nonne : il n’est pas à craindre que votre généreux dévouement nuise à votre amant dans l’esprit du roi d’Angleterre. Nous entendons quelquefois parler des choses du monde dans ce coin retiré du cloître de Sainte-Brigitte ; et le bruit court parmi les soldats anglais que le roi fut sans doute offensé en vous voyant mettre votre volonté en opposition avec la sienne, mais que, d’un autre côté, sir John de Walton était un homme d’une si brillante réputation, votre offre rappelait si bien une époque meilleure et non oubliée, que le roi ne pouvait, au commencement d’une guerre dangereuse, priver un chevalier errant de sa fiancée, s’il la conquérait convenablement par sa lance et son épée. — Ah ! chère sœur Ursule ! » soupira le pèlerin déguisé ; « mais quels ne sont pas les périls qu’il faut surmonter pour que notre amour parvienne enfin au but ! Tant que je demeurai dans mon château solitaire, nouvelles sur nouvelles vinrent m’alarmer sur les nombreux ou plutôt les constants dangers qui entouraient mon amant ; enfin, dans un moment de folie, je résolus de partir sous ce déguisement d’homme. Je voulais voir moi-même dans quelle situation se trouvait mon chevalier, pour me décider ensuite à prendre quelque moyen d’abréger son temps d’épreuve : la vue du château de Douglas, ou, pourquoi le nierais-je ? celle de sir John de Walton devait seule m’inspirer. Peut-être, ma chère sœur, ne vous est-il pas possible de comprendre combien j’étais tentée de renoncer à une résolution que j’avais prise dans l’intérêt de mon propre honneur et de celui de mon amant ; mais songez que cette résolution avait été dictée par un moment d’enthousiasme, et que la démarche à laquelle je me décidai était la conséquence assez naturelle d’un état d’incertitude, long, pénible, accablant, dont l’effet était d’affaiblir mon âme si exaltée autrefois par l’amour de mon pays, à ce qu’il me semblait, mais en réalité, hélas ! par des sentiments très passionnés et d’une nature bien plus personnelle. — Hélas ! » dit sœur Ursule, avec un profond intérêt, « croyez-vous donc que l’air de cette enceinte ait sur le cœur féminin la vertu de ces merveilleuses fontaines qui pétrifient, dit-on, les substances plongées dans leurs eaux ? Écoutez mon histoire, et jugez ensuite s’il en peut être ainsi d’une infortunée qui a tant de causes de chagrin. Ne craignez pas que nous perdions du temps : il faut laisser à nos voisins d’Hazelside le loisir de faire leurs arrangements pour la nuit avant que je puisse vous donner les moyens de vous évader ; vous aurez un guide sûr, de la fidélité duquel je réponds, pour diriger vos pas à travers ces bois et vous défendre en cas de danger, car il faut tout craindre dans ces jours de trouble. Il nous reste donc encore une heure avant que vous puissiez partir, et je suis convaincue que vous ne pouvez mieux employer ce temps qu’à écouter des malheurs trop semblables aux vôtres, produits également par une passion funeste, malheurs pour lesquels vous ne pouvez manquer de sympathie. »

La tristesse de lady Augusta put à peine l’empêcher de sourire du singulier contraste qu’offraient la hideuse figure de cette victime d’une tendre passion et la cause à laquelle elle imputait ses douleurs : mais ce n’était pas le moment de songer à des railleries qui eussent mortellement offensé la sœur de Sainte-Brigitte, dont elle avait si grand besoin de se concilier la bienveillance. Elle se prépara donc à écouter la religieuse avec une apparence de sympathie qui était la juste récompense de celle que lui avait témoignée sœur Ursule ; tandis que l’infortunée recluse, avec une agitation qui rendait sa laideur encore plus frappante, raconta presque à voix basse l’histoire suivante.

« Mes infortunes commencèrent long-temps avant que je m’appelasse sœur Ursule, et que je fusse renfermée comme novice dans ce cloître. Mon père était un noble normand qui, comme plusieurs de ses compatriotes, vint chercher et trouva fortune à la cour du roi d’Écosse. Il fut nommé à la place de shérif dans ce comté, et Maurice de Hattely ou Hautlieu était compté parmi les riches et puissants barons de l’Écosse. Pourquoi tairais-je que la fille de ce baron, alors appelée Marguerite de Hautlieu, se distinguait aussi entre les plus belles des nobles dames du pays ? Ce ne peut être une vanité blâmable qui me porte à vous l’apprendre, car vous auriez peine à soupçonner maintenant que j’aie pu autrefois avoir une sorte de ressemblance avec la charmante lady Augusta Berkely. Vers ce temps éclatèrent les malheureuses querelles de Bruce et de Baliol, qui ont fait si long-temps le malheur de ce pays. Mon père, déterminé dans le choix d’un parti par les riches parents qu’il avait à la cour d’Édouard, embrassa avec chaleur le parti anglais et devint un des plus fougueux partisans, d’abord de John Baliol, et ensuite du monarque anglais. Aucun des Anglo-Écossais, comme on appelait son parti, ne fut aussi zélé pour la Croix-Rouge, et aucun ne fut plus détesté par ceux de ses compatriotes qui suivirent l’étendard de Saint-André et du patriote Wallace. Parmi ces soldats du pays, Malcolm Fleming de Biggar était un des plus illustres par sa noble naissance, ses hauts talents et sa réputation de chevalier. Je le vis : cette femme horrible qui vous parle ne doit point rougir d’avouer qu’elle aima et qu’elle fut aimée par un des plus beaux jeunes hommes de l’Écosse. Notre attachement fut découvert par mon père presque avant que nous nous le fussions avoué l’un à l’autre, et il s’emporta violemment contre tous les deux. Il me plaça sous la surveillance d’une religieuse de cet ordre, et je fus enfermée dans ce couvent de Sainte-Brigitte : mon père n’eut pas honte de m’annoncer qu’il me ferait prendre le voile de force, à moins que je ne consentisse à épouser son neveu, élevé à la cour anglaise, dont il avait résolu de faire son héritier, n’ayant pas de fils pour porter le titre de baron de Hautlieu. Je ne fus pas longtemps à faire mon choix. Je protestai que je préférais mourir à recevoir tout autre époux que Malcolm Fleming. Mon amant ne fut pas moins fidèle ; il trouva moyen de me faire savoir qu’une certaine nuit il attaquerait le couvent de Sainte-Brigitte pour me rendre la liberté. Il voulait m’emmener au milieu des bois verdoyants dont Wallace était généralement appelé le roi. Mais vint une heure maudite, heure de folie et de fatalité… Je me laissai arracher par l’abbesse un secret qui devait lui paraître horriblement sacrilège. Je n’avais pas encore prononcé de vœux, et je pensais que Wallace et Fleming avaient sur tous les êtres les mêmes charmes que sur moi. L’artificieuse créature me fit croire facilement que sa loyauté envers Bruce était à l’abri de tout soupçon, et elle prit part au complot dont ma liberté était le but. L’abbesse promit de faire éloigner les gardes anglaises jusqu’à une certaine distance, et les troupes s’éloignèrent en effet, ou plutôt le feignirent. En conséquence, au milieu de la nuit fixée, la fenêtre de ma cellule, qui était au deuxième étage, fut ouverte sans bruit, et jamais mes yeux ne furent plus satisfaits que quand, déguisée et prête à fuir, portant même un costume de cavalier comme vous, belle lady Augusta, je vis Malcolm Fleming grimper dans mon appartement. Il se jeta dans mes bras. Mais en même temps mon père avec dix de ses hommes les plus robustes remplirent la chambre et poussèrent leur cri de guerre : « Baliol ! » Des coups furent aussitôt donnés et rendus de part et d’autre. Au milieu du tumulte une espèce de géant se distingua, même à mes yeux troublés, par l’aisance avec laquelle il terrassa et dispersa ceux qui s’opposaient à mon évasion. Mon père seul opposa une résistance qui manqua lui devenir fatale ; car Wallace, dit-on, pouvait à lui seul triompher des deux plus vaillants champions qui jamais tirèrent l’épée. Écartant de lui les hommes armés, comme une dame écarterait avec son éventail un essaim de mouches incommodes, il me prit d’un bras, se servit de l’autre pour nous protéger tous deux ; et je fus sur le point d’être descendue en sûreté par l’échelle dont mes libérateurs s’étaient aidés pour pénétrer du dehors dans ma cellule… Mais un malheur m’attendait là.

« Mon père, que le champion de l’Écosse avait épargné par égard pour moi, ou plutôt pour Fleming, gagna par la compassion et la bonté de son vainqueur un terrible avantage dont il profita sans remords. N’ayant que sa main gauche à opposer aux tentatives furieuses de mon père, Wallace, malgré toute sa force, ne put empêcher l’assaillant de renverser, avec toute la violence du désespoir, l’échelle qui portait sa fille. Le héros vit notre danger, et faisant un dernier effort de vigueur et d’agilité, il se précipita avec moi du haut de l’échelle, et alla tomber au delà des fossés du couvent, où nous aurions été infailliblement jetés sans ce violent effort. Le champion de l’Écosse échappa sain et sauf de cette tentative désespérée ; mais moi, qui tombai sur un tas de pierres et de décombres ; moi, fille désobéissante, je dirai presque religieuse parjure, je ne relevai d’une longue maladie que pour me trouver défigurée, telle que je suis maintenant devant vous. J’appris alors que Malcolm avait échappé dans le combat, et peu après m’arriva la nouvelle, nouvelle qui excita en moi une douleur moins vive peut-être qu’elle n’aurait dû l’être, que mon père avait péri dans une de ces innombrables batailles que se livrèrent les factions ennemies. S’il avait vécu, je me serais résignée jusqu’au bout à mon destin ; mais puisqu’il n’était plus, je pensai qu’il vaudrait encore mieux être mendiante dans les rues d’un village d’Écosse, qu’abbesse dans ce misérable couvent de Sainte-Brigitte ; et même le triste objet d’ambition que mon père avait coutume de me présenter lorsqu’il voulait me persuader d’embrasser l’état monastique, ne resta point long-temps à ma portée. La vieille abbesse mourut d’un froid qu’elle prit dans la soirée du combat ; et sa place, qui aurait pu devenir vacante jusqu’à ce que je fusse en état de la remplir, fut supprimée lorsque les Anglais jugèrent convenable de réformer, ainsi qu’ils disaient, la discipline de la maison : au lieu de laisser élire une nouvelle abbesse, ils ; y envoyèrent deux ou trois moines à eux dévoués, qui ont aujourd’hui le gouvernement absolu de la communauté, et n’en usent que suivant le bon plaisir des Anglais. Mais moi, qui ai eu l’honneur d’être défendue par les armes de Wallace, je ne resterai pas dans cette maison pour être conduite par cet abbé Jérôme. J’en sortirai, et j’espère ne manquer ni de parents ni d’amis qui procureront à Marguerite de Hautlieu un refuge plus convenable que le couvent de Sainte-Brigitte ; vous obtiendrez aussi votre liberté, ma chère Augusta, et vous ferez bien de laisser ici un billet qui informe sir John de Walton du dévoûment que son heureux destin vous a inspiré. — Votre intention, dit lady Augusta, n’est donc point de rentrer dans le monde ? Vous renoncerez donc à votre amant et à l’union qui devait faire votre bonheur commun. — C’est une question, ma chère enfant, répliqua sœur Ursule, que je n’ose m’adresser à moi-même, et je ne sais quelle réponse on pourrait y faire. Je n’ai point prononcé de vœux définitifs et irrévocables ; rien n’a changé ma position à l’égard de Malcolm Fleming. Quant à lui, il est mon fiancé en face du ciel : je suis sûre d’être toujours digne de lui, et de n’avoir sous aucun rapport mérité un manque de foi. Mais je vous avoue, ma chère lady Augusta, que des bruits très alarmants sont parvenus jusqu’à mes oreilles ; on dit que la nouvelle du fatal changement de tous mes traits a bien refroidi le cœur de Malcolm. Je suis pauvre maintenant, ajouta-t-elle avec un soupir, et je ne possède plus ces charmes personnels qui attirent l’amour et fixent la fidélité des hommes. Je m’efforce donc de penser, dans mes moments de ferme résolution, que tout est fini entre Fleming et moi, sauf la bienveillance que nous pourrons toujours garder l’un à l’égard de l’autre. Et néanmoins il y a encore dans mon cœur une voix qui me dit, en dépit de ma raison, que, si je pouvais croire ce que je dis en ce moment, rien au monde ne saurait me faire supporter la vie. Cette voix séduisante murmure au fond de mon âme contre ma raison et mon jugement, que Malcolm Fleming, qui pourrait tout sacrifier pour le service de son pays, ne peut nourrir dans une âme si généreuse ce défaut vulgaire des hommes grossiers. Il me semble que si le changement lui fût arrivé et non à moi, il ne perdrait rien à mes yeux pour être sillonné d’honorables cicatrices, reçues en combattant pour sa liberté ; mais ces blessures, dans mon opinion, ajouteraient même à son mérite, quoiqu’elles enlevassent de sa beauté physique. Il me vient parfois à l’esprit que Malcolm et Marguerite pourraient être encore l’un à l’autre tout ce qu’ils rêvèrent jadis avec tant de sécurité : un changement qui n’altère en rien l’honneur ni la vertu doit augmenter plutôt que diminuer les charmes de l’union. Regardez-moi, ma chère lady Augusta, regardez-moi en face, si vous en avez le courage, et dites-moi si je ne déraisonne pas lorsque mon imagination ose trouver naturel et probable ce qui est à peine possible. »

Lady Augusta de Berkely, voyant qu’il fallait s’y résoudre, leva ses yeux vers la malheureuse nonne, craignant de perdre toutes ses chances de délivrance par la manière dont elle se conduirait dans ce moment critique, et ne voulant pas néanmoins flatter la malheureuse Ursule en lui suggérant de trompeuses espérances. Mais son imagination, remplie des légendes merveilleuses de l’époque, lui rappela la Dame effroyable « du mariage de sire Gawain, » et elle tourna sa réponse de la manière suivante.

« Vous m’adressez, ma chère lady Marguerite, une embarrassante question, à laquelle il serait indigne d’une amie de ne pas répondre sincèrement, et très cruel de répondre avec légèreté. Il est vrai que la beauté est le plus précieux avantage aux yeux de beaucoup de femmes ; nous sommes flattées lorsque l’on vante nos charmes personnels, réels ou supposés ; et sans doute nous contractons l’habitude d’y mettre beaucoup plus d’importance qu’ils n’en méritent. Cependant on a vu des femmes qui, au jugement de leur propre sexe, et même de leur propre aveu, ne pouvaient avoir aucune prétention à la beauté, devenir, par leur esprit, leurs talents et leurs perfections, les objets du plus grand attachement. Pourquoi donc regarderiez-vous comme impossible que votre Malcolm Fleming fût fait de cette argile moins grossière qui méprise les attraits passagers des formes extérieures, en comparaison des charmes d’une véritable affection et de la supériorité des talents et de la vertu ? »

La nonne pressa sur son cœur la main de sa compagne, et poussant un profond soupir : « Je crains, dit-elle, que vous ne me flattiez, et néanmoins, dans un instant critique comme celui ci, la flatterie fait du bien : ainsi certains cordiaux, d’ailleurs dangereux pour la santé, peuvent être administrés sagement à un malade durant un paroxysme de douleur, et lui donner la force d’endurer du moins un mal qu’ils ne peuvent guérir. Répondez encore à une seule question, et il sera temps de terminer cet entretien. Vous-même, belle Augusta, à qui la fortune a donné tant de charmes, se pourrait-il que quelque chose au monde vous fît supporter avec patience la perte de vos avantages physiques, perte accompagnée, comme il n’est que trop probable pour moi, de celle de l’amant pour qui vous avez déjà tant fait ? »

La jeune Anglaise regarda une seconde fois son amie, et ne put s’empêcher de frissonner un peu à cette idée : Quoi ! sa jolie figure pouvait un jour être semblable à la physionomie déplorable de Marguerite de Hautlieu !

« Croyez-moi, » répondit-elle, en levant avec dignité ses regards vers le ciel, « même dans le cas que vous supposez, je ne m’affligerais pas tant pour moi-même que pour l’amant à idées étroites aussi follement attaché à des charmes que le temps doit tôt ou tard détruire. De quelle manière cependant, et jusqu’à quel point des personnes dont le caractère ne nous est pas pleinement connu peuvent-elles être affectées par de tels changements ? c’est ce que la Providence pourrait seule nous révéler. Je puis seulement vous assurer que j’espère avec vous, et qu’aucune difficulté ne se trouvera désormais sur votre passage, s’il est en mon pouvoir de l’en écarter… Écoutez ! — C’est le signal de notre liberté, » répliqua Ursule, prêtant l’oreille à un son qui ressemblait au cri d’un oiseau de nuit. « Il faut nous préparer à quitter le couvent sous peu de minutes. Avez-vous quelque chose à emporter ? — Rien, répondit lady Augusta de Berkely, sinon quelques bijoux que j’avais, à tout hasard, pris sur moi pour venir ici. Ce billet que je vais laisser donne à mon fidèle ménestrel le moyen de se tirer d’affaire en avouant à sir John de Walton quelle est réellement la personne qu’il avait en son pouvoir. — Il est étrange, dit la novice de Sainte-Brigitte, à travers quels labyrinthes extraordinaires l’amour, ce sentiment bizarre, conduit les personnes qui se vouent à lui. Prenez garde en descendant ; cette trappe, soigneusement cachée, mène à une porte secrète où nous attendent déjà des chevaux qui nous faciliteront les moyens de dire promptement adieu à Sainte-Brigitte ; que Dieu la protège elle et son couvent ! Nous ne pourrons voir clair que quand nous sortirons de ces corridors. »

Cependant sœur Ursule, s’il nous est permis de lui donner pour la dernière fois son nom monastique, changea sa large et longue robe contre un manteau et un capuchon plus étroit de cavalier. Elle conduisit sa compagne par divers passages habilement compliqués, jusqu’à ce que lady de Beikely, le cœur battant de crainte, revît la lumière pâle et douteuse de la lune, qui brillait sur les murailles grises de l’ancien édifice. L’imitation du cri d’un hibou les dirigea vers un grand orme voisin, et approchant de l’arbre, elles distinguèrent trois chevaux tenus par un homme : tout ce qu’elles purent voir de lui, c’est qu’il était grand, vigoureux, et portait le costume d’un homme d’armes.

« Plus tôt nous quitterons ces lieux, dit-il, mieux cela vaudra, dame de Hautlieu. Vous n’avez qu’à m’indiquer la route qu’il vous plaît de suivre. »

Marguerite répondit à demi-voix, et lui recommanda de marcher lentement et sans bruit pendant le premier quart d’heure ; au bout de ce temps ils devaient être loin de toute habitation.


CHAPITRE XII.

LE BILLET.


Grande fut la surprise du jeune chevalier de Valence et du révérend père Jérôme, lorsque, après avoir enfoncé la porte de la cellule, ils n’y aperçurent pas le jeune pèlerin ; d’après les vêtements qu’ils y trouvèrent, ils jugèrent avec raison que la pauvre novice, sœur Ursule, l’avait accompagné dans son évasion. Mille pensées irritantes se présentèrent à la fois à l’esprit de sir Aymer, comme pour lui faire mieux sentir combien il s’était laissé honteusement jouer par les artifices d’une nonne et d’un enfant. Son révérend compagnon n’éprouvait pas moins de contrition pour avoir prié le jeune chevalier d’user avec modération de son autorité. Le père Jérôme ne devait son élévation au grade d’abbé qu’au zèle ardent qu’il affectait pour la cause du monarque anglais ; et il ne savait trop comment concilier sa conduite de la nuit précédente avec ses intérêts. On commença tout de suite des perquisitions, mais on découvrit seulement que le jeune pèlerin s’était très certainement évadé avec lady Marguerite de Hautlieu, événement dont les femmes du monastère témoignaient une grande surprise mêlée de beaucoup d’horreur ; tandis que la surprise des hommes était modérée par une sorte d’étonnement assez bien fondé sur l’excessive différence des avantages physiques des deux fugitifs.

« Sainte Vierge ! dit une nonne, qui se serait imaginé qu’une religieuse de si grande espérance, sœur Ursule, si récemment encore baignée dans les pleurs que lui arrachait la mort prématurée de son père, fût capable de s’enfuir avec un jeune homme à peine âgé de quatorze ans ? — Bienheureuse sainte Brigitte ! dit l’abbé Jérôme, quel motif a pu décider un si beau jeune homme à seconder un cauchemar tel que sœur Ursule, dans une si grande atrocité ? Assurément il ne peut alléguer pour excuse ni tentation ni séduction, et comme dit le proverbe : « Il ne pouvait guère aller au diable en plus vilaine compagnie. » — Je vais envoyer mes soldats à la poursuite des fugitifs, dit de Valence, à moins que cette lettre, que le pèlerin doit avoir laissée exprès, ne contienne des éclaircissements sur notre mystérieux prisonnier. »

Après en avoir examiné le contenu avec quelque surprise, il lut à haute voix : « Je soussigné, naguère logé au monastère de Sainte-Brigitte, vous informe, père Jérôme, abbé du susdit couvent, que, vous voyant disposé à me traiter en captif et en espion dans le sanctuaire où vous m’aviez reçu comme malade, j’ai résolu de recouvrer ma liberté naturelle dont vous n’avez pas le droit de me priver, et en conséquence je quitte votre abbaye. D’ailleurs, ayant trouvé la novice, appelée dans votre couvent sœur Ursule, laquelle, d’après la règle monastique, est libre, au bout d’un an de noviciat, de rentrer dans le monde ; l’ayant trouvée, dis-je, déterminée à faire usage de ce privilège, je l’ai secondée avec joie dans ce but légitime, conforme à la loi de Dieu et aux règlements de Sainte-Brigitte, qui ne vous donne aucune autorité pour retenir les personnes de force, si elles n’ont pas irrévocablement prononcé les vœux de l’ordre.

« Quant à vous, sir John de Walton et sir Aymer de Valence, chevaliers d’Angleterre, commandant la garnison du château de Douglas, j’ai seulement à vous dire que vous avez agi et que vous agissez à mon égard sous l’influence d’un mystère dont la solution n’est connue que de mon fidèle ménestrel, Bertram, dont j’ai jugé convenable de me faire passer pour le fils. Mais comme je ne saurais sans quelque honte me résoudre à vous dévoiler moi-même ce secret, je donne permission à Bertram le ménestrel, et même je lui ordonne de vous dire dans quel but j’avais dirigé mes pas vers le château de Douglas. Quand ce secret sera connu, il ne restera qu’à exprimer mes sentiments à l’égard des deux chevaliers, en retour des peines et des chagrins qu’ils m’ont causés par leurs violences et leurs menaces.

« Et d’abord, relativement à sir Aymer de Valence, je lui pardonne volontiers une erreur à laquelle je me suis prêtée moi-même : ce sera toujours avec plaisir que je le reverrai comme une ancienne connaissance ; je ne penserai à l’histoire de ces quelques jours que pour m’en amuser.

« Mais quant à sir John de Walton, je dois le prier de se demander si sa conduite à mon égard est telle qu’il la puisse oublier, ; ou que je doive la pardonner ; et j’espère qu’il me comprendra lorsque je lui dis que tout rapport doit désormais cesser entre lui et le prétendu Augustin. »

« C’est de la folie ! s’écria l’abbé après avoir lu la lettre… la folie accompagne assez fréquemment cette maladie pestilentielle, et je ferais bien de recommander aux soldats qui rattraperont ce jeune Augustin de le remettre immédiatement au pain et à l’eau ; et d’avoir bien soin qu’on ne lui laisse manger absolument que ce qui est nécessaire pour entretenir la vie ; même je ne serais sans doute pas désapprouvé par les doctes si je conseillais de temps à autre quelques flagellations avec courroies, ceintures et sangles, ou même avec de véritables fouets, de bonnes houssines, etc. — Paix ! mon révérend père, dit de Valence, je commence à comprendre tout cela. John de Walton, si mes soupçons étaient vrais, préférerait se faire écorcher plutôt que de consentir à ce qu’un doigt de cet Augustin fût piqué par un moucheron. Au lieu de traiter ce jeune homme de fou, je me contenterai d’avouer que, pour ma part, j’ai été sous l’influence d’un charme ; et, sur mon honneur, si j’envoie mes gens sur les traces des fugitifs, ce sera en leur recommandant bien, lorsqu’ils les auront saisis, de les traiter avec respect, et de les protéger jusqu’à tel lieu de refuge honnête qu’ils pourront choisir. — J’espère, » répliqua l’abbé qui avait l’air étrangement confus, « que je serai d’abord entendu dans l’intérêt de l’Église, touchant cette affaire d’une nonne enlevée ? Vous voyez vous-même, sire chevalier, que ce freluquet de ménestrel ne montre ni repentir ni contrition de la part qu’il a prise à cette méchante action. — On vous mettra à même d’être entendu tout au long, répliqua le chevalier, pour peu que vous en conserviez le désir. En attendant, je retourne au château, sans perdre un instant, informer sir John de Walton de la tournure qu’ont prise les affaires. Adieu, révérend père ; sur mon honneur, nous pouvons nous applaudir l’un l’autre d’être débarrassés d’une terrible commission, et les fantômes qui nous entouraient vont être dissipés par un moyen bien simple : il ne s’agit que de réveiller le dormeur. Mais, par Sainte-Brigitte ! tout prêtre et tout laïque doit prendre en commisération l’infortuné sir John de Walton. Je vous dis, père, que si cette lettre, » ajouta-t-il en la touchant du doigt, « doit être comprise littéralement, il est l’homme le plus digne de pitié qui respire entre les rives de la Solway et le lieu où nous sommes en ce moment. Retenez votre curiosité, digne ecclésiastique, de peur que cette affaire ne soit plus importante encore que je ne le pense, et qu’après avoir cru pénétrer le mystère je ne sois obligé de reconnaître que je vous ai seulement fait changer d’erreur… Holà ! hé ! sonnez le boute-selle ! » cria-t-il par une des fenêtres de l’appartement, « et que les hommes qui m’ont accompagné ici se tiennent prêts à battre les bois en s’en retournant. — Sur ma foi ! dit le père Jérôme, je suis fort content que ce jeune étourneau m’abandonne enfin à mes réflexions. Je déteste qu’un jeune homme prétende comprendre tout ce qui se passe, quand des personnes fort supérieures sont obligées de s’avouer dans les ténèbres. Une telle présomption est comme celle de cette orgueilleuse Ursule, qui prétendait avec son œil unique lire un manuscrit que je ne pouvais déchiffrer moi-même avec le secours de mes lunettes. »

Cette apostrophe n’aurait pas extrêmement plu au jeune chevalier, et ce n’était point d’ailleurs une des choses que l’abbé aurait voulu énoncer de manière à être entendu ; mais sir Aymer en lui serrant la main lui avait dit adieu, et il était déjà à Hazelside donnant des ordres particuliers au petit détachement d’archers et d’autres soldats qui s’y trouvaient ; tandis que Thomas Dickson cherchait à recueillir quelques détails sur les événements de la nuit.

« Paix, drôle ! s’écria sir Aymer, occupe-toi de ta propre besogne, car je t’assure qu’il viendra un temps où elle exigera toute l’attention dont tu es capable ; laisse aux autres le soin de leurs affaires. — Si l’on a des soupçons contre moi, répliqua Dickson d’un ton bourru et rechigné, il me semble qu’il serait juste de me faire connaître l’accusation. Je n’ai pas besoin de vous dire que la chevalerie défend d’attaquer un ennemi sans l’avoir défié. — Quand vous serez chevalier, repartit sir Aymer de Valence, il sera temps de discuter ensemble l’étiquette. En attendant, vous feriez mieux de m’apprendre quelle part vous avez prise à l’apparition de ce fantôme guerrier qui a poussé le cri des Douglas dans la ville de ce nom. — J’ignore absolument ce dont vous parlez, répliqua le fermier d’Hazelside. — Tâchez donc, reprit le chevalier, de ne pas vous mêler des affaires d’autrui, quand même votre conscience vous dirait que vous n’avez rien à craindre pour vos propres actions. »

À ces mots, il s’éloigna sans attendre de réponse,

« Je ne sais comment cela se fait, se disait le chevalier, mais un brouillard n’est pas plus tôt dissipé que nous nous trouvons plongé dans un autre ; je regarde comme certain que cet Augustin n’est autre que la dame des pensées de Walton, qui nous a valu tant de peine et même une espèce de mésintelligence pendant ces dernières semaines. Sur mon honneur ! cette belle dame est bien généreuse en ma faveur ; et s’il lui plaît d’être moins complaisante pour sir John de Walton, ma foi alors… Eh bien ! il n’y a dans tout ceci rien qui doive me faire conclure qu’elle me donnerait dans son cœur la place qu’elle vient d’ôter à de Walton. Non vraiment. Et quand même elle y serait disposée, devrais-je profiter d’un tel changement aux dépens de mon ami, de mon compagnon d’armes ? Ce serait folie de songer seulement à une chose aussi improbable. La première aventure de cette nuit demande de plus sérieuses réflexions. Ce fossoyeur semble avoir fait société avec les morts au point qu’il ne puisse plus tenir compagnie aux vivants ; et quant à ce Dickson d’Hazelside, comme on l’appelle, il n’est pas de tentative contre les Anglais, durant ces interminables guerres, à laquelle il n’ait participé ; quand ma vie en aurait dépendu, il m’aurait été impossible de ne pas lui dire les soupçons que j’ai contre lui ; qu’il prenne la chose comme il lui plaira. »

En se parlant ainsi, le chevalier pressa son cheval, et arriva bientôt au château de Douglas. Il demanda d’un ton plus cordial qu’à l’ordinaire s’il pouvait être introduit chez sir John de Walton, auquel il avait des choses importantes à communiquer. Il fut aussitôt introduit dans une pièce où le gouverneur déjeunait seul. Vu le pied sur lequel ils étaient depuis quelque temps, le gouverneur de Douglas-Dale fut un peu surpris de l’air d’aisance et de familiarité avec lequel de Valence s’approchait.

« Quelque nouvelle extraordinaire sans doute, » dit sir John d’un ton froid, me procure l’honneur d’une visite de sir Aymer de Valence ? — Il s’agit, répliqua sir Aymer, de choses qui paraissent devoir vous intéresser vivement, sir John de Walton ; c’est pourquoi j’aurais été blâmable de différer d’un instant à vous les communiquer. — Je serai fier de profiter de vos découvertes, ajouta sir John. — Et moi, reprit le jeune chevalier, je tiendrais beaucoup à l’honneur d’avoir pénétré un mystère qui aveuglait sir John de Wallon. En même temps, je ne voudrais pas que vous me crussiez capable de plaisanter à vos dépens, ce qui pourrait arriver si dans ma précipitation je vous donnais une fausse clef de cette affaire. Si vous le permettez, nous procéderons ainsi : allons ensemble trouver le ménestrel Bertram, qui est retenu prisonnier. J’ai entre les mains un billet de la personne qui fut confiée aux soins de l’abbé Jérôme ; il est écrit par une main délicate de femme, et autorise le ménestrel à déclarer le motif qui les a amenés dans ce pays. — Il sera fait comme vous le désirez, répliqua sir John, quoique je ne voie guère la nécessité de faire tant de cérémonie pour un mystère qui peut être si vite expliqué. »

Les deux chevaliers, précédés d’un garde, se rendirent donc au cachot où le ménestrel avait été renfermé.


CHAPITRE XIII.

LE SECRET.


Lorsque les portes de la geôle furent ouvertes, on put voir un de ces cachots qui alors interdisaient aux victimes toute espérance d’évasion ; mais dans lesquels un ingénieux coquin des temps modernes ne daignerait pas même rester plusieurs heures. Il était facile de voir, pour peu qu’on y prêtât attention, que les larges anneaux par lesquels les fers étaient réunis ensemble et attachés au corps du prisonnier, se tenaient par une rivure si faible que, frottés avec un acide corrosif ou patiemment usés avec un morceau de grès, les fers pouvaient être aisément séparés les uns des autres, et devenir ainsi tout-à-fait inutiles. Les serrures aussi, énormes et en apparence très solides, étaient si grossièrement faites, qu’un captif sans beaucoup d’adresse pouvait par des moyens semblables les mettre également hors de service. Le jour ne pénétrait dans ce cachot souterrain qu’à midi, et par une ouverture qu’on avait à dessein rendue oblique, de manière à exclure les rayons du soleil, tandis qu’elle n’arrêtait ni le vent ni la pluie. L’opinion qu’un prisonnier doit être regardé comme innocent jusqu’à ce qu’il soit déclaré coupable par ses pairs, n’était pas admise dans ces temps de force brutale, et on lui accordait seulement une lampe et quelque autre faible soulagement si sa conduite était tranquille, et s’il paraissait peu disposé à causer au geôlier le moindre embarras en essayant de s’échapper. Telle était la cellule où était renfermé Bertram : la douceur de son caractère et sa résignation lui avaient valu tous les adoucissements que pouvait accorder le geôlier. On lui avait permis d’emporter dans sa prison le vieux volume des poésies de Thomas-le-Rimeur, dont la lecture charma les instants de sa solitude, ainsi que tout ce qu’il fallait pour écrire. Il leva la tête lorsque les chevaliers entrèrent ; le gouverneur dit à son jeune lieutenant :

« Comme vous paraissez croire que vous connaissez le secret de ce prisonnier, je vous laisse le soin, sir Aymer de Valence, de l’engager à nous le dire, de la manière que vous jugerez la plus convenable. Si cet homme ou son fils ont été injustement maltraités, mon devoir sera de les indemniser… chose qui, je crois, ne sera point fort difficile. »

Bertram leva les yeux et regarda le gouverneur en face ; mais il ne lut rien sur son visage qui indiquât qu’il fût mieux informé du secret pour lequel lui-même se trouvait en prison. Mais la contenance de sir Aymer l’éclaira, et ils échangèrent un regard d’intelligence.

« Vous savez donc mon secret, dit-il, et vous savez quelle est la personne qui prend le nom d’Augustin ? »

Sir Aymer répondit par un coup d’œil affirmatif ; et le gouverneur, regardant alternativement et d’un air très agité le prisonnier et le chevalier de Valence, s’écria :

« Sir Aymer de Valence, si vous êtes vraiment chevalier et chrétien ; si vous avez un honneur à conserver en ce monde et une âme à sauver après votre mort, je vous somme de me dire ce que signifie ce mystère ! Il se peut que vous pensiez vraiment avoir à vous plaindre de moi… dans ce cas, je suis prêt à vous satisfaire comme chevalier. »

Le ménestrel ajouta au même moment :

« Et moi, je somme ce chevalier, par son vœu de chevalerie, de ne divulguer aucun secret relatif à une personne noble et honorable, avant de m’avoir prouvé qu’il agit absolument d’après le consentement de cette personne. — Que ce billet lève vos scrupules, » répliqua sir Aymer en mettant la lettre d’Augusta entre les mains du ménestrel. « Quant à vous, sir John de Walton, loin de conserver le moindre ressentiment de la mésintelligence qui peut avoir existé entre nous, je veux l’ensevelir dans l’oubli, comme provenant d’une suite de méprises qu’aucun mortel n’aurait pu éviter… et ne vous offensez pas, mon cher sir John, si je proteste sur ma foi de chevalier que j’ai compassion du chagrin que ce billet va vous causer. Si mes efforts peuvent vous être de la moindre utilité pour démêler cet écheveau embrouillé, je me dévouerai avec autant d’ardeur que je l’ai jamais fait de ma vie. Ce fidèle ménestrel doit voir maintenant qu’il ne lui est pas possible d’hésiter à découvrir un secret qui, je n’en doute pas, sans l’écrit que je viens de lui remettre, aurait été gardé avec une inébranlable discrétion. »

Sir Aymer mit alors dans la main de Walton un second écrit dans lequel, avant de quitter le couvent de Sainte-Brigitte, il avait exposé l’interprétation qu’il donnait à ce mystère. Le gouverneur eut à peine le temps de lire le nom qu’il contenait, avant que le même nom fût prononcé tout haut par Bertram qui, en même temps, passa au gouverneur la lettre que lui avait remise le chevalier de Valence.

La plume blanche qui flottait au dessus de la toque du chevalier, coiffure de cérémonie qu’on portait au lieu de casque dans l’intérieur d’une forteresse, n’était pas d’une teinte plus pâle que ne le devint le visage du gouverneur à cette nouvelle étrange et inattendue. Quoi ! la dame dont il avait fait, suivant la phrase chevaleresque, la reine de ses pensées et la maîtresse de ses actions ; celle à qui, même dans des circonstances ordinaires, il aurait dû la plus vive reconnaissance pour le choix généreux qu’elle avait fait en sa faveur : cette dame était la même personne qu’il avait menacée de violences personnelles, et soumise à des rigueurs, à des affronts qu’il n’aurait pas même pu se résoudre à infliger à la dernière des femmes.

Cependant sir John parut d’abord ne comprendre qu’à peine les nombreuses et tristes conséquences qui naîtraient probablement de cette malheureuse complication d’erreurs. Il prit le papier des mains du ménestrel ; et tandis que ses yeux, à l’aide de la lampe, erraient sur les caractères sans paraître en comprendre distinctement le sens, de Valence craignit qu’il ne perdît la raison.

« Pour l’amour du ciel ! sir John, dit-il, soyez homme, et supportez avec une fermeté mâle ces nouvelles inattendues… Je suis tenté de croire qu’il ne s’est rien passé dans cette affaire qu’une intelligence humaine pût empêcher. Cette belle lady, j’ose le croire, ne gardera point un souvenir implacable de ces tristes circonstances : elle y verra des conséquences toutes naturelles de votre désir de réaliser des espérances qu’elle-même vous a permis de concevoir. Au nom de Dieu ! reprenez courage, sir John ; qu’on ne puisse dire que la froideur d’une belle a pu abattre ainsi le courage du plus hardi chevalier de l’Angleterre ; soyez ce que les hommes vous ont appelé « Wallon l’intrépide. » Au nom du ciel ! voyons du moins si la belle est offensée, avant de conclure qu’elle l’est irrévocablement. À qui attribuer la source de toutes ces erreurs ? Assurément, malgré tout le respect qu’on lui doit, c’est au caprice de cette dame elle-même. Pensez donc en homme, en soldat. Supposez que vous ou moi, voulant éprouver la fidélité de nos sentinelles, ou pour toute autre raison, bonne ou mauvaise, nous essayions de pénétrer dans ce dangereux château de Douglas, sans donner le mot d’ordre aux gardes : aurions-nous le droit de blâmer les soldats de faction si, ne nous reconnaissant pas, ils nous refusaient bravement l’entrée, nous faisaient prisonniers ou nous maltraitaient en repoussant notre attaque, pour obéir aux ordres que nous leur avons nous-mêmes donnés ? Où est la différence entre ces sentinelles et vous, sir John de Walton, dans cette curieuse affaire, qui, par le ciel ! servirait plutôt de sujet aux vers légers de cet excellent barde, que de texte à un lai tragique ? Allons, quittez cet air sombre, de Walton ; mettez-vous en colère, si vous le voulez, contre la belle qui a commis un tel acte de folie, ou contre moi qui ai galopé toute la nuit et qui ai éreinté mon meilleur cheval, quoique j’ignore absolument comment je pourrai m’en procurer un autre avant d’être réconcilié avec mon oncle de Pembroke ; ou enfin, si vous désirez être tout-à-fait absurde dans votre colère, dirigez-la contre ce digne ménestrel, à cause de sa rare fidélité : punissez-le d’une conduite pour laquelle il mériterait une chaîne d’or. Mettez-vous en fureur, si bon vous semble, mais chassez ce sombre désespoir : il ne sied pas au front d’un homme et d’un chevalier. »

Sir John de Walton fit un effort pour parler, et y parvint avec quelque peine.

« Aymer de Valence, dit-il, irriter un furieux, c’est jouer avec sa propre vie. » Et il se tut.

« Je suis content que vous puissiez au moins parler ainsi, répliqua le jeune homme ; car je ne plaisantais pas lorsque je vous disais que je voudrais vous voir en colère contre moi, au lieu de rejeter tout le blâme sur vous-même. Il serait courtois, je pense, de remettre immédiatement ce ménestrel en liberté ; cependant, dans l’intérêt de sa maîtresse, je le supplierai d’être notre hôte jusqu’à ce que lady Augusta de Berkely nous fasse le même honneur : il voudra bien nous aider à découvrir l’endroit où cette dame s’est réfugiée… Bon ménestrel, continua-t-il, vous m’entendez, et vous ne serez pas surpris, je pense, de vous trouver, avec le respect et les traitements convenables, retenu pendant un court espace de temps dans ce château de Douglas ? — Vous semblez, sire chevalier, répliqua le ménestrel, ne pas tant considérer le droit de faire ce que vous devez, que le pouvoir de faire ce que vous voulez. Il faut donc nécessairement que je me rende à votre prière, puisque vous avez la puissance de la convertir en un ordre. — Et j’espère, continua de Valence, que, lorsque vous serez réuni à votre maîtresse, nous jouirons du bienfait de votre intercession pour obtenir le pardon de ce que nous avons fait qui a pu lui déplaire : nos intentions étaient absolument contraires. — Permettez-moi, dit sir John de Walton, de dire un seul mot ; je t’offrirai une chaîne d’or assez pesante pour balancer le poids des fers dont tu es encore chargé, comme signe de mon regret de t’avoir condamné à souffrir tant d’indignités. — C’en est assez, sir John, reprit de Valence : ne promettons rien de plus jusqu’à ce que ce digne ménestrel ait vu que nous sommes disposés à tenir nos promesses. Suivez-moi par ici, et je vous communiquerai en particulier d’autres nouvelles non moins importantes à connaître. »

En parlant ainsi, il entraîna sir John hors du cachot, et envoyant chercher le vieux chevalier, sire Philippe de Montenay, sénéchal du château, il lui ordonna d’élargir sur-le-champ le ménestrel, de le bien traiter sous tous les rapports, mais d’empêcher qu’il sortît du château sans être accompagné d’une personne sûre.

« Maintenant, sir John, dit-il, il me semble qu’il n’est guère civil de votre part de ne pas m’offrir à déjeuner après la nuit que j’ai employée à vos affaires. Un verre de muscat pourrait être, je crois, une excellente préparation pour considérer ensuite la marche à suivre dans ces conjonctures difficiles. — Vous savez, répondit de Walton, que vous êtes le maître de commander ici tout ce qui vous plaira ; mais, de grâce, apprenez-moi sur-le-champ ce que vous savez encore touchant la volonté de la belle contre qui nous avons tous péché si gravement, et moi, hélas ! sans espérance de pardon ! — Quant à moi, dit le chevalier de Valence, je crois que cette dame ne me garde pas rancune, puisqu’elle a expressément déclaré ne pas m’en vouloir. Ses termes, vous le voyez, sont précis, et vous pouvez lire vous-même… « Elle pardonne volontiers au pauvre sir Aymer de Valence d’avoir commis une erreur dont elle-même a été la cause ; ce sera toujours avec plaisir qu’elle le reverra comme ami ; de plus, elle ne songera jamais à cette histoire que pour s’en amuser. » Tels sont expressément les termes dont elle s’est servie. — Oui, répliqua sir John de Walton ; mais ne voyez-vous pas que son coupable amant est expressément exclu de l’amnistie ? Ne faites-vous aucune attention au paragraphe ? Il prit la lettre d’une main tremblante, et en lut la fin d’une voix agitée. « Tout rapport doit désormais cesser entre lui et le prétendu Augustin. » Expliquez-moi comment ces mots pourraient avoir un autre sens que celui de ma condamnation et d’une rupture qui détruit à jamais toutes les espérances de sir John de Walton. — Vous êtes un peu plus âgé que moi, sire chevalier, répondit de Valence, et, je ne le nierai pas, beaucoup plus sage et plus expérimenté ; je soutiendrai néanmoins qu’il n’y a point lieu d’adopter l’interprétation que vous donnez à cette lettre, sans supposer préalablement que la belle qui l’a écrite avait la tête un peu dérangée… Voyons, ne tressaillez pas ; quittez cet air égaré, et ne mettez pas la main sur votre épée : je n’affirme point que tel soit le cas. Je vous répète qu’une femme jouissant de sa raison ne pourrait pardonner à une connaissance ordinaire de l’avoir traitée, involontairement et tandis qu’elle était cachée sous un déguisement, avec peu de respect et d’égard, et à la fois rompre irrévocablement, pour la même offense, avec l’amant auquel sa foi était engagée. — Ne blasphémez pas, dit sir John de Walton, et pardonnez-moi si, pour rendre justice à la vérité et à l’ange que je crains d’avoir à jamais perdu, je vous fais remarquer la différence qu’une fille pleine de dignité et de sentiments nobles doit faire entre une offense commise par une personne ordinaire, et une autre offense précisément du même genre, dont se rend coupable un homme que la préférence la plus imméritée, les plus généreux bienfaits et tout ce qui enchaîne un noble cœur, devaient faire réfléchir longuement avant que d’agir en toute chose où il était possible qu’elle fût intéressée. — Maintenant, sur mon honneur ! répliqua sir Aymer de Valence, je suis charmé de vous entendre essayer du raisonnement, quoique ce soit une manière déraisonnable de raisonner pourtant, puisque vous avez pour but de détruire vos espérances, et d’anéantir toutes vos chances de bonheur. Mais si, dans le cours de cette affaire, je me suis conduit à votre égard de manière à donner non seulement au gouverneur, mais encore à l’ami, quelque motif de déplaisir, je réparerai actuellement ma faute, sir John de Walton, en essayant de vous convaincre en dépit de votre fausse logique. Mais voici le muscat et le déjeuner : prenez-vous quelque chose, ou continuerons-nous sans nous exposer à l’influence du muscat ? — Pour l’amour du ciel ! répliqua de Walton, faites comme vous voudrez, mais dispensez-moi de votre babil, quelque bien intentionné qu’il soit. — Oh ! vous ne me ferez pas renoncer à ma vigoureuse argumentation, » dit de Valence en riant et en se versant une coupe pleine de vin ; « si vous avouez que vous êtes vaincu, je consentirai à attribuer cette victoire à la force inspiratrice de cette joyeuse liqueur. — Comme il vous plaira ; mais laissez ce sujet auquel vous ne pouvez rien entendre. — Je nie cette inculpation, » répliqua le jeune chevalier en s’essuyant les lèvres, après avoir vidé la grande coupe ; « écoutez donc, de Walton-l’Intrépide, un chapitre de l’histoire des femmes, que vous ne connaissez pas aussi bien que je le désirerais. Vous ne pourriez nier que, soit à tort, soit à raison, votre lady Augusta ne se soit aventurée plus loin avec vous qu’il n’est ordinaire dans la carrière amoureuse ; elle vous a choisi hardiment lorsque vous n’étiez encore connu d’elle que comme une fleur de la chevalerie anglaise… J’estime beaucoup cette franchise… mais c’était un choix que les personnes plus froides de son sexe prétendraient peut-être appeler téméraire et précipité. Ne vous offensez pas, je vous prie ; je suis loin de le penser ou de le dire ; au contraire, je soutiendrai de ma lance que la préférence qu’elle accorde à sir John de Walton sur les mignons de la cour est sage et généreuse, et que cette conduite est à la fois candide et noble. Mais elle-même doit sans doute craindre d’injustes interprétations ; et cette crainte peut la porter à saisir une occasion de montrer à son amant une rigueur extraordinaire, pour balancer la franchise singulière des précédents encouragements. Même il est possible à un amant de prendre si bien parti contre lui-même, que la femme ensuite ne puisse échapper à son propre argument. Comme une fille qu’on prend au mot dès son premier refus, elle ne pourra ni se mettre d’accord avec ses propres sentiments, ni rétracter une sentence rendue avec le consentement de la partie dont elle détruit les espérances. — Je vous comprends, de Valence, répliqua le gouverneur du château de Douglas, et il ne m’est pas difficile d’admettre que ces observations peuvent être justes à l’égard de plus d’un cœur féminin, mais non quand il s’agit d’Augusta Berkely. Sur ma vie ! je déclare que j’aimerais mieux être privé du mérite de ces exploits chevaleresques qui m’ont acquis, dites-vous, une réputation enviable, qu’agir avec insolence en m’appuyant sur ces exploits, comme si je disais que ma place dans le cœur de cette dame m’est trop fermement assurée pour que je puisse en être expulsé par le mérite d’un autre homme, ou par une si grande offense envers l’objet de mon attachement. Non ; elle seule aurait le pouvoir de me persuader que sa bonté, égale à celle d’un saint, me rendra dans ses affections une place que j’ai indignement perdue, par une stupidité comparable à celle des brutes. — Si vous pensez ainsi, dit sir Aymer de Valence, je n’ai plus qu’un mot à ajouter ; excusez-moi si je m’explique aussi péremptoirement : lady Augusta, comme vous le dites, doit être l’arbitre suprême dans cette question. Mes arguments ne vont pas jusqu’à insister pour que vous réclamiez sa main, qu’elle y consente ou non ; mais, pour connaître sa décision, il faut que vous sachiez d’abord où elle est, ce dont je ne puis malheureusement vous informer. — Comment ! que voulez-vous dire ? » s’écria le gouverneur, qui alors seulement commença à comprendre l’étendue de son malheur ; « où s’est-elle enfuie, et dans quelle compagnie ? — Elle est allée, je suppose, répondit de Valence, à la recherche d’un amant plus hardi et moins disposé à interpréter tout air de froideur comme un coup mortel porté à ses espérances ; peut-être Douglas-le-Noir ou quelque autre héros du Chardon, pour récompenser par le don de ses terres, de ses titres et de sa beauté, la vertu et la valeur qu’elle aimait autrefois en sir John de Walton. Mais, sérieusement, il se passe autour de nous des choses étranges. J’en ai assez vu la nuit dernière en me rendant à Sainte-Brigitte, pour soupçonner maintenant tout le monde. Je vous ai envoyé comme captif le vieux fossoyeur de l’église de Douglas : il a refusé de répondre à plusieurs questions que j’ai jugé convenable de lui adresser ; mais nous en reparlerons une autre fois. L’évasion de cette dame ajoute beaucoup aux dangers qui entourent ce fatal château. — Aymer de Valence, » répliqua de Walton d’un ton solennel et animé, « le château de Douglas sera défendu, comme nous l’avons fait jusqu’à ce jour : il déploiera long-temps sur ses créneaux la large bannière de Saint-George. Advienne de moi ce qui pourra, je mourrai l’amant fidèle d’Augusta de Berkely, quand même je ne pourrais plus vivre comme chevalier de son choix. Il y a des cloîtres, des ermitages… — Oui, parbleu ! il y en a, repartit Aymer, et de plus des ceintures de chanvre et des chapelets de chêne ; mais il ne faut pas songer à tout cela avant d’avoir découvert où est lady Augusta, et quelles sont ses intentions véritables. — Vous dites bien, répliqua de Walton ; cherchons ensemble par quels moyens nous pourrons découvrir l’endroit de cette retraite précipitée, par laquelle ma dame m’a fait injure. Devait-elle supposer, en effet, que ses ordres n’eussent pas été religieusement obéis dans le cas où elle eût voulu en honorer le gouverneur du pays de Douglas, ou tout autre individu placé sous son commandement ? — À présent, reprit de Valence, vous parlez comme un fils de la chevalerie. Avec votre permission, je vais demander qu’on fasse venir le ménestrel. Sa fidélité à sa maîtresse a été remarquable ; et dans l’étal où sont les choses, il nous faut prendre immédiatement les mesures nécessaires pour trouver le lieu où elle s’est réfugiée. »


CHAPITRE XIV.

LE CHEVALIER DE LA TOMBE.


La route est longue, mes enfants, longue et difficile. Les marais sont affreux et les bois sont noirs ; mais celui qui rampe du berceau à la tombe, sans connaître autre chose que les douceurs de la fortune, n’est pas instruit comme doivent l’être de nobles cœurs.
Vieille Comédie.


Il était encore de bonne heure quand, après avoir délibéré de concert avec Bertram, le gouverneur et de Valence passèrent en revue la garnison de Douglas. Un grand nombre de petites troupes, en addition aux patrouilles déjà dépêchées d’Hazelside par Valence, furent envoyées battre les bois à la poursuite des fugitifs, sous l’injonction sévère de les traiter avec le plus grand respect s’ils les atteignaient, et d’obéir à leurs ordres, en remarquant seulement l’endroit où ils se réfugieraient. Pour obtenir plus aisément ce résultat, le secret du pèlerin et de la nonne fugitive fut confié à quelques hommes discrets. Tout le pays, forêts ou marécages, à plusieurs milles du château de Douglas, fut traversé par des troupes dont l’ardeur à découvrir les fugitifs était proportionnée à la récompense généreusement offerte par de Walton et de Valence en cas de succès. Ils ne laissèrent cependant pas de faire dans toutes les directions des enquêtes qui pouvaient jeter de la lumière sur les machinations que des insurgés écossais pouvaient tramer dans ces districts sauvages, ce dont, comme nous l’avons déjà dit, de Valence en particulier avait conçu de violents soupçons. Leurs instructions étaient, dans le cas où ils s’apercevraient de complots, de procéder contre les gens suspects de la manière la plus rigoureuse, ainsi que l’avait recommandé de Walton lui-même, quand Douglas-le-Noir et ses complices avaient été les principaux objets de ses vigilants soupçons. Ces détachements divers avaient de beaucoup réduit la force de la garnison. Quoique nombreux, actifs et dépêchés dans toutes les directions, ils n’eurent le bonheur ni de découvrir les traces de lady Augusta de Berkely, ni de rencontrer aucune bande d’insurgés écossais.

Cependant nos fugitifs, comme nous l’avons vu, avaient quitté le couvent de Sainte-Brigitte sous la conduite d’un cavalier, sur le compte duquel lady Augusta ne savait rien, sinon qu’il devait diriger leurs pas dans une direction où ils ne seraient pas exposés au risque d’être repris. Enfin Marguerite de Hautlieu entama elle-même la conversation sur ce sujet.

« Lady Augusta, dit-elle, vous n’avez demandé ni où vous alliez ni sous la protection de qui nous voyagions, quoiqu’il me semble que ce soit une chose importante à savoir — Ne me suffit-il pas, ma chère sœur, répondit lady Augusta, d’être sûre que je voyage comme compatriote ou parente, sous la protection d’un homme auquel vous vous fiez comme à un ami ? et qu’ai-je besoin de m’inquiéter davantage de ma sûreté ? — Simplement parce que les personnes avec lesquelles je suis en relation ne sont peut-être pas tout-à-fait des protecteurs auxquels vous pouvez, vous, madame, vous confier avec toute sûreté. — Que voulez-vous dire en parlant ainsi ? — Que Bruce, Douglas, Malcolm Fleming, et d’autres de ce parti, quoiqu’ils soient incapables d’abuser d’un tel avantage pour un but déshonorant, pourraient néanmoins ressentir une forte tentation de vous considérer comme un otage jeté entre leurs mains par la Providence, au moyen duquel il leur serait possible d’obtenir un arrangement favorable à leur parti abattu et dispersé. — Ils pourront me prendre pour me faire servir de base à un pareil traité quand je serai morte ; mais, croyez-moi, jamais tant qu’il me restera un souffle de vie. Croyez encore que, malgré la peine, la honte, la mortelle douleur que j’en ressentirais, je me remettrais plutôt au pouvoir de Walton, oui, j’irais plutôt me mettre entre ses mains, que dis-je ? je me livrerais plutôt au dernier archer de mon pays natal, que de comploter avec ses ennemis pour nuire à la joyeuse Angleterre, à mon Angleterre, à ce pays qui excite l’envie de tous les autres pays, et fait l’orgueil de tous ceux qui peuvent se vanter d’y être nés ! — Je pensais bien que tel serait votre choix, et, puisque vous m’avez honorée de votre confiance, je contribuerai volontiers à votre liberté, en vous plaçant dans la position où vous désirez être, autant que mes pauvres moyens me permettront de le faire. Dans une demi-heure nous serons hors du danger d’être pris par les troupes anglaises qui vont être envoyées à notre poursuite sur toutes les directions. Maintenant écoutez-moi, lady Augusta : je connais un lieu où je puis me réfugier auprès de mes amis et compatriotes, des braves Écossais qui n’ont jamais, dans ce siècle de honte, fléchi le genou devant Baal. À une autre époque, j’aurais pu répondre de leur honneur sur le mien propre ; mais depuis un certain temps, je dois vous le dire, ils ont été mis à des épreuves par lesquelles les plus généreuses affections peuvent être éteintes ou plutôt poussées à une espèce de frénésie d’autant plus violente, qu’elle est originairement fondée sur les plus nobles sentiments. Un individu qui se sent privé des droits naturels que lui donne sa naissance, exposé à la confiscation et à la mort, parce qu’il défend les prétentions de son roi et la cause de son pays, peut cesser d’être équitable et juste lorsqu’il s’agit de déterminer le degré de représailles qu’il est légitime d’exercer en retour de semblables injustices. Je serais amèrement affligée si je vous avais mise dans une position fâcheuse ou dégradante. — En un mot, que craignez-vous que j’aie à souffrir de la part de vos amis, que vous me pardonnerez d’appeler rebelles ? — Si vos amis, que vous me pardonnerez d’appeler oppresseurs et tyrans, prennent nos terres et notre vie, saisissent nos châteaux et confisquent nos biens, vous devez convenir que les dures lois de la guerre accordent aux miens le privilège des représailles. Il n’est point à craindre que de tels hommes, au milieu de telles circonstances, se montrent cruels ou insolents envers une femme de votre rang ; mais on peut se demander s’ils ne chercheront pas à tirer avantage de votre captivité, suivant le droit commun de la guerre. Vous ne voudriez pas, je pense, être rendue aux Anglais à condition que sir John de Walton livrerait le château de Douglas à son possesseur naturel : néanmoins, si vous étiez entre les mains de Bruce ou de Douglas, quoique je puisse répondre qu’ils vous traiteraient avec tout le respect possible, j’avoue cependant qu’il ne serait nullement invraisemblable qu’ils exigeassent pour vous une semblable rançon. — J’aimerais mieux mourir que de savoir mon nom mêlé à un contrat si honteux ; et la réponse qu’y ferait de Walton serait, j’en suis certaine, de couper la tête au messager, et de le jeter de la plus haute tour du château de Douglas. — Où donc iriez-vous maintenant, madame, si le choix vous en était laissé ? — Dans mon propre château, où, s’il était nécessaire, je pourrais me défendre même contre le roi, du moins jusqu’à ce que j’eusse placé ma personne sous la protection de l’Église. — En ce cas, mon pouvoir n’est que précaire ; il s’étend seulement jusqu’à un choix que je vais sans hésiter soumettre à votre décision, quoique j’expose ainsi les secrets de mes amis à être découverts et leurs projets à devenir inutiles. Mais la confiance que vous avez mise en moi m’impose la nécessité de vous en témoigner autant. Vous êtes libre de m’accompagner au rendez-vous secret de Douglas et de mes amis, qui peuvent me blâmer de vous l’avoir fait connaître : vous courrez la chance de l’accueil qu’on vous y fera, puisque je ne puis vous répondre que d’un traitement honorable en ce qui concerne votre personne. Ou, si vous trouvez ce parti trop hasardeux, dirigez-vous promptement vers la frontière : dans ce dernier cas, je vous accompagnerai vers la limite anglaise, et alors je vous laisserai poursuivre votre route, et trouver parmi vos compatriotes un protecteur et un guide. Cependant, il sera heureux pour moi de ne pas être rattrapée, car l’abbé n’hésiterait pas à me condamner à mort comme une nonne parjure. — Un pareil traitement, ma sœur, ne pourrait guère être infligé à une femme qui n’a jamais prononcé de vœux, et qui a encore, d’après les lois mêmes de l’église, le droit de choisir entre le monde et le cloître. — Choix semblable à celui qu’on a laissé aux braves victimes qui sont tombées entre les mains anglaises dans ces guerres sans miséricorde ; à celui qu’ils ont laissé à Wallace, le champion de l’Écosse ; qu’ils ont laissé à Hay, le noble et libre baron ; qu’ils ont laissé à Sommerville, la fleur des chevaliers ; à Athol, proche parent du roi Édouard lui-même ; à tous ceux enfin qui furent exécutés comme autant de traîtres : et de même Marguerite de Hautlieu est une religieuse parjure, un véritable apostat ! »

Elle parlait avec une certaine chaleur, car il lui semblait que la noble Anglaise lui reprochait son apparente froideur dans des circonstances si difficiles.

« Et après tout, continua-t-elle, vous, lady Augusta de Berkely ; à quoi vous exposez-vous si vous tombiez entre les mains de votre amant ? Quel terrible danger affrontez-vous ? Vous ne devez pas craindre, ce me semble, d’être enfermée entre quatre murs avec un morceau de pain et une cruche d’eau ; ce qui, si j’étais prise, serait la seule nourriture qu’on m’accorderait pour le court espace de temps qui me resterait à vivre. Bien plus, dussiez-vous même être livrée aux Écossais rebelles, comme vous les appelez, une captivité au milieu des montagnes, adoucie par l’espoir d’une prochaine délivrance, et rendue tolérable par tous les soulagements que l’on serait à même de vous procurer, ne serait pas, je pense, un sort encore si dur. — Néanmoins, il faut qu’il m’ait paru assez effrayant, puisque c’est pour m’y soustraire que je me suis confiée à vos bons soins. — Et, quoi que vous puissiez croire ou soupçonner, je vous suis aussi dévouée que jamais femme le fut à une autre : oui, autant sœur Ursule resta fidèle à ses vœux, bien qu’elle n’en ait pas prononcé de définitifs, aussi fidèlement elle gardera votre secret, au risque même de trahir le sien. — Écoutez, Augusta ! » dit-elle en s’arrêtant soudain, « avez-vous entendu ? »

Le son dont elle voulait parler était encore l’imitation du cri du chat-huant, que lady Augusta avait déjà entendue sous les murs du couvent.

« Ce cri, dit Marguerite de Hautlieu, annonce l’approche d’une personne plus capable que moi de nous diriger dans cette affaire. Il faut que j’aille en avant et que je lui parle : notre guide va rester quelques instants avec vous ; et quand il quittera la bride de votre cheval, n’attendez pas d’autre signal : avancez au milieu du bois, et suivez les conseils et les instructions qu’on vous donnera. — Arrêtez ! arrêtez ! sœur Ursule ! s’écria lady de Berkely : ne m’abandonnez pas dans ce moment d’incertitude et de détresse ! — Il le faut dans notre intérêt à toutes deux, répliqua Marguerite de Hautlieu. Je suis aussi dans l’incertitude, je suis aussi dans la détresse ; mais patience et obéissance sont les seules vertus qui puissent nous sauver toutes deux. »

En parlant ainsi, elle frappa son cheval avec sa badine, et, s’éloignant avec vitesse, disparut au milieu d’un épais taillis. Augusta de Berkely voulut suivre sa compagne ; mais le cavalier qui les avait accompagnées retint fortement la bride de son palefroi, d’un air qui annonçait qu’il ne lui permettrait pas d’avancer dans cette direction. Épouvantée sans pouvoir en dire exactement la raison, lady de Berkely resta les yeux fixés sur le bois, s’attendant à voir sortir d’un sentier bien couvert une bande d’archers anglais ou de terribles Écossais, et ne sachant laquelle de ces deux apparitions elle devait le plus redouter. Dans son angoisse, elle essaya encore d’avancer ; mais la rudesse avec laquelle le guide mit de nouveau la main sur la bride de son coursier lui prouva suffisamment que, pour s’opposer à sa volonté, l’étranger emploierait la force physique dont il semblait fort bien muni. Enfin après un intervalle d’environ dix minutes, le cavalier lâcha la bride, et lui montrant avec sa lance le buisson au milieu duquel serpentait un étroit sentier à peine visible, il sembla indiquer à la dame que sa route était dans cette direction, et qu’il ne l’empêcherait pas davantage de la suivre.

« Ne venez-vous pas avec moi ? » dit Augusta qui, habituée à la compagnie de cet homme depuis qu’ils avaient quitté le couvent, en était venue à le regarder comme une espèce de protecteur. Il secoua la tête d’un air grave comme pour s’excuser d’accéder à une requête qu’il n’était pas en son pouvoir de satisfaire ; et, tournant son coursier dans une direction différente, il s’éloigna d’un pas qui le mit bientôt hors de vue. Augusta n’eut plus alors d’autre alternative que de prendre le chemin du buisson qui avait été suivi par Marguerite de Hautlieu, et elle y entrait à peine lorsque ses yeux furent frappés d’un spectacle singulier.

Les arbres devenaient plus grands à mesure que la dame avançait, et lorsqu’elle pénétra dans le bois lui-même, elle s’aperçut que, quoique bordé par un enclos de taillis, il était à l’intérieur entièrement rempli par des arbres magnifiques qui semblaient les ancêtres de la forêt ; ils étaient fort peu nombreux, et suffisaient cependant, par la grande étendue de leurs épais rameaux, pour ombrager tout le terrain libre. Sous un de ces arbres gisait une masse grisâtre, qui, en s’élevant de terre, se trouva être un homme revêtu d’une armure, mais d’une armure si bizarre, qu’elle ne pouvait être attribuée qu’à un des singuliers caprices propres aux chevaliers de cette époque. Sa cuirasse était habilement peinte de façon à représenter un squelette, dont les côtes étaient figurées par le corselet et la pièce d’acier qui couvrait le dos. Le bouclier représentait un hibou les ailes étendues, et le casque était également couvert de cet emblème de mauvais augure. Mais ce qui était particulièrement propre à exciter la surprise, c’étaient la haute taille et l’extrême maigreur de l’individu, qui, en se redressant, sembla plutôt un fantôme évoqué de sa tombe qu’un homme se remettant sur ses pieds. Le cheval sur lequel était montée lady Berkely recula et hennit de terreur, soit qu’il fût épouvanté du soudain changement de posture de ce spectre, soit qu’il fût désagréablement affecté par quelque odeur qui accompagnait sa présence. La jeune dame elle-même manifesta quelque crainte ; car, bien qu’elle ne crût pas être en présence d’un être surnaturel, cependant, parmi les déguisements bizarres et presque insensés que prenaient les chevaliers d’alors, c’était assurément le plus étrange qu’elle eût jamais vu ; et considérant combien les caprices extravagants des chevaliers de cette époque approchaient de la folie, il ne paraissait nullement sans danger de rencontrer un homme portant les emblèmes de la Mort, seul et au milieu d’une forêt déserte. Quels que fussent néanmoins le caractère et les intentions du chevalier, elle résolut de l’accoster avec le langage et les manières usitées dans les romans en semblables occasions, espérant que, quand même il serait fou, il pourrait être pacifique et sensible à la politesse.

« Sire chevalier, » dit-elle du ton le plus ferme qu’elle put prendre, « je suis vraiment fâchée si, par mon arrivée soudaine, j’ai troublé vos méditations solitaires. Mon cheval, s’apercevant, je crois, de la présence du vôtre, m’a amenée ici sans que je susse ce que j’allais rencontrer. — Je suis un être, » répondit l’étranger d’un ton solennel, « que peu de gens cherchent à rencontrer avant que vienne le temps où ils ne peuvent plus m’éviter. — Sire chevalier, répliqua lady de Berkely, vous parlez de manière à mettre vos paroles d’accord avec le rôle terrible qu’il vous plaît de jouer. Puis-je m’adresser à un homme si formidable pour lui demander quelques instructions relativement à la route que je dois suivre au milieu de ce bois sauvage ? Pourrait-il m’apprendre, par exemple, comment se nomme le château, la ville ou l’hôtellerie la plus proche, et par quel chemin je puis y arriver le plus promptement ? — C’est une singulière audace, répondit le chevalier de la Tombe, que d’oser entrer en conversation avec celui qu’on appelle l’inexorable, l’implacable, et l’impitoyable, celui que même le plus misérable des hommes craint d’appeler à son secours, de peur que sa prière ne soit trop tôt exaucée. — Sire chevalier, reprit lady Augusta, le caractère que vous avez pris, incontestablement pour de bonnes raisons, vous ordonne de tenir un pareil langage ; mais quoique votre rôle soit bien lugubre, il ne vous impose pas, je présume, la nécessité de rejeter cette courtoisie à laquelle vous devez vous être engagé en prononçant les nobles vœux de la chevalerie. — Si vous consentez à vous laisser conduire par moi, reprit le fantôme, il est une seule condition à laquelle je puis vous rendre service : c’est que vous suiviez mes pas sans m’adresser aucune question sur le but de notre voyage. — Je crois qu’il faut me soumettre à vos conditions, répondit-elle, s’il vous plaît en effet de vouloir bien me servir de guide. Je pense que vous êtes un de ces malheureux gentilshommes d’Écosse qui sont maintenant en armes, dit-on, pour la défense de leurs libertés. Une téméraire entreprise m’a placée dans la sphère de votre influence ; et actuellement la seule faveur que j’aie à vous demander, à vous, à qui je n’ai jamais ni fait ni voulu de mal, c’est de me conduire, comme votre connaissance du pays vous permet aisément de le faire, vers la frontière anglaise. Quoi que je puisse voir de vos réunions et de vos manœuvres, croyez que j’oublierai tout comme si cela se passait réellement dans le royaume dont il vous a plu de prendre les attributs ; et si une somme d’argent assez forte pour être la rançon d’un puissant comte peut acheter une telle faveur, cette somme sera remise aussi loyalement que jamais rançon fut payée par un captif. Ne me refusez pas, royal Bruce, ou noble Douglas, si c’est en effet à l’un ou à l’autre de ces hommes fameux que je m’adresse dans cette affreuse extrémité ; on parle de vous comme d’ennemis terribles, mais de généreux chevaliers et d’amis fidèles. Songez combien vous souhaiteriez à vos amis et à vos parents, dans de pareilles circonstances, quelque commisération de la part des chevaliers anglais. — Et en ont-ils donc trouvé ? répliqua le chevalier d’une voix plus sombre qu’auparavant. Agissez-vous sagement, lorsque vous implorez la protection d’un homme que vous croyez être un vrai chevalier écossais, à cause de l’extravagance et de l’extrême misère de son costume ? Est-il sage de lui rappeler la manière dont les seigneurs d’Angleterre ont traité les aimables filles et les nobles dames d’Écosse ? Les cages qui leur servaient de prison n’ont-elles pas été suspendues aux créneaux, afin que leur captivité fût connue du plus vil bourgeois, s’il désirait contempler[19] l’humiliation des plus nobles princesses… que dis-je ? même de la reine d’Écosse ? Est-ce là un souvenir qui puisse inspirer à un chevalier écossais de la compassion envers une dame anglaise ? Est-ce une pensée qui puisse faire autre chose qu’augmenter encore la haine profonde et éternelle contre l’auteur de ces maux, Édouard Plantagenet, haine mêlée à chaque goutte de sang écossais qu’échauffe encore la vie ? Non ! tout ce que vous pouvez attendre, c’est que, froid et inflexible comme le sépulcre, je vous abandonne sans secours à votre triste sort. — Vous ne serez pas si inhumain, s’écria lady Augusta ; en agissant ainsi, vous perdriez vos droits à la haute renommée que vous avez acquise par l’épée ou par la lance. Ce serait abjurer l’amour de cette justice qui se glorifie de soutenir le faible contre le fort. Vous vengeriez les torts et la tyrannie d’Édouard Plantagenet sur les dames et les demoiselles d’Angleterre qui n’ont point accès dans ses conseils, et qui peut-être n’approuvent pas sa conduite dans ces guerres contre l’Écosse. — Et me prieriez-vous encore, dit le chevalier du Sépulcre, si je vous disais les maux auxquels vous seriez exposée dans le cas où nous tomberions entre les mains des soldats anglais, et s’ils vous trouvaient sous une protection d’aussi mauvais augure que la mienne ? — Soyez sûr, répliqua lady Augusta, que la considération d’un tel événement n’ébranle ni ma résolution ni mon désir de me confier à votre protection. Vous ne pouvez savoir qui je suis, et par suite juger combien Édouard serait peu tenté de m’infliger une punition rigoureuse. — Comment puis-je vous connaître ? répliqua le sombre cavalier. Il faut que votre position soit extraordinaire, en effet, si elle peut retenir par justice ou par humanité l’amour de vengeance qui dévore Édouard. Tous ceux qui le connaissent savent bien que ce n’est pas un motif ordinaire qui l’empêcherait de se livrer au penchant de son mauvais naturel. Quoi qu’il en soit, madame, si vous êtes une dame, sous ce déguisement vous m’investissez soudain de votre confiance, et il faut que je m’en montre digne de mon mieux. C’est pourquoi il faut que vous vous laissiez guider implicitement par mes conseils : ils vous seront donnés à la mode du monde spirituel, attendu qu’ils seront des ordres plutôt que des instructions détaillées sur la conduite que vous avez à tenir, et qu’ils auront pour base plutôt la nécessité qu’aucune démonstration, aucun raisonnement. De cette manière, il est possible que je puisse vous servir ; de toute autre façon, il est fort probable que je vous manquerais au besoin, et que je disparaîtrais comme un fantôme qui craint l’approche du jour. — Vous ne pouvez être si cruel ! un gentilhomme, un chevalier, un noble… car je suis convaincue que vous êtes tout cela, a des devoirs qu’il ne peut refuser de remplir. — Il en a, je vous l’accorde, et ils sont sacrés pour moi ; mais il est aussi des devoirs dont l’obligation est doublement forte, et auxquels je dois sacrifier ceux qui autrement me porteraient à me dévouer à votre défense. La seule question est celle-ci : êtes-vous disposée à accepter ma protection, aux conditions auxquelles seulement je puis vous l’accorder ; ou bien préférez-vous que chacun de nous suive son propre chemin, s’en remette à ses propres ressources et laisse le reste au soin de la Providence ? — Hélas ! exposée et poursuivie comme je le suis, m’inviter à prendre moi-même une résolution, c’est comme demander à un malheureux qui tombe dans un précipice de songer avec calme à quelle branche il fera bien de s’accrocher pour amortir sa chute. Nécessairement il s’attachera à celle qu’il pourra le plus aisément saisir, et il abandonnera le reste à la volonté de la Providence. J’accepte donc la protection que vous m’offrez, avec les restrictions qu’il vous plaît d’y mettre, et je place toute ma confiance dans le ciel et dans vous. Pour me servir efficacement, néanmoins, il faut que vous connaissiez mon nom et ma position. — J’en ai déjà été instruit par celle qui vous accompagnait tout-à-l’heure. Ne pensez pas, jeune dame, que beauté, rang, vastes domaines, immenses richesses, talents accomplis puissent avoir la moindre valeur aux yeux de celui qui porte la livrée de la tombe, et dont les affections et les désirs sont depuis long-temps ensevelis dans le sépulcre. — Puisse votre foi être aussi ferme que vos paroles semblent sévères ! et je m’abandonne à vous sans le moindre doute, sans la moindre crainte d’avoir mis à tort toute ma confiance en vous ! »


CHAPITRE XV.

LA ROUTE.


Lady Augusta se voyait traitée avec une rigueur propre à lui faire sentir la nécessité de l’obéissance la plus complète aux volontés du chevalier de la Tombe, en qui elle s’était imaginé voir tout d’abord un des principaux adhérents de Douglas, sinon James Douglas lui-même. Et pourtant, l’idée qu’elle s’était faite du redoutable Douglas était celle d’un chevalier s’acquittant avec exactitude des devoirs de sa noble profession, particulièrement dévoué au service du beau sexe, en un mot tout-à-fait différent du personnage auquel elle se trouvait si étrangement unie, comme par suite d’un enchantement. Néanmoins, lorsque, comme pour abréger l’entretien, il se précipita subitement dans un des labyrinthes du bois, en adoptant un pas que, vu la nature du terrain, le cheval de lady Augusta eut quelque peine à prendre, elle le suivit avec l’anxiété et la vitesse d’un jeune épagneul qui, par crainte plutôt que par amitié, s’efforce de marcher sur les traces d’un maître sévère. La comparaison, il est vrai, n’est ni polie ni très convenable à une époque où les femmes étaient adorées avec une espèce de dévotion ; mais des circonstances telles que celles-ci étaient rares, et lady Augusta de Berkely ne pouvait s’empêcher de croire que le terrible champion, dont le nom avait été si long-temps le sujet de ses inquiétudes et la terreur de tout le pays, pouvait, d’une manière ou d’une autre, accomplir sa délivrance. Elle fit donc tous ses efforts pour suivre cette espèce de fantôme, et marcha derrière le chevalier comme l’ombre du soir accompagne le paysan attardé.

La pauvre dame souffrait évidemment par suite de la peine qu’elle avait à se donner pour empêcher son palefroi de faire quelque faux pas dans ces sentiers roides et raboteux : le chevalier de la Tombe ralentit en conséquence sa course, regarda d’un œil inquiet autour de lui, et parut se dire à lui-même, quoique probablement avec l’intention que sa compagne l’entendît : « Il n’est pas besoin de tant se hâter. »

Il marcha donc plus lentement jusqu’à l’instant où ils arrivèrent sur le bord d’un ravin. C’était une des nombreuses irrégularités de la surface du terrain ; elle était formée par les torrents improvisés, particuliers à cette contrée, qui, serpentant parmi les arbres et les taillis, creusent une suite de cachettes communiquant l’une avec l’autre, de sorte qu’il n’y a peut-être pas de lieu au monde plus propre à une embuscade. L’endroit où Turnbull, l’habitant des frontières, avait opéré son évasion durant la partie de chasse, présentait un échantillon de cette nature de terrain, et peut-être communiquait-il aux différents buissons et passages par lesquels le chevalier et le pèlerin semblaient diriger leur route, quoique ce premier ravin fût à une distance considérable du chemin qu’ils suivaient alors.

Cependant le chevalier avançait toujours ; mais il semblait plutôt vouloir égarer lady Augusta au milieu de ces bois interminables que suivre aucune route fixe et déterminée. Tantôt ils montaient et tantôt ils semblaient descendre dans la même direction, ne trouvant que des solitudes sans bornes et les combinaisons variées d’une campagne toute couverte de bois. Si telle partie de la contrée paraissait labourable, le chevalier semblait l’éviter soigneusement : néanmoins il ne pouvait diriger sa marche avec tant de certitude, qu’il ne traversât point parfois les sentiers que parcouraient les habitants et les cultivateurs. Ceux ci ne montraient aucune surprise à la vue d’un être si singulier, mais ils ne manifestaient jamais par aucun signe, comme l’observait la dame, qu’ils l’eussent pu reconnaître. Il était aisé d’en conclure que le spectre chevalier était connu dans le pays, et qu’il y possédait des partisans et des complices qui du moins étaient assez ses amis pour ne pas donner l’alarme. Le cri bien imité du hibou, hôte trop fréquent de cette solitude pour que ce bruit fût un motif de surprise, semblait être un signal généralement compris parmi eux, car on l’entendait dans différentes parties du bois ; et lady Augusta, qui avait acquis l’expérience de ces voyages par ses premières excursions sous la conduite du ménestrel Bertram, put remarquer qu’après avoir entendu ces cris sauvages, son guide changeait la direction de sa course, et prenait des sentiers qui les conduisaient dans des solitudes plus profondes et des buissons plus impénétrables. Cette circonstance arrivait si souvent que de nouvelles alarmes s’emparèrent de l’infortunée pèlerine. N’était-elle pas la confidente, et presque l’instrument de quelque artificieux dessein, combiné sur un vaste plan et se rattachant à une opération dont le but était, comme les efforts de Douglas l’avaient toujours montré, la conquête de son château héréditaire, le massacre de la garnison anglaise, et enfin le déshonneur et la mort de ce sir John de Walton, du destin duquel elle avait long-temps cru ou cherché à croire que le sien dépendait.

Cette idée ne fut pas plus tôt venue à l’esprit de lady Augusta, qu’elle frissonna des conséquences que pouvaient avoir les ténébreuses transactions où elle se trouvait mêlée, et qui paraissaient prendre une tournure si différente de ce qu’elle avait pensé d’abord.

Les heures de la matinée de ce jour remarquable (c’était le dimanche des Rameaux) se passèrent ainsi à errer d’un lieu dans un autre. Lady Berkely suppliait de temps à autre son guide de lui rendre sa liberté, supplications qu’elle tâchait d’exprimer en termes touchants et pathétiques, ou bien elle lui offrait des richesses, des trésors, sans que son étrange compagnon daignât lui faire aucune réponse.

Enfin, comme las de l’importunité de sa captive, le chevalier, se rapprochant du cheval de lady Augusta, dit d’un ton solennel :

« Je ne suis pas, comme vous pouvez bien croire, un de ces chevaliers qui courent les bois et les solitudes, cherchant des aventures par lesquelles je puisse obtenir grâce aux yeux d’une gentille dame ; cependant j’accéderai jusqu’à un certain point à votre pressante requête, et votre sort dépendra d’un homme à qui vous avez déjà voulu confier vos destins. Dès notre arrivée au lieu de notre destination, qui n’est plus éloigné, j’écrirai à sir John de Walton, et lui enverrai ma lettre par un messager spécial que vous-même accompagnerez ; il répondra sans doute promptement, et vous pourrez reconnaître que celui-là même qui jusqu’à présent a paru sourd aux prières et insensible aux affections terrestres, a encore quelque sympathie pour la beauté et la vertu. Je remettrai le soin de votre sûreté et de votre bonheur futur en votre propre pouvoir et en celui de l’homme que vous avez adopté, et vous serez libre de choisir entre ce bonheur et la misère. »

Comme il parlait ainsi, un de ces ravins, une de ces fentes qui coupaient le terrain sembla s’ouvrir devant eux ; et le chevalier-spectre y dirigea ses pas avec une attention qu’il n’avait pas encore montrée, prit par la bride le palefroi de la dame pour lui faciliter la descente du sentier rapide et raboteux qui seul rendait accessible le fond de cette noire vallée.

Lorsqu’elle arriva enfin sur un sol uni, après les dangers d’une descente dans laquelle son palefroi semblait être soutenu par la force et l’adresse de l’être singulier qui le tenait par la bride, la dame regarda avec quelque étonnement un lieu si propre à servir de retraite. Et il fut d’autant plus évident qu’il en servait en effet, qu’on répondit de différents côtés à un son de cor très bas que donna le chevalier de la Tombe ; et, lorsque le même son fut répété, une dizaine d’hommes armés, les uns portant l’uniforme de soldats, d’autres habillés en bergers et en laboureurs, parurent successivement comme pour montrer qu’ils avaient entendu l’appel.


CHAPITRE XVI.

TURNBULL.


« Bonjour, mes braves amis ! » dit le chevalier de la Tombe à ses compagnons qui semblèrent l’accueillir avec l’empressement d’hommes engagés dans la même entreprise périlleuse. « L’hiver est passé ; le dimanche des Rameaux est arrivé ; et, s’il est sûr que la glace et la neige ne continueront pas d’engourdir la terre pendant le prochain été, il ne l’est pas moins que nous tiendrons parole à ces fanfarons d’Anglais, qui s’imaginent que leurs vanteries et leurs malicieux discours peuvent quelque chose sur des cœurs écossais. Tant que nous trouverons convenable de rester cachés, ils tâcheraient aussi vainement de nous découvrir qu’une ménagère chercherait inutilement une aiguille qu’elle aurait laissé tomber parmi les feuilles flétries de ce chêne gigantesque. Encore quelques heures, et l’aiguille perdue deviendra le glaive exterminateur du génie d’Écosse, prêt à venger mille injustices, et surtout la mort du brave lord Douglas. »

Des murmures, sinon même des cris et des sanglots retentirent parmi les partisans de Douglas au souvenir de la mort récente de leur chef. En même temps ils paraissaient sentir la nécessité de faire peu de bruit, de crainte de donner l’alarme à quelqu’un des nombreux détachements de soldats anglais qui traversaient alors le bois dans différentes directions. L’acclamation si prudemment comprimée s’était à peine éteinte dans un triste silence, que le chevalier de la Tombe, ou, pour l’appeler par son véritable nom, sir James Douglas, s’adressa de nouveau à cette poignée de fidèles adhérents.

« Un effort, mes amis, peut être encore tenté pour terminer pacifiquement notre lutte avec les hommes du Sud. Le destin vient, il y a quelques heures, de jeter en mon pouvoir la jeune héritière de Berkely, pour l’amour de laquelle, dit-on, sir John de Walton défend avec tant d’obstination le château dont je suis possesseur par droit d’héritage. Est-il parmi vous quelqu’un qui ose escorter Augusta de Berkely jusqu’au château, et porter une lettre qui explique les conditions auxquelles je consens à la rendre à son amant, à la liberté et à ses seigneuries anglaises ? — À défaut d’un autre, » dit un grand homme couvert de haillons qui avaient constitué jadis un habit de chasseur (et cet homme n’était autre que Michel Turnbull, qui nous a déjà donné une preuve de son intrépide courage) ; à défaut d’un autre, je m’estimerai heureux de servir d’écuyer à cette dame dans cette expédition. — On est toujours sûr de te trouver, dit Douglas, quand il s’agit de montrer du courage ; mais note bien que cette dame doit nous donner sa parole qu’elle se considérera comme notre prisonnière, qu’on tente ou non de la délivrer ; qu’elle se regardera comme garante de la vie et de la liberté de Michel Turnbull, et que, si John de Walton refuse mes conditions, elle se tiendra pour obligée de revenir avec Turnbull auprès de nous, afin que nous disposions d’elle suivant notre bon plaisir. »

Il y avait bien dans ces clauses de quoi frapper lady Augusta d’une horreur naturelle, et la jeter dans l’hésitation ; néanmoins, si étrange que cela pût paraître, la déclaration de sir James rendit sa situation moins pénible et plus supportable en mettant un terme à sa cruelle incertitude. D’après la haute opinion qu’elle s’était formée du caractère de Douglas, elle n’en venait point à penser que, dans le drame qui se préparait, il pût jouer un rôle indigne d’un parfait chevalier, et tenir, quelles que fussent d’ailleurs les circonstances, une conduite peu honorable à l’égard de ses ennemis. Même par rapport à de Walton, elle se sentait tirée d’un embarras difficile. L’idée d’être découverte par le chevalier lui-même sous son déguisement d’homme avait beaucoup tourmenté son esprit ; et il lui semblait qu’elle s’était écartée des devoirs d’une femme en étendant sa bienveillance à son égard au delà des limites imposées à son sexe, démarche qui pouvait lui nuire même aux yeux de l’amant pour qui elle avait tant hasardé.


Le cœur est peu prisé, dit-on,
Quand la victoire est trop subite ;
Et le cœur qui se rend si vite
Bien vite éprouve l’abandon.


D’autre part, être amenée devant lui comme prisonnière, c’était une position également pénible : mais qu’y faire ? Douglas, entre les mains de qui elle était tombée, lui semblait représenter dans cette espèce de drame le dieu dont l’arrivée seule suffit pour tirer les gens d’embarras. Ce ne fut donc pas trop à contre-cœur qu’elle prêta les serments qu’exigeaient ceux au pouvoir de qui elle se trouvait prisonnière, et qu’elle se soumit à se regarder toujours comme captive, quoi qu’il pût arriver. Elle obéit donc strictement aux instructions de ceux qui étaient maîtres de ses mouvements, priant avec ardeur le ciel de faire que des circonstances, en elles-mêmes si contraires, pussent néanmoins amener enfin le salut de son amant et sa propre délivrance.

Suivit un intervalle de repos, durant lequel un léger repas fut servi à lady Augusta, qui était presque épuisée des fatigues de son voyage. Pendant ce temps-là, Douglas et ses partisans causaient ensemble à voix basse, comme ne désirant pas qu’elle les entendît : et de son côté, pour gagner leur bienveillance, s’il était possible, elle tâchait soigneusement de ne pas avoir l’air d’écouter.

Après quelques instants d’entretien, Turnbull, qui paraissait se considérer comme particulièrement chargé de la dame, lui dit d’une voix dure : « Ne craignez rien, milady, on ne vous fera aucun mal ; cependant il faut vous résigner à avoir pendant quelque temps les yeux bandés. »

Elle se laissa faire dans une muette terreur ; et le soldat, après lui avoir enveloppé la tête dans un manteau, ne l’aida point à remonter sur son palefroi, mais lui offrit le bras pour guider ses pas incertains.


CHAPITRE XVII.

LA RENCONTRE.


Le terrain qu’ils traversaient était, comme lady Augusta pouvait s’en apercevoir, rompu et fort inégal, et quelquefois, à ce qu’elle pensa, encombré de ruines qu’ils avaient de la peine à traverser. La vigueur de son compagnon la tirait d’embarras dans ces occasions ; mais il lui prêtait ce secours d’une façon si brutale qu’une ou deux fois la dame, soit crainte, soit douleur, fut forcée de pousser un gémissement ou un profond soupir, malgré tout son désir de ne manifester aucun signe de la frayeur qu’elle éprouvait ou du mal dont elle avait à souffrir. Dans une de ces occasions, elle sentit distinctement que le rude chasseur n’était plus à son côté, et que la place avait été remplie par un autre homme, dont la voix, plus douce que celle de son compagnon, ne lui semblait pas frapper son oreille pour la première fois.

« Noble dame, dit cette voix, ne craignez pas de nous la plus légère injure, et acceptez mes services au lieu de ceux de mon écuyer qui est allé en avant avec notre lettre ; ne croyez pas que je veuille tirer avantage de ma position si je vous porte dans mes bras à travers ces ruines où vous ne pourriez pas marcher aisément seule et les yeux bandés. »

En même temps lady Augusta de Berkely se sentit soulevée de terre par les bras vigoureux d’un homme et portée avec la plus grande précaution, ce qui la dispensait des pénibles efforts auxquels il avait d’abord fallu se résigner. Elle était bien honteuse de sa situation ; mais si délicate que cette situation fût, ce n’était pas l’instant de s’abandonner à des plaintes propres à blesser des gens que son intérêt était de se concilier. Elle fit donc de nécessité vertu, et entendit les mots suivants qu’on prononçait tout bas à son oreille :

« Ne craignez rien, on ne vous veut aucun mal ; et sir John de Walton lui-même, s’il vous aime comme vous le méritez, n’aura rien à redouter de notre part. Nous ne lui demandons que de rendre justice à vous-même et à nous. Soyez convaincue que vous assurerez votre propre bonheur en secondant nos vues : elles sont également favorables à vos désirs et à notre délivrance. »

Lady Augusta aurait voulu faire quelque réponse ; mais elle était tellement hors d’haleine par suite soit de sa frayeur, soit de la vitesse avec laquelle on la transportait, qu’il lui fut impossible de proférer des accents intelligibles. Cependant elle sentit bientôt qu’elle était enfermée dans quelque édifice, probablement en ruines ; car, quoi que la manière dont elle voyageait alors ne lui permît plus de reconnaître distinctement la nature du terrain, cependant l’air extérieur, qui tantôt cessait de se faire sentir, et tantôt soufflait par bouffées furieuses, annonçait qu’elle traversait des bâtiments en partie intacts, mais donnant, dans d’autres endroits, passage au vent à travers des crevasses et des ouvertures. En un certain moment, il parut à la dame qu’elle traversait une foule considérable de gens qui tous observaient le silence : parfois néanmoins il s’élevait parmi eux un murmure auquel contribuaient plus ou moins toutes les personnes présentes, bien que le son général ne dépassât point un faible chuchotement. Sa situation lui imposait la loi de faire attention à tout, et elle ne manqua point de remarquer que ces personnes faisaient place à l’homme qui la portait : enfin elle sentit qu’il descendait les marches régulières d’un escalier, et qu’elle était alors seule avec lui. Arrivés, à ce qu’il lui sembla, sur un terrain plus égal, ils continuèrent leur singulier voyage par une route qui ne paraissait ni directe ni commode, et à travers une atmosphère presque suffocante, en même temps humide et désagréable, qu’on eût dit produite par les vapeurs d’une tombe nouvellement ouverte. Son guide lui parla une seconde fois.

« Du courage, lady Augustal encore un peu de courage : continuez à supporter cette atmosphère qui doit un jour nous être commune à tous. Ma situation m’oblige à vous remettre entre les mains de votre premier guide ; je puis seulement vous assurer que ni lui ni personne ne se permettra envers vous la moindre impolitesse, le moindre affront… vous pouvez y compter sur la parole d’un homme d’honneur. »

En prononçant ces mots, il la déposa sur un gazon uni, et, à son extrême soulagement, lui fit sentir qu’elle était revenue en plein air et délivrée des exhalaisons suffocantes qui l’avaient oppressée comme celles qui s’échappent d’un charnier. En même temps, elle exprima à voix basse le désir ardent d’obtenir la permission de se débarrasser du manteau dont les plis l’empêchaient presque de respirer, quoiqu’on ne lui eût entouré la tête que pour l’empêcher de voir la route qu’elle parcourait. Au même moment le manteau fut écarté, et elle se hâta d’examiner la scène qui l’environnait.

Le pays était ombragé par des chênes épais, au milieu desquels s’élevaient quelques restes de bâtiments, les mêmes peut-être qu’elle venait de traverser. Une limpide fontaine d’eau vive jaillissait de dessous les racines entrelacées d’un de ces arbres : la jeune dame but quelques gouttes du liquide élément, et y lava son visage qui avait reçu plus d’une égratignure pendant le cours du voyage, en dépit du soin et presque de la tendresse avec laquelle on l’avait portée vers la fin. L’eau fraîche arrêta promptement le sang qui sortait de ces légères blessures, et en même temps elle servit à ranimer les sens de la malheureuse Augusta. Sa première idée fut d’examiner si une tentative d’évasion, dans le cas où elle serait possible, ne serait pas convenable. Mais un moment de réflexion la convainquit de l’absurdité d’un pareil projet ; et cette seconde pensée lui fut confirmée par le retour du gigantesque Turnbull, dont elle avait entendu la voix rude avant d’apercevoir sa figure.

« Étiez-vous impatiente de me voir revenir, belle dame ? les gens de ma sorte, » continua-t-il d’un ton de voix ironique, « toujours les premiers à la chasse des daims sauvages et des habitants des forêts, ne sont pas dans l’habitude de rester en arrière quand de belles dames comme vous sont l’objet de la poursuite ; et si je ne suis pas un guide aussi constant que vous pourriez le désirer, croyez-moi, c’est que j’ai à m’occuper d’autres affaires auxquelles je dois sacrifier momentanément même le plaisir de demeurer avec vous. — Je ne fais aucune résistance, dit la dame ; dispensez-vous donc, en vous acquittant de votre devoir, d’ajouter encore à mes peines par votre conversation : votre maître m’a donné sa parole qu’il ne souffrirait pas que je fusse insultée. — Allons, la belle, allons ! répliqua le chasseur, j’avais toujours pensé qu’il était bien de se concilier la bienveillance des dames par de douces paroles ; mais si cela vous déplaît, je n’éprouve pas tant de plaisir, moi, à courir après de belles phrases endimanchées, que je ne puisse tout aussi bien me taire. Avançons donc, puisqu’il faut que nous voyions votre bien-aimé avant la fin de la matinée, et qu’il nous apprenne sa résolution définitive relativement à une affaire si compliquée ; je ne vous adresserai plus un mot, comme femme, mais je vous parlerai comme à une personne sensée, quoique anglaise. — Vous rempliriez mieux, répondit Augusta, les intentions de ceux dont vous exécutez les ordres en n’ayant avec moi d’autres relations que celle qui est nécessitée par vos fonctions de guide. »

L’homme fronça le sourcil : cependant il parut consentir à ce que proposait lady de Berkely, et garda quelque temps le silence pendant qu’ils poursuivaient leur route, chacun enfoncé dans ses propres réflexions, qui sans doute portaient sur des objets bien différents. Enfin le son bruyant du cor se fit entendre à peu de distance. « C’est la personne que nous cherchons, dit Turnbull ; je reconnais son cor entre tous ceux qui retentissent dans cette forêt, et mes ordres sont de vous mener vers elle. »

Le sang de la jeune dame circula plus rapidement dans ses veines à l’idée d’être ainsi présentée sans cérémonie au chevalier, en faveur duquel elle avait confessé une téméraire préférence. (Remarquons-le toutefois, une pareille déclaration se trouvait plus conforme aux usages de ces temps où des sentiments exagérés inspiraient souvent des actions d’une générosité extravagante, qu’à ceux de nos jours où toute chose est réputée absurde quand elle n’est pas fondée sur un motif qui se rattache immédiatement à l’intérêt personnel.) Lors donc que Turnbull souffla dans son cor, comme pour répondre au son qu’ils avaient entendu, la dame fut tentée de s’enfuir, cédant à une première impulsion de honte et de crainte. Turnbull s’aperçut de son intention, et la saisit par le bras d’une manière qui n’était rien moins que délicate, en lui disant : « Voyons, noble dame ! comprenez bien que vous jouez aussi un rôle dans la pièce, et que, si vous ne restiez pas en scène, elle se terminerait d’une manière peu satisfaisante pour nous tous, à savoir par un combat à outrance entre votre amant et moi, où l’on verrait qui de nous deux est plus digne de votre attention. — Je serai patiente, » dit Augusta, en pensant que la présence même de cet homme étrange et la violence dont il semblait user envers elle étaient une espèce d’excuse utile à ses scrupules de femme, pour se présenter devant son amant sous un déguisement qu’elle sentait n’être ni extrêmement convenable, ni d’accord avec la dignité de son sexe.

Un instant après que ces pensées eurent traversé son esprit, on entendit le galop d’un cheval qui approchait ; et sir John de Walton, paraissant au milieu des arbres, aperçut sa fiancée, captive, à ce qu’il lui sembla, entre les mains d’un bandit écossais, qui ne lui était connu que par un premier trait d’audace durant la partie de chasse.

La surprise et la joie ne permirent au chevalier que de s’écrier aussitôt : « Coquin ! lâche cette femme ! ou meurs dans tes profanes efforts pour gêner les mouvements d’un être auquel le soleil lui-même, le soleil qui éclaire les cieux, serait fier d’obéir. » En même temps, craignant que le chasseur n’entraînât la dame hors de sa vue, au moyen de quelque sentier difficile, semblable à celui qui une première fois lui avait permis de s’évader, sir John de Walton laissa tomber sa lourde lance, que les arbres ne lui permettaient pas de manier avec aisance, et, sautant à bas de son cheval, il s’approcha de Turnbull l’épée nue à la main.

L’Écossais, tenant encore de la main gauche le manteau de la dame, leva de la droite sa hache d’armes, son bâton de Jedwood, pour parer et rendre le coup de son antagoniste ; mais Augusta prit la parole.

« Sir John de Walton, s’écria-t-elle, au nom du ciel ! gardez-vous de toute violence, jusqu’à ce que vous connaissiez le but pacifique qui m’amène ici, et par quels moyens amiables ces guerres peuvent se terminer. Cet homme, quoique votre ennemi, a été pour moi un gardien civil et respectueux ; et je vous conjure de l’épargner jusqu’à ce que vous sachiez pour quel motif il m’a conduite en ces lieux. — Contrainte et lady de Berkely sont deux mots inconciliables : le seul fait de les prononcer ensemble suffirait pour justifier la mort de qui oserait s’exprimer de la sorte ! dit le gouverneur du château de Douglas ; mais vous me l’ordonnez, noble dame, et j’épargne la vie insignifiante de cet homme, quoique j’aie des sujets de plainte contre lui, dont le moindre, s’il avait mille vies, mériterait qu’il les perdît toutes. — John de Walton, répliqua Turnbull, cette dame sait bien que si cette entrevue se passe sans effusion de sang, ce ne sera point parce que j’ai peur de toi ; et si je n’étais retenu par d’autres considérations, non moins importantes pour Douglas que pour toi-même, je ne balancerais pas plus à te provoquer en face et à soutenir les efforts de ta rage, que je ne balance en ce moment à mettre de niveau avec la terre ce rejeton qui en sort. »

En parlant ainsi, Michel Turnbull leva sa hache et abattit d’un chêne voisin une branche presque aussi grosse que le bras : avec tous ses rameaux et ses feuilles, elle tomba à terre entre de Walton et l’Écossais, donnant une preuve irrécusable de la bonté de son arme ainsi que de la force et de l’adresse avec lesquelles il s’en servait.

« Qu’il y ait donc trêve entre nous, camarade, dit sir John de Walton, puisque le bon plaisir de cette dame est qu’il en soit ainsi. Fais-moi connaître ce que tu as à me dire relativement à elle. — À ce sujet, dit Turnbull, mes paroles seront brèves ; mais fais-y bien attention, sir Anglais. Lady Augusta de Berkely, en parcourant ce pays, est devenue prisonnière du noble lord de Doublas, légitime héritier du château et du titre de ce nom. Or, Douglas se voit obligé de mettre à la liberté de cette dame les conditions suivantes, conditions telles, sous tous les rapports, que le droit de la guerre, juste et équitable, permet à un chevalier d’en imposer, à savoir : « En tout honneur et toute sûreté, lady Augusta sera remise à sir John de Walton ou à toute autre personne qu’il désignera pour la recevoir ; d’autre part, le château de Douglas lui-même, ainsi que tous les avant-postes et les garnisons qui en dépendent seront évacués et rendus par sir John de Walton dans l’état actuel et avec toutes les munitions, toute l’artillerie qui sont maintenant dans leurs murs ; enfin l’espace d’un mois de trêve sera accordé à sir James Douglas et à sir John de Walton pour régler les termes de la capitulation de part et d’autre, après avoir préalablement engagé leur parole de chevaliers et promis avec serment que dans l’échange de l’honorable dame pour le susdit château réside l’essence du présent contrat, et que tout autre sujet de discussion sera, suivant le bon plaisir des nobles chevaliers susdénommés, honorablement décidé entre eux, ou même, s’ils le désirent, vidé en champ clos et dans un combat singulier, selon les lois de la chevalerie, devant toute noble personne qui aura droit de présider et d’être juge. »

Il n’est pas facile de concevoir l’étonnement de sir John de Walton quand il entendit le contenu de cet étrange cartel ; il regarda lady de Berkely avec cet air de désespoir qu’on peut supposer à un criminel qui verrait son ange gardien se préparer à partir. Des idées semblables flottaient aussi dans l’esprit d’Augusta ; on lui accordait enfin ce qu’elle avait toujours regardé comme le comble de son bonheur, mais à des conditions déshonorantes pour son amant : telle jadis la flamboyante épée du chérubin servait de barrière entre nos premiers parents et les délices du paradis. Sir John de Walton, après un moment d’hésitation, rompit le silence en ces termes :

« Noble dame, vous pouvez être surprise qu’on m’impose une condition qui a pour objet votre mise en liberté, et que sir John de Walton, qui vous a déjà tant d’obligations qu’il est fier de reconnaître, ne l’accepte cependant pas avec le plus vif empressement, cette condition qui doit assurer votre liberté et votre indépendance ; mais le fait est que les mots qui viennent d’être prononcés ont retenti à mon oreille sans arriver jusqu’à mon intelligence, et il faut que je prie lady de Berkely de m’excuser si je prends un moment pour y réfléchir. — Et moi, répliqua Turnbull, je ne puis vous accorder qu’une demi-heure de réflexion pour une offre que vous devriez, ce me semble, accepter les yeux fermés, au lieu de demander le temps de la méditer ! Le cartel exige-t-il de vous chose que votre devoir comme chevalier ne vous oblige pas implicitement de faire ? Vous vous êtes engagé à devenir l’agent du tyran Édouard, en tenant comme gouverneur le château de Douglas au préjudice de la nation écossaise et du chevalier Douglas-Dale, qui jamais, ni comme nation ni comme individu, ne se sont rendus coupables de la moindre injure envers vous ; vous suivez donc une fausse route, indigne d’un loyal chevalier. D’un autre côté, la liberté et la sûreté de votre dame vous sont actuellement promises ; elle vous sera rendue en tout honneur et respect, si vous consentez à quitter la ligne de conduite injuste dans laquelle vous vous êtes laissé imprudemment engager. Si vous y persévérez, au contraire, vous placez votre propre honneur et le bonheur de cette noble dame entre les mains d’hommes auxquels vous avez fait tout ce qu’il était possible de faire pour les réduire au désespoir, et qui, irrités par ce dernier refus, n’agiront plus qu’en désespérés. — Ce n’est pas du moins de toi, dit le chevalier, que j’apprendrai la manière dont Douglas explique les lois de la guerre ; ce n’est pas de toi que de Walton doit recevoir ces explications comme des préceptes. — Ainsi, je ne suis pas reçu comme un messager de paix ? répliqua Turnbull. Adieu donc ! et songez que cette dame est loin de se trouver en des mains sûres pendant que vous méditerez à loisir sur mon message. Allons, madame, il faut partir. »

En parlant ainsi, il prit la main de lady Augusta, et la tira brusquement, comme pour la forcer à le suivre. La pauvre fille était demeurée immobile et presque privée de sentiment, tandis que des propos menaçants étaient échangés entre les deux guerriers ; mais quand elle se sentit entraînée par Michel Turnbull, elle s’écria, comme si la frayeur la mettait hors d’elle-même : « À mon secours, de Walton ! »

Le chevalier, transporté soudain de fureur, assaillit le chasseur avec une rage terrible, et lui porta de sa longue épée, sans qu’il pût se mettre sur ses gardes, deux ou trois bons coups, dont il fut si rudement atteint qu’il tomba à la renverse dans le taillis. De Walton allait l’achever, lorsqu’il en fut empêché par un cri aigu de sa maîtresse. « Hélas ! de Walton ! qu’avez-vous fait ? Cet homme était ambassadeur, et il aurait dû être à l’abri de toute violence tant qu’il se bornait à remplir son message. Oh ! si vous l’avez tué, qui sait combien peut être terrible la vengeance qui sera tirée de sa mort. »

La voix de la jeune dame parut faire revenir le chasseur de l’étourdissement causé par les coups qu’il avait reçus ; il se releva, disant : « Ne faites pas attention, et ne croyez pas que je vous garde rancune, à vous. Le chevalier, dans sa précipitation, ne m’a ni prévenu ni porté de défi, d’où il a pris un avantage qu’il aurait, je pense, été honteux de prendre de sang-froid. Je recommencerai le combat à armes plus égales, ou j’appellerai un autre champion, comme le chevalier voudra. » Sur ces mots il disparut.

« Ne craignez rien, reine de mes pensées, dit le chevalier ; mais croyez que, si nous regagnons ensemble l’abri du château de Douglas et la sauvegarde de la Croix de saint George, vous pourrez rire de toutes ces menaces. Si vous consentez seulement à me pardonner un crime que je ne serai jamais capable d’oublier moi-même, à savoir l’inconcevable aveuglement qui m’a empêché de reconnaître le soleil pendant une éclipse temporaire, il n’est pas de tâche si dure, si difficile au courage humain que je ne doive entreprendre volontiers, pour effacer une faute si grave. — N’en parlons plus, répliqua la dame ; ce n’est pas dans un moment comme celui-ci, où notre vie est en danger, qu’il faut songer à se quereller pour de si futiles motifs. Je puis vous dire, si vous ne le savez pas encore, que les Écossais sont en armes dans les environs, et que la terre même s’est entr’ouverte pour les dérober aux yeux de vos soldats. — Eh bien ! qu’elle s’entr’ouvre encore ! dit sir John de Walton ; que tous les démons qui habitent l’abîme infernal sortent de leur prison et aillent renforcer nos ennemis… À présent, ma toute belle, que j’ai reçu en vous une perle d’un prix inestimable, puissent mes éperons m’être arrachés des talons par le dernier des goujats, si je fais détourner la tête de mon cheval pour reculer devant les forces les plus redoutables que puissent réunir ces bandits, tant sur terre que dessous. En votre nom, je les défie tous, et sur-le-champ, au combat. »

Comme sir John de Walton prononçait ces derniers mots d’un ton assez animé, un cavalier de haute stature, revêtu d’une armure de la forme la plus simple, sortit de l’endroit du buisson où Turnbull avait disparu. « Je suis, dit-il, James Douglas, et votre cartel est accepté. Moi, comme provoqué, je choisis les armes, et les armes que je choisis sont nos épées de chevalier que nous portons en ce moment ; le lieu du combat, cette clairière qu’on nomme Bloody-Sykes ; le temps, ce moment même ; et les combattants, comme de vrais chevaliers, renonceront de part et d’autre à tous les avantages qu’ils peuvent avoir. — Soit, au nom du ciel ! » dit le chevalier anglais, qui, quoique surpris d’être inopinément défié en duel par un guerrier aussi formidable que le jeune Douglas, était trop fier pour songer à éviter le combat. Faisant signe à la dame de se retirer derrière lui, afin de ne point perdre ce qu’il avait obtenu, en l’arrachant aux mains du chasseur, il tira son épée, et, prenant l’attitude grave et résolue de l’attaque, s’avança lentement vers son adversaire. La rencontre fut terrible, car le courage et l’adresse tant du lord de Douglas-Dale que du sire de Walton étaient cités parmi les plus célèbres de l’époque, et le monde de la chevalerie ne peut guère se vanter d’avoir produit deux guerriers plus fameux. Leurs coups tombaient rapides et pesants comme les traits lancés par quelque formidable machine ; ils étaient parés et rendus avec autant de force que de dextérité, et il ne paraissait pas vraisemblable, même après dix minutes de combat, que l’un des deux combattants pût remporter l’avantage sur l’autre. Ils s’arrêtèrent un instant, comme d’un commun accord, pour reprendre haleine, et pendant cet intervalle Douglas dit : « Je prie cette noble dame de bien comprendre que sa propre liberté ne dépend en aucune manière de l’issue de cette lutte. Le combat n’a rapport qu’à l’affront fait par ce sir John de Walton et par la nation anglaise à la mémoire de mon père et à mes droits naturels. — Vous êtes généreux, sire chevalier, répliqua la dame ; mais en quelle position me placez-vous si vous me privez de mon protecteur par la mort ou la captivité, et que je reste seule dans un pays étranger ? — Si tel devait être l’événement du combat, répondit sir James, Douglas lui-même, madame, vous rendrait à votre terre natale, car jamais son épée ne causa de maux qu’il ne fût prêt à réparer avec cette même épée, et si le noble de Walton veut indiquer le moins du monde qu’il renonce à ce combat, ne fût-ce qu’en détachant une plume du panache de son casque, Douglas renoncera pour sa part à tout projet pouvant porter atteinte à l’honneur ou à la sûreté d’une illustre dame. Cette lutte demeurera suspendue jusqu’à ce que la querelle nationale nous ramène en face l’un de l’autre. »

Sir John de Walton réfléchit un moment, et Augusta de Berkely, quoiqu’elle ne parlât point, lui jeta un regard qui indiquait clairement combien elle désirait qu’il choisit l’alternative la moins hasardeuse ; mais les propres scrupules du chevalier l’empêchèrent d’accepter un arrangement aussi favorable.

« Il ne sera jamais dit de sir John de Walton, répliqua-t-il, qu’il a compromis au moindre degré son propre honneur ou celui de son pays. Ce combat peut se terminer par ma défaite ou plutôt par ma mort, et, dans ce cas, je n’ai plus rien à espérer dans ce monde : alors, en rendant le dernier soupir, je confie à Douglas le soin de lady Augusta, espérant qu’il la défendra au péril de ses jours et trouvera moyen de la replacer saine et sauve dans le château de ses aïeux. Mais, tant que je vivrai, elle n’aura pas besoin d’un autre protecteur que celui qu’elle a honoré en le choisissant pour tel ; et je ne céderai rien, ne fût-ce qu’une plume de mon casque, pour donner à entendre que j’ai soutenu une querelle injuste, défendant la cause soit de l’Angleterre, soit de la plus belle de ses filles. Tout ce que je puis accorder à Douglas, c’est une trêve immédiate, à condition que ma dame pourra sans obstacle se retirer en Angleterre, et que nous continuerons ce combat un autre jour. Le château et le territoire de Douglas appartiennent à Édouard d’Angleterre ; le gouverneur qui commande en son nom est le gouverneur légitime ; et ce, je le soutiendrai, la lance au poing, tant que mes yeux seront ouverts. — Le temps fuit, répliqua Douglas, sans attendre notre décision : jamais instants ne furent précieux comme ceux qui s’écoulent avec chaque souffle d’air vital que nous respirons actuellement. Pourquoi donc ajourner à demain ce qui peut tout aussi bien se faire aujourd’hui ? nos épées seront-elles plus tranchantes, ou nos bras plus vigoureux à les manier ? Douglas fera tout ce qu’un chevalier peut faire pour secourir une dame malheureuse, mais il n’accordera point au chevalier de cette dame la moindre marque de déférence : c’est en vain que sir John de Walton se croit capable d’en extorquer une par la force des armes. »

À ces mots, les chevaliers recommencèrent leur lutte à mort, et la dame resta indécise si elle tenterait de s’évader à travers les sentiers tortueux du bois, ou si elle attendrait l’issue du combat. Ce fut le seul désir de voir quel serait le sort de sir John de Walton qui la fit demeurer comme retenue par un charme sur la place où l’une des plus terribles querelles qui se vidèrent jamais était vidée par les deux plus braves champions qui tirèrent jamais l’épée. Enfin la dame s’efforça de mettre un terme au combat en faisant remarquer le tintement des cloches qui commençaient à sonner le service du jour car c’était le dimanche des Rameaux.

« Au nom du ciel, dit-elle, au nom de vous-mêmes, au nom de l’amour des dames et des devoirs de la chevalerie, suspendez vos coups seulement pour une heure : puisque les forces sont si égales, cherchons quelque moyen de convertir la trève en une paix solide. Songez que c’est aujourd’hui la fête des Rameaux : souillerez-vous par du sang une si grande solennité du christianisme ? Interrompez du moins votre lutte de manière à vous rendre à la plus proche église, portant avec vous des rameaux, non pas à la manière ni avec l’ostentation des conquérants de ce monde, mais comme rendant l’hommage dû aux règles de l’Église et aux institutions de notre sainte religion. — En effet, belle dame, j’étais en chemin pour me rendre dans la sainte église de Douglas, dit l’Anglais, lorsque j’ai eu le bonheur de vous rencontrer ici ; et je ne refuse pas de continuer ma route en ce moment même, concluant une trêve d’une heure, attendu que j’y trouverai bien certainement des amis auxquels je vous confierai en toute assurance, si je venais à succomber dans le combat que nous allons interrompre pour le reprendre après le service divin. — Je consens aussi, répliqua Douglas, à cette courte trêve, et je trouverai de même, assurément, assez de bons chrétiens dans l’église qui ne souffriraient pas que leur maître fût accablé sous le nombre. Marchons donc, et que chacun de nous coure la chance de ce qu’il plaira au ciel de lui envoyer. »

D’après un tel langage, sir John de Walton douta peu que Douglas ne se fût assuré un parti parmi ceux qui seraient rassemblés dans le temple ; mais il n’hésitait pas à penser que les soldats de la garnison y seraient assez nombreux pour comprimer toute tentative de soulèvement : au reste c’était un risque qui valait bien la peine qu’il le courût, puisque là il trouvait l’occasion de placer lady Augusta de Berkely en lieu sûr, ou du moins de faire dépendre sa liberté de l’issue d’une bataille générale, au lieu du résultat précaire d’un combat seul à seul avec Douglas.

Ces deux illustres chevaliers pensaient intérieurement que la proposition de la dame, quoiqu’elle suspendît le combat pour le moment, ne les obligeait en aucune manière à se priver des avantages qu’une augmentation de forces pourrait leur donner de part et d’autre ; et chacun d’eux, d’après ses dispositions intérieures, se croyait sûr de la supériorité. Sir John de Walton était presque certain de rencontrer quelques unes de ses bandes de soldats qui battaient le pays et traversaient les bois par son ordre ; et Douglas, on peut le supposer, ne s’était pas aventuré en personne dans un lieu où sa tête était mise à prix, sans être accompagné d’un nombre suffisant de partisans dévoués, placés plus ou moins près les uns des autres, mais toujours de manière à s’appuyer mutuellement. Chacun donc entretenait l’espérance bien fondée que, en acceptant la trêve proposée, il s’assurait un avantage sur son antagoniste, quoiqu’il ne sût exactement ni de quelle manière ce succès serait obtenu, ni jusqu’à quel point on pourrait le pousser.


CHAPITRE XVIII.

LES PROPHÉTIES.


Son langage était d’un autre monde, ses prédictions étaient étranges, bizarres et mystérieuses ; ceux qui l’écoutaient croyaient entendre un homme dans les rêves de la fièvre, qui parle d’autres objets que des objets présents sous ses yeux, et marmotte entre ses dents comme s’il voyait une apparition.
Ancienne Comédie.


Ce même dimanche des Rameaux où de Walton et Douglas mesurèrent ensemble leurs redoutables épées, le ménestrel Bertram était occupé à lire l’ancien volume des prophéties que nous avons déjà mentionnées comme l’ouvrage de Thomas-le-Rimeur ; mais il n’était pas sans de vives inquiétudes relativement au sort de sa maîtresse et aux événements qui se passaient autour de lui. Comme ménestrel, il désirait un auditeur auquel il put communiquer les découvertes qu’il faisait dans le livre mystique, et qui en même temps l’aidât à couler les heures. Sir John de Walton lui avait procuré, dans Gilbert Greenleaf l’archer, un gaillard qui remplissait bien volontiers le rôle d’auditeur


Du matin jusqu’au soir humide,


pourvu qu’un flacon de vin de Gascogne ou une cruche de bonne ale anglaise demeurât sur la table. On peut se rappeler que de Walton, lorsqu’il fit sortir le ménestrel de son cachot, sentit qu’il lui devait quelques dédommagements pour les injustes soupçons qui lui avaient valu le cachot, d’autant plus que Bertram était un serviteur fidèle, et qu’il s’était montré le discret confident de lady Augusta de Berkely, lorsque vraisemblablement il devait bien connaître tous les motifs et toutes les circonstances du voyage de cette dame en Écosse. Il était donc politique de se concilier sa bienveillance, et de Walton avait engagé son fidèle archer Gilbert à mettre de côté tout soupçon contre Bertram, mais en même temps à ne pas le perdre de vue ; et, s’il était possible, à le tenir en bonne disposition à l’égard du gouverneur et de la garnison. En conséquence, Greenleaf ne doutait point à part lui que le seul moyen de plaire au ménestrel ne fût d’écouter avec patience et admiration les airs qu’il lui plairait le plus de chanter, ou les histoires qu’il aimait le mieux à conter ; et afin d’assurer l’exécution des ordres de son maître, il jugea nécessaire de demander au sommelier telle provision de bonne liqueur qui ne pouvait manquer de rendre sa société encore plus agréable.

Après s’être de la sorte muni des moyens de supporter une longue entrevue avec le ménestrel, Gilbert lui proposa d’ouvrir le tête-à-tête par un bon et copieux déjeuner qu’ils pourraient arroser d’un verre de vin d’Espagne ; et comme son maître lui avait recommandé de montrer au ménestrel tout ce qu’il pourrait désirer voir dans le château, il ajouta qu’il leur serait possible, pour se délasser l’esprit, d’accompagner une partie de la garnison de Douglas au service du jour, qui, comme nous l’avons déjà dit, était célébré avec une grande pompe. Le ménestrel ne trouva rien à objecter à une telle proposition, car il était bon chrétien par principes, et bon vivant comme professeur de la gaie science ; et en conséquence, lui et son camarade, qui précédemment ne se portaient pas beaucoup de bienveillance l’un l’autre, commencèrent leur repas du matin, ce fatal dimanche des Rameaux, avec une grande cordialité et une confiance réciproque.

« Ne croyez pas, digne ménestrel, dit l’archer, que mon maître ravale le moins du monde de votre mérite ou de votre rang, parce qu’il vous renvoie à la société et à la conversation d’un pauvre homme tel que moi. Il est vrai, je ne suis pas officier dans cette garnison ; cependant, comme vieil archer qui manie voilà trente ans l’arc et la flèche, je n’ai pas moins de part, et j’en remercie Notre-Dame… dans la faveur de sir John de Walton, du comte de Pembroke, et d’autres guerriers, que la plupart de ces jeunes gens à têtes folles, auxquels on confie des brevets et qu’on charge de missions importantes, non à cause de ce qu’ils ont fait, mais de ce qu’ont fait leurs ancêtres avant eux. Je vous prie de remarquer entre autres un jeune homme qui nous commande en l’absence de sir Walton, et qui porte l’honorable nom de sir Aymer de Valence ; nom qui est aussi celui du comte de Pembroke dont je vous ai parlé ; ce chevalier a en outre un jeune égrillard de page, qu’on appelle Fabian Harbothel. — Est-ce à ces gentilshommes que s’appliquent vos censures ? dit le ménestrel. J’en aurais jugé autrement ; car, dans le cours de ma longue expérience, je n’ai jamais vu un jeune homme plus courtois et plus aimable que ce jeune chevalier que vous nommez. — Je ne prétends pas qu’il ne puisse le devenir, » répliqua l’archer en se hâtant de réparer la bévue qu’il avait faite ; « mais pour qu’il le devînt il faudrait qu’il se réglât sur l’exemple de son oncle ; qu’il voulût bien, dans les cas difficiles, prendre conseil des vieux soldats expérimentés, et qu’il ne crût pas que des connaissances, fruit de longues années d’observations, peuvent être soudain conférées par un coup de plat d’épée et par les mots magiques : « Levez vous, sir Arthur ! » ou tout autre nom suivant les circonstances. — N’en doutez pas, sire archer, répliqua Bertram ; j’estime hautement l’avantage qu’on peut tirer de la conversation d’hommes aussi expérimentés que vous : les gens de tous les états trouvent à y gagner. Je suis moi-même souvent réduit à regretter de ne pas connaître suffisamment les armoiries, les devises, le blason enfin, et je serais ravi que vous vinssiez à mon aide pour certaines choses qui me sont étrangères, telles que les noms de lieux, de personnes, la description des bannières ou des emblèmes par lesquels de grandes familles se distinguent les unes des autres, toutes choses qu’il m’est si indispensablement nécessaire de connaître pour remplir la tâche que j’ai entreprise. — Quant aux bannières et aux étendards, répondit l’archer, j’en ai vu un bon nombre, et je puis, comme tout soldat, dire le nom du chef qui les déploie pour réunir ses vassaux ; néanmoins, digne ménestrel, je ne puis avoir la présomption de comprendre ce que vous appelez des prophéties, avec ou sur l’autorité de vieux livres peints, explications de songes, oracles, révélations, invocations d’esprits damnés, astrologie judiciaire, et autres offenses graves et palpables par lesquelles des hommes qui se disent aidés du diable en imposent au vulgaire, en dépit des avertissements du conseil privé ; non, pourtant, que je vous soupçonne, digne ménestrel, de vous occuper de ces tentatives pour expliquer l’avenir, tentatives qui sont dangereuse et peuvent être avec raison appelées punissables, et rangées parmi les actes de trahison. — Il y a quelque chose de juste dans ce que vous dites ; mais vos paroles ne peuvent s’appliquer aux livres ni aux manuscrits que j’ai consultés. Comme une partie des choses qui y sont écrites se sont déjà réalisées, nous sommes complètement autorisés à nous attendre à ce que le reste s’accomplisse de même ; et je n’aurais pas beaucoup de peine à vous montrer dans ce volume des prédictions dont un assez grand nombre se sont déjà vérifiées, pour que nous ayons le droit d’attendre avec certitude la vérification des autres. — Je voudrais bien voir cela, » répondit l’archer qui n’avait guère qu’une foi de soldat quant aux prophéties et aux augures, mais qui cependant ne voulait pas contredire trop directement le ménestrel sur de pareils sujets, attendu qu’il avait été endoctriné par sir John, de manière à se prêter aux caprices du barde. En conséquence celui-ci se mit à réciter des vers dont le plus habile interprète de nos jours ne pourrait pas trouver le sens.


Alors que le coq chante, observez bien sa crête,
Car avec le furet le fin renard le guette,
La corneille au corbeau va-t-elle unir ses cris ;
Les chèvres aux rochers suspendre leurs petits ?
Qu’ils soient ensemble alors : la bataille s’apprête ;
Le vautour affamé s’abat sur chaque tête,
Et du Mid-Lothian les guerriers sont partis…
Le peuple est dépouillé, l’abbaye est brûlée,
Le carnage est le fruit d’une horrible mêlée.
Le pauvre ne dit plus quel est son bienfaiteur,
Le pays est sans loi, et l’amour sans honneur ;
Le mensonge est assis sur le char des années,
La vérité n’est plus, les vertus sont fanées ;
Plus de foi : le cousin dérobe son cousin,
De son père le fils ose percer le sein,
Et le père à son fils, etc., etc., etc.


L’archer écouta ces pronostics mystérieux, dont la lecture n’était pas moins ennuyeuse qu’inintelligible, en faisant tous ses efforts pour ne pas laisser éclater son ennui ; pour ce faire, il allait demander de fréquentes consolations au flacon, afin de supporter de son mieux ce qu’il ne pouvait ni comprendre ni trouver intéressant. Cependant le ménestrel tâchait d’expliquer les prédictions douteuses et imparfaites dont nous avons donné un échantillon suffisant.

« Pourriez-vous souhaiter, » dit-il à Greenleaf, « une description plus exacte des malheurs qui se sont appesantis sur l’Écosse dans ces derniers temps ? Le corbeau et la corneille, le renard et le furet ne les annoncent-ils pas d’une manière indubitable ? Ces oiseaux et ces quadrupèdes ne sont-ils pas identiquement semblables à ceux que les chevaliers déploient sur leurs bannières, ou portent représentés sur leurs écus ? et ne descendent-ils pas au grand jour dans la plaine pour ravager et détruire ? La désunion complète entre les hommes n’est-elle pas clairement indiquée par ces mots que les liens du sang seront brisés, que les parents ne se lieront plus les uns aux autres, et que le père et le fils, au lieu d’avoir foi en leur parenté naturelle, chercheront à se donner mutuellement la mort pour jouir des biens l’un de l’autre ? Les braves du Lothian sont expressément désignés comme prenant les armes, et nous voyons encore ici d’évidentes allusions aux derniers événements de ces guerres écossaises. La mort de ce dernier William est obscurément annoncée sous l’emblème d’un chien de chasse, qui fut parfois l’animal dont était orné le cimier de ce bon seigneur.


On redoutait le chien, il sera muselé,
Et pourtant de sa perte on sera désolé.
Un jeune chien naîtra d’une semblable race
Dont le Nord gardera la mémoire et la trace ;
En tête, il n’aura plus les combats d’autrefois,
Bien qu’il entende encor de glapissantes voix.
Thomas nous l’a conté dans un matin d’automne,
En un temps orageux, sur les coteaux d’Eldonne.


« Ces vers ont un sens, sire archer, continua le ménestrel, et qui va aussi directement au but qu’aucune de vos flèches, quoiqu’il puisse y avoir quelque imprudence à en donner l’explication directe. Néanmoins, comme j’ai entière confiance en vous, je n’hésite pas à vous dire que, dans mon opinion, ce jeune chien qui n’attend que le moment de paraître n’est autre que le célèbre prince écossais Robert Bruce, qui, malgré ses défaites réitérées, n’a point cessé, tandis qu’il est poursuivi par des limiers avides de sang, et entouré par des ennemis de toute sorte, de soutenir ses prétentions à la couronne d’Écosse, en dépit du roi Édouard, aujourd’hui régnant. — Ménestrel, répliqua le soldat, vous êtes mon hôte, et nous sommes assis tous deux en amis pour partager en bonne intelligence ce modeste repas ; je suis forcé de vous dire cependant, quoiqu’il m’en coûte pour troubler notre harmonie, que vous êtes le premier qui ayez jamais osé prononcer en présence de Gilbert Greenleaf un seul mot en faveur de ce traître proscrit, de ce Robert Bruce, qui a, par ses rébellions, troublé si long-temps la paix de ce royaume. Suivez mon conseil, et taisez-vous sur ce sujet ; car, croyez-moi, l’épée d’un véritable archer anglais sortira du fourreau sans le consentement de son maître, s’il entend dire quelque chose au préjudice de saint George et de sa croix rouge. L’autorité de Thomas-le-Rimeur, ou de tout autre prophète d’Écosse, d’Angleterre ou du pays de Galles, ne sera point regardée comme une excuse valable pour ces inconvenantes prédictions. — Je serais toujours fâché de vous causer la moindre offense, dit le ménestrel, et à plus forte raison de vous mettre en colère lorsque je reçois de vous l’hospitalité. Vous n’oublierez cependant pas ce point, je l’espère : c’est uniquement sur votre invitation que je mange à votre table, et si je vous parle des événements futurs, je le fais sans avoir la moindre intention de travailler pour ma part à ce qu’ils se réalisent ; car, Dieu m’est témoin, il y a bien des années que je lui demande sincèrement paix et bonheur pour tous les hommes, et surtout gloire et félicité pour le pays des braves archers, où je suis né moi-même, et que je suis tenu de mentionner dans mes prières avant toutes les autres nations du monde. — Et vous avez raison, répliqua Gilbert ; car ainsi vous remplissez un devoir indispensable envers le beau pays de votre naissance, qui est le plus riche de tous ceux qu’éclaire le soleil. Il y a cependant une chose que je voudrais bien savoir, s’il vous plaît de me la dire : ne trouvez-vous rien dans ces rimes grossières qui paraisse concerner la sûreté du château de Douglas où nous sommes en ce moment… car, voyez-vous, sire ménestrel, j’ai remarqué que ces parchemins moisis, peu importe leur date et le nom de l’auteur, ont cette certaine coïncidence avec la vérité, que, quand les prédictions qu’ils contiennent sont répandues dans le pays, et occasionent des bruits de complots, de conspirations et de guerres sanglantes, ces bruits sont très aptes à causer les malheurs mêmes qu’ils ne sont censés que prédire. — Il ne serait pas alors très prudent à moi, repartit le ménestrel, de choisir pour texte de mes commentaires une prophétie qui aurait rapport à une attaque de ce château ; car, dans ce cas, je m’exposerais, selon votre raisonnement, au soupçon de vouloir amener un résultat que personne ne regretterait plus vivement. — Je vous donne ma parole, mon cher ami, répliqua l’archer, qu’il n’en sera point ainsi à votre égard : car d’abord je ne concevrai aucune mauvaise opinion de vous, et je n’irai pas dire ensuite à sir John de Walton que vous méditez mal contre lui ou sa garnison… et, à parler franchement, sir John de Walton ne croirait pas l’individu qui viendrait lui tenir un pareil langage. Il a une haute opinion, opinion sans doute méritée, de votre dévoûment à votre maîtresse, et il croirait commettre une injustice en soupçonnant la fidélité d’un homme qui a montré qu’il n’hésiterait pas à recevoir la mort, plutôt que de trahir le moindre secret de sa noble dame. — En conservant son secret, dit Bertram, je n’ai fait que remplir le devoir d’un fidèle serviteur, lui laissant à elle le soin de juger combien de temps un pareil secret devait être gardé ; car un fidèle serviteur doit songer aussi peu, par rapport à lui, à l’issue d’une commission dont il est chargé, qu’un ruban de soie ne s’inquiète des secrets de la lettre qu’il entoure. Et, quant à votre demande… je ne puis me refuser, quoique ce soit simplement pour satisfaire votre curiosité, à vous découvrir ce que ces vieilles prophéties semblent annoncer : des guerres s’allumeront dans Douglas-Dale entre un hagard ou faucon sauvage qui, je crois, est l’emblème de sir John de Walton, et les trois étoiles qui sont les armes de Douglas ; et je pourrais vous donner plus de renseignements sur ces sanguinaires querelles, si je connaissais dans ces bois l’endroit qu’on nomme Bloody-Sykes, car en ce lieu même, à moins que je ne me trompe, se passeront des scènes de meurtre et de carnage entre les partisans des Trois-Étoiles et ceux qui suivent le parti du Saxon, ou roi d’Angleterre. — J’ai entendu souvent, répliqua Gilbert, nommer ainsi un certain lieu par les naturels du pays ; cependant, ce serait en vain que nous chercherions à découvrir l’endroit précis, car ces rusés d’Écossais nous cachent avec soin tout ce qui concerne la géographie de leur contrée, comme disent les savants ; mais nous pouvons regarder Bloody-Sykes, Bottomless-Myre, et d’autres lieux, comme des noms sinistres auxquels leurs traditions attachent quelque idée de guerre et de carnage. S’il vous convient, d’ailleurs, nous pouvons, en allant à l’église, essayer de trouver l’endroit qu’on appelle Bloody-Sykes : nous le découvrirons, j’en suis convaincu, avant que les traîtres qui méditent une attaque contre nous se trouvent en force suffisante pour l’oser. »

En conséquence, le ménestrel et l’archer, qui pendant cet entretien avaient eu tout le temps raisonnable pour se rafraîchir avec le flacon de vin, sortirent du château de Douglas, sans attendre d’autres hommes de la garnison, pour tâcher de découvrir la vallée qui portait le nom sinistre de Bloody-Sykes. Tout ce que Greenleaf en savait, c’est qu’il avait entendu désigner un endroit par un nom semblable, durant la partie de chasse faite sous les auspices de sir John de Walton, et que cet endroit était situé dans les bois d’alentour, près de la ville de Douglas et non loin du château.


CHAPITRE XIX.

LE DÉFI.


Hotspur. Je ne puis choisir ! quelquefois il me met en colère en me parlant de la taupe et de la fourmi, de l’enchanteur Merlin et de ses prophéties, d’un dragon ailé et d’un poisson sans nageoires, d’un griffon aux ailes rognées et d’un corbeau qui mue, d’un lion couchant et d’un chat rampant, et de mille autres balivernes, au point que ma foi en est ébranlée.
Shakspeare. Le roi Henri IV.


La conversation entre le ménestrel et l’ancien archer prit naturellement une tournure assez semblable à celle d’Hotspur et de Glendower[20], et peu à peu Gilbert Greenleaf y prit une part plus considérable que ne semblaient le lui permettre ses habitudes et son éducation : mais la vérité était qu’en se donnant mille peines pour se rappeler les armoiries des chefs militaires, leurs cris de guerre, leurs emblèmes et les autres signes par lesquels ils se distinguaient sur les champs de bataille, et qui devaient indubitablement être indiqués dans les rimes prophétiques, il commençait à éprouver ce plaisir que ressent presque tout le monde, quand on découvre soudain en soi une faculté dont les circonstances nécessitent l’emploi, et dont la possession augmente à ses propres yeux l’importance de celui qui se la reconnaît. Le bon sens profond du ménestrel fut certainement un peu surpris des bévues qui parfois échappaient à son compagnon, tandis qu’il était entraîné par le désir, d’une part, de faire parade de la nouvelle faculté qu’il s’était découverte, et de l’autre, de rappeler à son esprit les préventions qu’il avait nourries toute sa vie contre les ménestrels, qui, avec tout leur cortège de légendes et de fables, devaient d’autant plus probablement être menteurs qu’ils venaient presque tous du Nord.

Comme ils passaient d’une clairière de la forêt à une autre, le ménestrel commença à s’étonner du nombre de pieux Écossais qu’ils rencontraient et qui semblaient se diriger en toute hâte vers l’église, pour prendre part à la cérémonie du jour : c’est du moins ce que l’on pouvait présumer à voir les rameaux verts dont ils étaient chargés. À chacun d’eux l’archer adressait la parole pour leur demander s’il existait réellement un lieu appelé Bloody-Sykes, et où l’on pourrait le trouver… mais tous semblaient l’honorer ou vouloir éviter de répondre : ce à quoi ils trouvaient toujours un prétexte dans la manière dont les interrogeait le joyeux archer, manière qui se ressentait passablement du déjeuner qu’il venait de faire. La réponse générale était qu’on ne connaissait pas de lieux semblables, ou qu’on avait bien d’autres choses à faire le matin d’une si grande fête, qu’à répondre à de frivoles questions. Enfin, comme dans une occasion ou deux la réponse des Écossais approcha presque de l’insolence, le ménestrel tira de là quelques observations : d’après lui, il y avait toujours quelque machination sous jeu, quand le peuple de ce pays ne savait pas répondre honnêtement à ses supérieurs, lui d’ordinaire si disposé à le faire ; en outre ils paraissaient se rassembler en bien grand nombre pour le service du jour des Rameaux.

« Vous ferez sans doute, sire archer, continua le ménestrel, votre rapport au chevalier en conséquence ; car je vous l’assure, si vous y manquez, je me sentirai moi-même (la sûreté de ma maîtresse y étant aussi intéressée) dans la nécessité d’exposer à sir John de Walton les circonstances qui me font concevoir des soupçons de cette affluence extraordinaire d’Écossais, et de la malhonnêteté qui a remplacé la courtoisie habituelle de leurs manières. — Paix, sire ménestrel ! » répliqua l’archer mécontent de l’intervention de Bertram : « croyez que plus d’une fois le sort d’une armée a dépendu de mes rapports au général, qui ont toujours été clairs et précis, suivant le devoir du soldat. Votre carrière, mon digne ami, a été tout-à-fait différente de la mienne : vous n’avez eu toute votre vie à songer que d’affaires de paix, de vieilles chansons, de prophéties et autres choses sur lesquelles je ne veux pas disputer avec vous ; mais, croyez-moi, il sera dans l’intérêt de notre réputation à tous deux que nous ne cherchions pas à empiéter sur nos attributions réciproques. — Pour ma part, je suis loin de vouloir le faire, répliqua le ménestrel ; mais je désirerais que nous retournassions promptement au château, afin de demander à sir John de Walton son opinion sur ce que nous venons de voir. — À cela il ne peut y avoir d’objection, repartit Greenleaf ; mais si nous allions chercher le gouverneur à l’heure qu’il est, nous le trouverions prêt à se rendre à l’église de Douglas, où il ne manque jamais de se trouver en des occasions comme celle-ci avec la plus grande partie de ses officiers, pour empêcher par sa présence qu’il ne s’élève quelque tumulte, ce qui n’est nullement impossible entre Anglais et Écossais. Tenons-nous-en donc à notre premier projet d’assister au service divin, et débarrassons-nous de ces bois fourrés pour prendre le chemin le plus court vers l’église de Douglas. — Faisons donc la plus grande diligence possible, dit le ménestrel, et avançons d’autant plus vite qu’en ce lieu même, paraît-il, la paix chrétienne due à ce jour n’a pas été inviolablement observée. Que signifient ces gouttes de sang ? » dit-il en montrant celles qui étaient tombées des blessures de Turnbull… « Pourquoi la terre a-t-elle gardé ces empreintes profondes, ces pas d’hommes armés qui avançaient et reculaient, sans doute, suivant les chances d’une lutte terrible et acharnée ? — Par Notre-Dame ! s’écria Greenleaf, je dois avouer que vous voyez clair. Où étaient donc mes yeux quand ils vous ont permis d’être le premier à découvrir ces indices de combat ? Voici une plume d’un panache bleu que j’aurais dû me rappeler, puisque mon commandant l’a pris, ou du moins m’a permis de le lui attacher à son casque ce matin en signe du retour de l’espérance, à cause de son aimable couleur. Mais la voici à terre, et, si je ne me trompe, arrachée par une main ennemie. Allons, camarade, à l’église !… à l’église !… et vous verrez de quelle manière j’appuierai de Walton en cas de danger. »

Il se dirigea donc vers la ville de Douglas, y entra par la porte du sud, et remonta la rue dans laquelle sir Aymer de Valence avait chargé le fantôme.

Nous pouvons maintenant nous arrêter un peu en face de l’église de Douglas. C’était originairement un superbe édifice gothique, et les tours, s’élevant de beaucoup au dessus des murailles de la ville, témoignaient de la grandeur de sa construction première. Elle était alors en partie ruinée ; et la petite portion d’espace libre qui fût encore consacré au service de la religion, se trouvait être la chapelle de la famille où les anciens lords de Douglas se reposaient des fatigues du monde et des travaux de la guerre. De l’esplanade située en face de l’édifice, les yeux des promeneurs pouvaient suivre une grande partie du cours de la rivière de Douglas, qui se rapprochait de la ville vers le sud-ouest : elle était bordée par une ligne de collines capricieusement variées de formes, et, en plusieurs endroits, couvertes de bois taillis qui descendaient vers la vallée et formaient une espèce de bois épais et fourré dont la ville était environnée. La rivière elle-même, coulant à l’ouest autour de la ville, et de là se dirigeant vers le nord, entretenait le grand lac ou pièce d’eau artificielle dont nous avons déjà parlé. Grand nombre d’Écossais, portant des branches de saule ou d’if pour représenter les rameaux qui étaient l’emblème du jour, semblaient attendre, dans le cimetière, l’arrivée de quelque personne d’une sainteté remarquable, ou une procession de moines et de religieux venant assister à la cérémonie du jour. Au moment où Bertram et son compagnon entraient dans le cimetière, lady de Berkely, qui suivait sir John de Walton à l’église, après avoir été témoin de son combat singulier avec le jeune chevalier de Douglas, aperçut son fidèle ménestrel. Aussitôt elle résolut de se remettre sous la garde de cet ancien serviteur de sa maison, de ce confident de ses aventures. Elle comptait bien d’ailleurs qu’elle serait ensuite rejointe par sir John de Walton, avec une force suffisante pour garantir sa sûreté. Elle s’écarta donc du chemin qu’elle avait suivi d’abord, et se dirigea vers l’endroit où Bertram et sa nouvelle connaissance, le vieux Greenleaf, s’occupaient à questionner des soldats anglais que le service divin avait amenés aussi vers l’église.

Lady Augusta de Berkely parvint à dire en particulier à son fidèle serviteur et guide : « N’ayez point l’air de faire attention à moi pour l’instant, ami Bertram ; mais tâchez, s’il est possible, que nous ne soyons plus séparés l’un de l’autre. » Cet avis donné, elle ne tarda point à remarquer qu’il était compris par le ménestrel, qui porta aussitôt ses regards autour de lui, puis la suivit des yeux, tandis que, enveloppée dans son manteau de pèlerin, elle se retirait lentement vers une autre partie du cimetière, et semblait attendre que Bertram se détachât de Greenleaf et trouvât moyen de venir la rejoindre.

Rien, en vérité, ne pouvait affecter plus vivement le fidèle ménestrel que le mode singulier de communication qui lui apprenait que sa maîtresse était saine et sauve, libre de diriger ses propres mouvements, et, à ce qu’il espérait, disposée à se soustraire aux périls qui l’entouraient en Écosse, par une retraite immédiate vers son propre pays et ses domaines. C’eût été avec joie qu’il se serait approché d’elle, et qu’il l’aurait rejointe ; mais elle réussit à l’avertir, par un signe, de n’en rien faire, tandis qu’en même temps il craignait un peu les conséquences qui pourraient s’ensuivre si elle était reconnue par Greenleaf ; car le vieil archer pourrait juger convenable de s’immiscer dans leur affaire afin de gagner les bonnes grâces du chevalier qui commandait la garnison. Cependant Gilbert continuait sa conversation avec Bertram, tandis que celui-ci, comme bien des gens en pareille situation, souhaitait de tout son cœur que son compagnon, bien intentionné, eût été à cent toises sous terre, pour qu’il lui fût possible de rejoindre sa maîtresse ; mais tout ce qu’il pouvait faire, c’était de se rapprocher d’elle autant que possible sans exciter de soupçons.

« Je vous prie, digne ménestrel, » dit Greenleaf après avoir prudemment regardé autour de lui, » reprenons le sujet dont nous causions avant d’être arrivés ici. N’est-ce pas votre opinion que les Écossais ont fixé cette matinée même pour quelqu’une des dangereuses tentatives qu’ils ont tant de fois renouvelées, et contre lesquelles se tiennent si bien en garde les gouverneurs placés dans cette province de Douglas par notre bon roi Édouard, notre légitime souverain. — Je ne puis voir, répliqua le ménestrel, sur quels fondements vous établissez une pareille crainte, ni ce qui vous semble ici, dans ce cimetière, différent de ce que vous remarquiez en venant ici, lorsque vous aviez l’air de vous moquer de moi parce que je m’abandonnais à des soupçons du même genre. — Ne voyez-vous pas, reprit l’archer, la multitude de gens à étranges figures et à déguisements divers qui se pressent dans ces antiques ruines, ordinairement si solitaires ? Voici, par exemple, un jeune homme qui semble vouloir éviter les regards, et dont les vêtements, je le jurerais, n’ont jamais été taillés en Écosse. — Et si c’est un pèlerin anglais, » répliqua le ménestrel en voyant que l’archer lui désignait du doigt lady Augusta de Berkely, » il présente assurément moins de matière aux soupçons. — Je n’en sais rien, dit le vieux Greenleaf ; mais je pense qu’il sera de mon devoir de faire connaître à sir John de Walton, si je puis le joindre, qu’il se trouve ici bien des gens qui, à en juger par leur mine, n’appartiennent ni à la garnison ni à cette partie de la contrée. — Considérez, dit Bertram, avant de porter une telle accusation contre ce pauvre jeune homme, et de l’exposer à toutes les conséquences qui doivent nécessairement résulter d’un pareil soupçon, combien de circonstances particulières à cette époque peuvent engager à des actes de dévotion. Non seulement c’est l’anniversaire de l’entrée triomphante du fondateur de la religion chrétienne à Jérusalem, mais ce jour même est appelé Dominica Confitentium, ou Dimanche des Confesseurs : les palmes, ou les rameaux d’if ou de saule qui les remplacent, sont offerts aux prêtres et solennellement réduits en cendres, que les prêtres distribuent ensuite aux fidèles le mercredi des cendres de l’année suivante. Tels sont les rites et cérémonies qui sont toujours observés dans notre pays, par ordre de l’Église. Or, vous ne pouvez pas, digne archer, vous ne pouvez pas, sans crime, poursuivre, comme coupables de méditer des projets contre votre garnison, des gens qui peuvent justifier leur présence ici par leur désir d’assister aux cérémonies du jour. Et voyez-vous cette nombreuse procession qui approche avec bannière et croix, et à la tête de laquelle se trouve sans doute quelque ecclésiastique de haut rang ? Demandons d’abord qui est ce prélat, et probablement nous trouverons, dans son nom et sa dignité, une garantie suffisante de la conduite pacifique et régulière de ceux que la piété a réunis en ce jour dans l’église de Douglas. »

Greenleaf demanda donc le nom du personnage que son compagnon désirait connaître, et reçut pour réponse que le saint homme qui s’avançait en tête de la procession n’était autre que le diocésain du district, l’archevêque de Glasgow, qui était venu honorer de sa présence les cérémonies par lesquelles ce jour devait être sanctifié. Le prélat pénétra donc dans l’enceinte du cimetière ruiné, précédé de ses porte-croix, et suivi d’une nombreuse multitude portant des branches d’if et d’autres arbres toujours verts. Le saint père donnait en passant sa bénédiction, qui était reçue avec de pieuses exclamations par ceux des fidèles qui l’entouraient. « C’est à vous, s’écriaient-ils, à vous, révérend père, que nous demandons le pardon de nos fautes, et que nous désirons humblement les confesser, afin que nous puissions en obtenir ensuite la rémission au ciel ! »

Ce fut ainsi que se réunirent la congrégation et le dignitaire ecclésiastique, échangeant de pieux saints, et ne paraissant songer qu’aux rites du jour. Les acclamations de la foule se mêlaient à la voix sonore du prêtre qui officiait suivant le rituel sacré, le tout formant une scène qui, conduite avec la pompe et le cérémonial catholiques, n’était pas moins édifiante qu’imposante.

En voyant le zèle avec lequel la foule réunie dans le cimetière, aussi bien que les fidèles sortant de l’église, venaient saluer triomphalement l’évêque du diocèse, l’archer fut presque honteux des soupçons qu’il avait conçus sur la sincérité des intentions du digne prélat. Profitant d’un accès de dévotion, peut-être assez extraordinaire chez le vieux Greenleaf, qui en ce moment s’était avancé lui-même pour recueillir sa part des bénédictions que dispensait le prélat, Bertram s’esquiva d’auprès de son nouvel ami ; et, se glissant à côté de lady Augusta, échangea avec elle, par un serrement de main, une félicitation réciproque. À un signe du ménestrel, ils se retirèrent dans l’intérieur de l’église, de manière à n’être point remarqués dans la foule, chose qui leur fut d’autant plus facile qu’il régnait une ombre assez épaisse dans certaines parties de l’édifice.

Le corps de l’église, dévastée comme elle l’était, et pour ainsi dire tapissée des trophées d’armes des derniers seigneurs de Douglas, ressemblait plutôt à des ruines profanées par le sacrilège qu’à l’enceinte d’un lieu saint : cependant l’on pouvait voir que des préparatifs avaient été faits pour la cérémonie du jour. À l’extrémité de la nef était suspendu le grand écusson du comte de Douglas qui était récemment mort prisonnier en Angleterre. Autour de cet écusson étaient placés seize autres écus plus petits, appartenant à ses ancêtres, et une épaisse ombre noire était répandue au loin par l’ensemble de ce trophée, où ne brillaient que l’éclat des couronnes et le reflet de certaines armoiries moins sombres que les autres. Je n’ai pas besoin de dire que, sur tous les autres points, l’église était tristement délabrée, car c’était l’endroit même où sir Aymer de Valence avait eu une entrevue avec le vieux fossoyeur, et où maintenant, après avoir réuni, dans un coin séparé, quelques unes des troupes de soldats épars qu’il avait rassemblées et amenées à l’église, il se tenait en alerte et semblait prêt à repousser une attaque. Cette vigilance était d’autant plus nécessaire que sir John de Walton paraissait occupé à promener ses regards d’un lieu à un autre, comme s’il ne pouvait découvrir l’objet qu’il cherchait : et cet objet, comme le lecteur le comprendra aisément, n’était autre que lady Augusta de Berkely qu’il avait perdue de vue au milieu de la foule. Dans la partie orientale de l’église était élevé un autel temporaire, à côté duquel, revêtu de ses ornements sacerdotaux, l’archevêque de Glasgow avait pris place avec les prêtres et les différentes personnes qui composaient son cortège épiscopal. Sa suite n’était ni nombreuse ni richement habillée, et le costume du prélat lui-même n’était guère propre à donner une haute idée de la richesse et de la dignité de l’épiscopat. Cependant depuis qu’il avait déposé sa croix d’or à l’ordre sévère du roi d’Angleterre, celle de simple bois qu’il avait prise en place n’avait pas moins d’autorité et ne commandait pas moins le respect parmi le clergé et le peuple du diocèse.

Les différentes personnes. Écossaises de nation, alors rassemblées autour de lui, semblaient épier ses mouvements, comme ceux d’un saint descendu du ciel ; et les Anglais attendaient, frappés d’un muet étonnement, comme s’ils eussent craint qu’à quelque signal inopiné une attaque ne fût tentée contre eux, soit par les puissances de la terre ou du ciel, soit par les unes et par les autres réunies. En effet, tel était le dévoûment des membres du haut clergé d’Écosse aux intérêts du parti de Bruce, que les Anglais ne leur permettaient qu’à peine de prendre part même aux cérémonies de l’Église qui étaient de leur domaine particulier : aussi la présence de l’archevêque de Glasgow, officiant un jour de si grande fête dans l’église de Douglas, était une circonstance assez rare, et qui ne pouvait manquer d’exciter la surprise et les soupçons. Cependant un concile de l’Église avait récemment enjoint aux premiers prélats écossais de remplir leur devoir le jour de la fête des Rameaux, et ni les Anglais ni les Écossais ne voyaient cette cérémonie avec indifférence. Le silence inaccoutumé qui régnait dans l’église remplie, à ce qu’il semblait, de personnes dont les vues, les espérances, les désirs et les vœux étaient si différents, ressemblait à un de ces calmes solennels qui souvent précèdent le choc des éléments, et qui sont bien connus pour être les présages de quelque terrible convulsion de la nature. Tous les animaux, suivant leurs instincts divers, expriment leur prévision de la tempête qui approche : les buffles, les daims et les autres habitants des forêts se retirent dans leurs retraites les plus profondes ; les brebis s’empressent de regagner leur parc, et la lourde stupeur de toute la nature, soit animée soit inanimée, présage qu’elle se réveillera bientôt par un bouleversement et un choc général, quand l’éclair livide sillonnera la nue de manière à précéder dignement les sourds roulements du tonnerre.

C’était ainsi que, plongés dans un profond silence, ceux qui s’étaient rendus à l’église en armes à l’appel de Douglas épiaient et attendaient à chaque instant un signal d’attaque, tandis que les soldats de la garnison anglaise, convaincus des mauvaises dispositions des Écossais à leur égard, croyaient à chaque instant qu’ils allaient entendre le cri bien connu de « Arcs et Bills ! » donner le signal d’un combat général ; et les deux partis, se regardant l’un l’autre avec fierté, semblaient préparés à la lutte fatale.

Malgré la tempête qui paraissait à chaque moment prête à éclater, l’archevêque de Glasgow continuait de s’acquitter avec la plus grande solennité des cérémonies particulières à la fête ; il s’arrêtait de temps à autre pour regarder la multitude, comme calculant si les turbulentes passions de ceux qui l’entouraient pourraient être contenues assez long-temps pour qu’il lui fût possible de remplir jusqu’au bout ses fonctions d’une manière convenable au lieu et à la circonstance.

Le prélat venait enfin d’achever l’office lorsqu’un laïque, s’avançant vers lui d’un air solennel et sombre, demanda au révérend père s’il ne pourrait pas consacrer quelques instants à porter ses consolations spirituelles à un homme qui, non loin de là, gisait mourant des suites d’une blessure.

L’ecclésiastique acquiesça aussitôt à cette demande, au milieu d’un silence morne qui, lorsqu’il examinait les sourcils froncés d’une partie au moins des assistants, lui faisait craindre que cette fatale journée ne finît pas d’une manière paisible. Le père fit signe au messager de lui montrer le chemin, et alla remplir son devoir, accompagné de quelques hommes qui passaient pour être partisans de Douglas.

Il y eut quelque chose de très frappant, sinon de suspect, dans l’entrevue qui suivit. Sous une voûte souterraine était déposé le corps d’un homme grand et vigoureux, dont le sang coulait en abondance par deux ou trois larges blessures, et se répandait sur les bottes de paille qui lui servaient de lit, tandis que ses traits exprimaient un mélange de courage et de férocité, prêt à se changer en une passion plus sauvage.

Sans doute le lecteur aura déjà pensé que le personnage en question n’était autre que Michel Turnbull qui, blessé dans la rencontre du matin, avait été déposé par quelques uns de ses amis sur la paille qu’on lui avait arrangée en forme de lit, pour y vivre ou y mourir, comme il plairait à Dieu. Le prélat, dès son entrée sous la voûte, se hâta d’appeler l’attention du blessé sur l’état de ses affaires spirituelles, et de lui administrer les secours que l’Église accorde aux pécheurs mourants. Les paroles qu’ils échangeaient avaient ce caractère grave et sévère que doit prendre la conversation d’un père spirituel et d’un pénitent, quand tout un monde disparaît aux yeux du pécheur, et qu’un autre monde se développe devant lui dans toutes ses terreurs, montrant aux yeux du coupable le châtiment que méritent les fautes dont il a souillé sa vie mortelle. C’est un des plus solennels entretiens que puissent avoir ensemble deux êtres de la terre, et le caractère intrépide de l’habitant de la forêt de Jedwood aussi bien que l’expression bienveillante et pieuse du vieil ecclésiastique augmentaient beaucoup le caractère touchant de cette scène.

« Turnbull, dit l’homme de Dieu, j’espère que vous me croirez si je vous dis que le cœur me saigne de vous voir dans un tel état : car, c’est mon devoir de vous le dire, vos blessures sont mortelles. — La chasse est-elle donc finie ? » répliqua l’homme de Jedwood avec un soupir. « Peu m’importe, bon père, car je crois m’être comporté comme il convient à un brave chasseur : la vieille forêt n’a point perdu par ma faute de sa réputation pour l’art de poursuivre le gibier et de le réduire aux abois ; et même, dans cette dernière affaire, il me semble que ce beau chevalier anglais n’aurait pas remporté un pareil avantage si le terrain où nous avons combattu eût été égal pour l’un et pour l’autre, ou si j’eusse été prévenu de son attaque. Mais il sera reconnu par tous ceux qui prendront la peine de l’examiner, que le pied du pauvre Michel Turnbull a glissé deux fois durant le combat, et qu’autrement il ne serait pas ici gisant dans l’agonie de la mort : au contraire, cet homme du sud serait probablement, en ma place, mort comme un chien sur cette paille sanglante. »

L’évêque répliqua en engageant son pénitent à renoncer à ces idées de vengeance et de mort, et à tâcher plutôt de réfléchir au grand voyage dont le moment ne tarderait pas à venir.

« Oh ! répondit le blessé, vous, mon père, vous savez indubitablement mieux que moi ce qu’il convient de faire ; cependant il me semble que j’aurais été en faute si j’avais différé jusqu’à ce jour l’examen de ma vie, et je ne suis pas un homme à nier que la mienne a été sanglante et désespérée. Mais je n’en ai jamais voulu à un brave ennemi de ce qu’il m’a fait souffrir : je suis un de ces hommes qui, nés en Écosse, et enflammés d’un amour bien naturel pour leur pays, n’ont point dans ces derniers temps préféré au casque de fer la toque et la plume, et les livres de prières aux lames des épées nues. Or vous savez vous-même, mon père, si, dans notre résistance à l’usurpation anglaise, nous n’avons pas toujours eu l’approbation des fidèles prélats de l’Église écossaise, et si on ne nous a point exhortés à prendre les armes et à nous en servir pour l’honneur de notre roi d’Écosse et la défense de nos propres droits. — Assurément, dit le prélat, telles ont été nos exhortations à nos compatriotes opprimés, et je ne vous enseigne pas à présent une doctrine contraire ; néanmoins, aujourd’hui que j’ai du sang autour de moi et un homme qui se meurt sous mes yeux, j’ai besoin de souhaiter de ne pas être sorti de la véritable route, de n’avoir pas ainsi contribué à égarer les autres. Puisse le ciel me pardonner si je l’ai fait ! car je ne saurais alléguer que ma sincère et bonne intention en excuse du conseil erroné que je vous ai donné, à vous ainsi qu’à d’autres, touchant ces guerres. Je reconnais qu’en vous excitant à teindre vos épées dans le sang, j’ai violé jusqu’à un certain point le caractère de ma profession, qui défend et de répandre le sang et de faire que d’autres le répandent. Puisse le ciel nous mettre à même de remplir nos devoirs et de nous repentir de nos erreurs, particulièrement de celles qui ont occasioné la mort ou le malheur de nos semblables ! et surtout puisse le chrétien mourant reconnaître ses fautes, et se repentir avec sincérité d’avoir fait à autrui ce qu’il n’aurait pas voulu qu’on lui fît ! — Quant à cette affaire, répliqua Turnbull, je n’ai jamais vu le temps où je n’aie pas été prêt à échanger un coup avec l’homme le plus brave ; et si je n’ai pas toujours manié l’épée, c’est parce que j’avais appris à faire usage de la hache d’armes de Jedwood, que les Anglais appellent pertuisane, et qui ne diffère guère, suivant moi, de l’épée ni du poignard. — La différence n’est pas grande, sans doute, dit l’évêque ; mais je crains, mon ami, que la mort donnée avec ce que vous appelez la hache de Jedwood ne vous vaille aucune préférence sur celui qui commet le même mal avec toute autre arme. — À coup sûr, digne père, répliqua le pénitent, je dois convenir que l’effet des armes est le même, en ce qui concerne l’homme qui reçoit le coup ; mais je demanderai à votre science pourquoi un homme de Jedwood ne se servirait pas d’une hache de Jedwood, qui est, ainsi que le nom l’indique, l’arme offensive propre à son pays. — Le crime de meurtre, répondit l’évêque, ne consiste pas dans l’arme avec laquelle le crime est commis, mais dans le mal que le meurtrier fait à son semblable, et dans le désordre qu’il introduit au sein de la création paisible et régulière du roi des cieux. C’est en vous repentant de ce crime que vous pouvez fléchir le ciel irrité de vos offenses, et en même temps échapper aux conséquences que doit avoir, suivant les saintes Écritures, l’effusion du sang. — Mais, bon père, répliqua le blessé, vous le savez aussi bien que personne, dans cette compagnie et même dans cette église, il y a des vingtaines d’Écossais et d’Anglais sur le qui-vive, qui ne sont pas tant venus ici pour remplir les devoirs religieux de ce jour, que littéralement pour s’arracher la vie les uns aux autres, et donner un nouvel exemple de l’horreur des guerres que se font l’une à l’autre les deux portions de la Bretagne. Quelle conduite doit donc tenir un pauvre homme comme moi ? Ne dois-je pas lever contre l’Anglais cette main que je puis encore, ce me semble, rendre passablement redoutable… ou faut-il, pour la première fois de ma vie, que j’entende pousser le cri de guerre sans que mon épée prenne sa part de carnage ? Il me semble qu’il me serait difficile, peut-être tout-à-fait impossible de m’y résoudre ; mais si telle est la volonté du ciel et votre avis, très révérend père, il vaut incontestablement mieux céder à vos conseils, comme à ceux d’un homme qui a l’autorité et la puissance de nous tirer d’embarras dans les occasions critiques, ou, comme l’on dit, dans les cas de conscience. — C’est indubitablement mon devoir, répliqua l’archevêque, comme je vous l’ai déjà dit, de ne pas donner lieu en ce jour à ce qu’il y ait effusion de sang ou infraction de paix ; et je dois vous recommander, comme à mon pénitent, sur le salut de votre âme, de ne pas occasioner ces deux grands malheurs, soit personnellement, soit en excitant les autres à le faire ; car, en suivant une autre route, vous et moi, j’en suis certain, nous agirions d’une manière indigne et coupable. — Je tâcherai de penser ainsi, révérend père, répondit le chasseur : néanmoins j’espère qu’au ciel on se rappellera en ma faveur que je suis le premier homme portant le surnom de Turnbull, et en outre le propre nom du prince des archanges lui-même, qui ait jamais été capable de supporter l’affront de voir un Anglais tirer une épée en sa présence, sans avoir été par là provoqué à dégainer aussi la sienne et à courir sur lui. — Prenez garde, mon fils, répliqua le prélat de Glasgow, et remarquez qu’en ce moment même vous n’êtes pas fidèle aux résolutions que vous venez tout à l’heure de prendre, après de sérieuses et justes considérations. Ne ressemblez-donc pas, ô mon fils ! à la truie qui s’est vautrée dans la boue, et qui, après avoir été lavée, court se souiller de nouveau, et revient plus sale qu’elle n’était auparavant. — Eh bien ! révérend père, repartit le blessé, quoiqu’il semble presque contre nature que des Écossais et des Anglais se rencontrent sans faire un échange de coups, je tâcherai néanmoins très sincèrement de ne fournir aucune occasion de querelle, et, s’il est possible, de ne pas saisir celles qui pourront m’être fournies par d’autres. — En agissant ainsi, répliqua l’évêque, vous réparerez autant qu’il est en vous la violation de la loi divine dont vous vous êtes rendu coupable ; vous préviendrez de nouvelles causes de querelles entre vous et vos frères du Sud, et vous échapperez à cette tentation de répandre le sang, si commune à notre époque et à notre génération. Et ne pensez pas que je vous impose, par ces admonitions, un devoir trop pénible à remplir comme homme et comme chrétien. Je suis moi-même homme, Écossais, et, comme tel, je me sens offensé de l’injuste conduite des Anglais envers notre patrie et notre souverain ; et pensant comme vous pensez, je sais combien vous devez souffrir quand vous êtes obligé de vous soumettre à des insultes nationales sans vengeance ni représailles. Mais ne nous imaginons pas être les agents de cette légitime vengeance que le ciel a spécialement déclarée être son attribut propre. N’oublions pas, tandis que nous voyons et sentons les injustices dont notre pays est accablé, n’oublions pas que nos propres invasions, nos embuscades, nos surprises ont été aussi fatales aux Anglais que leurs attaques et leurs incursions l’ont été pour nous : en un mot, que les malheurs infligés au nom des croix de Saint-André et de Saint-George ne soient plus considérés comme des motifs de guerre pour les habitants des deux pays limitrophes, au moins pendant les fêtes de la religion ; mais comme elles sont l’une et l’autre des signes de rédemption, que, de même, elles indiquent plutôt l’oubli et la paix de part et d’autre. — Je consens, répondit Turnbull, à m’abstenir de toute offense envers autrui, et je m’efforcerai même de ne point garder rancune de celles qui me sont faites, dans l’espérance d’amener en ce monde un état de choses heureux et tranquille, tel que vos paroles, révérend père, me le font augurer. » Tournant alors son visage vers la muraille, l’habitant des frontières attendit avec fermeté l’arrivée de la mort, et l’évêque la lui laissa contempler.

Les pacifiques dispositions que le prélat avait inspirées à Michel Turnbull s’étaient en quelque sorte répandues parmi les assistants qui avaient écouté avec une crainte religieuse son exhortation spirituelle ; mais le ciel avait décrété que la querelle nationale, dans laquelle tant de sang avait déjà été versé, occasionerait encore dans ce jour un combat à mort.

D’éclatantes fanfares de trompettes, paraissant venir de dessous terre, retentirent alors dans l’église, et éveillèrent l’attention des soldats et des fidèles qui s’y trouvaient réunis. La plupart de ceux qui entendirent ces sons belliqueux portèrent la main à leurs armes, pensant qu’il était inutile d’attendre un second signal. Des voix grossières, de rudes exclamations, le frottement des épées sortant des fourreaux, ou leur cliquetis contre les autres pièces des armures, présagèrent d’une manière terrible l’attaque qui, néanmoins, fut retardée d’un instant par les exhortations de l’archevêque. Un second bruit de trompettes retentit, et la voix d’un héraut fit entendre la proclamation suivante :

« … Attendu que beaucoup de nobles poursuivants de chevalerie sont présentement assemblés dans l’église de Douglas ; attendu qu’il existe entre eux des causes ordinaires de querelles et de débats pour leur mérite comme chevaliers ; en conséquence, les chevaliers écossais sont prêts à combattre tel nombre de chevaliers anglais qui pourra être convenu, pour soutenir soit la beauté supérieure de leurs dames, soit la querelle nationale dans toutes ses branches, soit tout autre point de contestation qu’ils peuvent avoir à vider, et qui sera jugé, par les deux partis, motif suffisant de querelle. Les chevaliers qui seront assez malheureux pour succomber dans cette lutte renonceront à poursuivre davantage leurs querelles ou à porter désormais les armes, outre les autres conditions qui pourront être déterminées, comme conséquences de la défaite, par un conseil des chevaliers présents dans la susdite église de Douglas. Mais surtout un nombre quelconque d’Écossais, depuis un jusqu’à vingt, soutiendra la querelle qui a déjà coûté tant de sang, relativement à la mise en liberté de lady Augusta de Berkely, et à la reddition du château de Douglas à son propriétaire ici présent. C’est pourquoi on requiert des chevaliers anglais qu’ils donnent leur consentement à ce qu’une pareille épreuve de courage ait lieu ; et, d’après les règles de la chevalerie, ils ne peuvent refuser sans perdre entièrement leur réputation de valeur et sans s’exposer à voir diminuer, sous tous les rapports, l’estime qu’un courageux poursuivant d’armes doit vouloir se concilier, tant de la part des braves chevaliers de son propre pays que de ceux des autres contrées. »

Ce défi inattendu réalisa les craintes les plus exagérées de ceux qui avaient vu avec méfiance la réunion extraordinaire des partisans de la maison de Douglas. Après un court intervalle de silence, les trompettes sonnèrent encore bruyamment, et la réponse des chevaliers anglais fut faite en ces termes :

« À Dieu ne plaise que les droits et les privilèges des chevaliers anglais et la beauté de leurs damoiselles ne soient pas soutenus par les enfants de l’Angleterre, ou que ceux des chevaliers anglais qui sont ici rassemblés montrent la moindre hésitation à accepter cette offre de combat, fondée soit sur les prétentions à la beauté supérieure des dames, soit sur les causes de dispute qui existent entre les deux nations : pour l’un ou l’autre desquels motifs, ou pour tous les deux, les chevaliers d’Angleterre ici présents sont prêts à combattre aux termes du susdit cartel, tant que leurs épées et leurs lances le leur permettront, sauf et excepté, pourtant, la reddition du château de Douglas, qui ne peut être rendu qu’au roi d’Angleterre, ou aux officiers agissant par son ordre. »


CHAPITRE XX et dernier.

LA REDDITION DU CHÂTEAU.


Poussez le terrible cri de guerre ; que les champions parlent, que chacun fasse bravement son devoir, et Dieu défendra la bonne cause… Saint André ! Ils pouvaient pousser trois fois ce cri, et le poussaient de toutes leurs forces ; puis ils marchèrent contre les Anglais, comme je vous l’ai bien dit. Nos Anglais leur répondirent en criant : Saint George, le brave chevalier de nos dames ! Ils criaient ainsi de toutes leurs forces en répétant trois fois ce cri.
Vieille Ballade.


La crise extraordinaire mentionnée dans le chapitre précédent força, comme ou peut bien le supposer, les chefs des deux partis à mettre de côté toute dissimulation : ils déployèrent toutes leurs forces en rangeant en bataille leurs partisans respectifs. On vit alors le célèbre chevalier de Douglas tenir conseil avec sir Malcolm Fleming et d’autres illustres cavaliers.

Sir John de Walton, dont l’attention avait été éveillée par la première fanfare de trompettes, tandis qu’il cherchait avec inquiétude à assurer une retraite à lady Augusta, s’occupa aussitôt du soin de rassembler ses hommes, soin dans lequel il fut secondé par l’active amitié du chevalier de Valence.

Lady de Berkely ne se montra nullement intimidée de ces préparatifs de combat. Elle s’avança suivie de près par le fidèle Bertram, et une femme en costume de cavalier, dont la figure, quoique soigneusement cachée, n’était autre que celle de l’infortunée Marguerite de Hautlieu, dont les pires craintes s’étaient réalisées quant à l’infidélité du chevalier son amant.

Suivirent quelques instants d’un silence qu’aucune des personnes présentes n’osait prendre sur elle de rompre.

Enfin le chevalier de Douglas s’avança, et dit à haute voix : « Je désirerais savoir si sir John de Walton est prêt à évacuer le château de Douglas, sans perdre un temps que nous pourrions employer à combattre, et s’il lui faut le consentement et la protection de Douglas pour le faire ? »

Le chevalier de Walton tira son épée : « Je tiens le château de Douglas, dit-il, et je le défendrai contre l’univers entier… Jamais d’ailleurs je ne demanderai à personne ce que je puis m’assurer par ma seule épée. — Je suis des vôtres, sir John, dit Aymer de Valence, et je vous soutiendrai en bon camarade contre quiconque peut nous chercher querelle. — Courage, nobles Anglais ! dit la voix de Greenleaf, prenez vos armes, au nom de Dieu ! Arcs et bills ! arcs et bills !… Un messager nous apporte la nouvelle que Pembroke est en marche venant des frontières d’Ayrshire, et qu’il nous aura rejoints avant une demi-heure. Au combat, vaillants Anglais ! Valence, rescousse ! et vive le brave comte de Pembroke ! »

Les Anglais qui se trouvaient dans l’église et à l’entour ne tardèrent pas un instant à prendre les armes. De Walton cria de toutes ses forces : « Je conjure Douglas de songer à la sûreté des dames ! » Et il se fraya un passage vers la porte de l’église, les Écossais ne pouvant résister à l’impression de terreur qui s’empara d’eux à la vue de cet illustre chevalier secondé par son frère d’armes, tous deux depuis long-temps la terreur du pays. De Walton eût réussi à sortir tout-à-fait de l’église, s’il n’eût été courageusement arrêté par le jeune fils de Thomas Dickson d’Hazelside, tandis que son père recevait de Douglas l’ordre de veiller à ce que les dames étrangères ne souffrissent aucun mal durant le combat qui, long-temps différé, allait enfin s’engager.

Durant ce temps-là, de Walton jetait les yeux sur lady Augusta avec un vif désir de voler à son secours ; mais il fut obligé de reconnaître qu’il pourvoirait mieux à sa sûreté en la laissant sous la protection de l’honneur de Douglas.

En attendant, le jeune Dickson frappait coups sur coups, demandant à son courage, malgré son extrême jeunesse, tous les efforts dont il était capable pour conquérir la gloire réservée au vainqueur du célèbre de Walton.

« Jeune fou, » dit enfin sir John, qui avait d’abord épargné le pauvre garçon, « reçois donc la mort d’une noble main, puisque tu la préfères à des jours longs et paisibles. — Peu m’importe, » répliqua le jeune Écossais d’une voix mourante ; « j’ai vécu assez long-temps, puisque je vous ai retenu si long-temps à la place où vous êtes. »

Le jeune homme disait vrai ; car, au moment même où il tombait pour ne plus se relever, Douglas le remplaça, et sans dire un seul mot, renouvela avec de Walton ce formidable combat singulier où ils avaient déjà fait preuve de tant de courage. Ils se jetèrent l’un sur l’autre avec un redoublement de furie. Sir Aymer de Valence alla se placer à gauche de son ami de Walton, et il semblait désirer qu’un partisan de Douglas vînt se joindre à son chef pour qu’il pût lui-même prendre part à l’action ; mais ne voyant personne qui semblât disposé à le satisfaire, il modéra son envie, et demeura simple spectateur, bien contre son gré. Enfin il sembla que Fleming, qui se tenait au premier rang des chevaliers écossais, voulût se mesurer avec de Valence. Aymer lui-même, brûlant du désir de se battre, s’écria enfin : « Infidèle chevalier de Boghall ! en avant ! défendez-vous contre l’imputation d’avoir abandonné la dame de vos amours et de faire la honte de la chevalerie. — Ma réponse, dit Fleming, même à une insulte moins grave, pend à mon côté. » En un instant le fer brilla dans sa main, et parmi les guerriers, les plus habiles spectateurs eurent peine à suivre des yeux une lutte qui ressembla plutôt à une tempête dans un pays de montagnes qu’au cliquetis de deux épées qui frappent et qui parent, qui tour à tour attaquent ou repoussent.

Les coups se succédaient avec une effrayante rapidité ; et quoique les deux combattants ne pussent pas, comme Douglas et de Walton, conserver un certain degré de réserve, fondé sur le respect que ces chevaliers avaient l’un pour l’autre, cependant au défaut d’art suppléait chez de Valence et Fleming une fureur qui rendait l’issue du combat presque aussi incertaine.

Voyant leurs supérieurs ainsi engagés dans une lutte de désespoir, les simples combattants, suivant l’usage, restèrent immobiles de part et d’autre, et les regardèrent avec un respect instinctif. Une femme ou deux avaient été cependant attirées, suivant la nature de leur sexe, par leur compassion envers ceux qui étaient déjà tombés victimes des chances de la guerre. Le Jeune Dickson, qui rendait le dernier soupir sous les pieds des combattants, fut en quelque sorte arraché au tumulte par lady de Berkely, de la part de qui cette action parut d’autant moins étrange qu’elle portait encore son habit de pèlerin. Elle essaya vainement d’attirer l’attention du père du jeune homme sur la triste tâche qu’elle s’était imposée.

« Ne vous embarrassez pas, madame, de ce qui est irréparable, dit le vieux Dickson, et ne distrayez pas votre attention et la mienne du soin de votre sûreté, que Douglas a juré de garantir ; et, s’il plaît à Dieu et à sainte Brigitte, je la considère comme mise par mon commandant sous ma responsabilité. Croyez-moi, la mort de ce jeune homme ne sera point oubliée, quoique ce ne soit pas à présent le moment de s’en souvenir. Le temps des souvenirs viendra, et avec ce temps l’heure de la vengeance. »

Ainsi parlait le sombre vieillard, détournant les yeux du corps sanglant qui gisait à ses pieds, modèle de beauté et de force naissante. Après y avoir jeté un dernier et triste regard, il s’éloigna et vint se placer à l’endroit d’où il pouvait le mieux protéger lady de Berkely, sans tourner de nouveau les yeux vers le cadavre de son fils.

Cependant le combat continuait sans le moindre ralentissement de part ni d’autre, mais aussi sans aucun avantage décidé. Enfin, toutefois, le destin parut disposé à se prononcer. Le chevalier de Fleming, poussant en avant, avec furie, et amené par hasard presque à côté de lady Marguerite de Hautlieu, porta un coup à faux, et le pied lui glissant dans le sang du jeune Dickson, il tomba devant son adversaire et fut sur le point de se trouver à sa merci. Mais Marguerite de Hautlieu, qui avait hérité de l’âme d’un guerrier, et qui n’était pas moins vigoureuse qu’intrépide, voyant une hache de médiocre grandeur sur le pavé où l’avait laissée tomber l’infortuné Dickson, la ramassa aussitôt, en arma sa main, et intercepta ou abattit l’épée de sir Aymer de Valence, qui, autrement, serait demeuré maître du terrain à cet instant décisif. Fleming songeait trop à profiter d’un secours si inattendu pour s’arrêter à rechercher d’où il venait ; il regagna aussitôt l’avantage qu’il avait perdu, et réussit dans la suite du combat à donner le croc en jambe à son antagoniste, qui tomba sur le pavé, tandis que la voix de son vainqueur, s’il méritait réellement ce nom, faisait retentir dans l’église ces fatales paroles : « Rends-toi, Aymer de Valence ! Rescousse ou non rescousse !… Rends-toi, rends-toi ! » ajouta-t-il en lui mettant l’épée sur la gorge, « non pas à moi, mais à cette noble dame, rescousse ou non rescousse ! »

Ce fut avec un profond serrement de cœur que le chevalier anglais s’aperçut qu’il avait totalement perdu une occasion si favorable d’acquérir de la renommée, et il fut obligé de se résigner à son sort, ou de se laisser tuer sur place. Il avait seulement une consolation, c’était que jamais combat n’avait été soutenu avec plus d’honneur, puisque la victoire avait été aussi bien décidée par le hasard que par le courage.

L’issue du long et terrible combat entre Douglas et de Walton ne resta plus long-temps incertaine. À vrai dire, le nombre des victoires remportées en combat singulier par Douglas était si grand, qu’on pouvait douter s’il n’était pas supérieur en force et en adresse à Robert Bruce lui-même : il était du moins regardé presque comme son égal dans l’art de la guerre.

Après trois quarts d’heure d’une lutte acharnée, Douglas et de Walton, dont les nerfs n’étaient pas absolument de fer, commencèrent à laisser apercevoir par quelques signes que leurs corps d’humains se ressentaient de leurs terribles efforts. Les coups commencèrent à être portés plus lentement et furent parés avec moins de promptitude. Douglas, voyant que le combat touchait à sa fin, fit généreusement signe à son antagoniste de le suspendre un moment.

« Brave de Walton, dit-il, il n’y a point de querelle à mort entre nous, et vous devez reconnaître que, dans cette passe d’armes, Douglas, bien qu’il ne possède en ce monde que son manteau et son épée, s’est abstenu de prendre un avantage décisif, avantage que la chance du combat lui a offert plus d’une fois. La maison de mon père, les larges domaines qui l’entourent, l’habitation et les sépulcres de mes ancêtres forment une récompense raisonnable pour exciter un chevalier à combattre ; ils m’ordonnent d’une voix impérative de poursuivre une lutte dont le prix est si beau. Quant à vous, vous êtes toujours aussi bien venu près de cette noble dame, dont je vous garantis l’honneur et la sûreté, que si vous la receviez des mains du roi Édouard lui-même ; et je vous donne ma parole que les plus grands honneurs qui puissent attendre un chevalier malheureux, sans l’ombre de ce qui pourrait ressembler à une insulte ou à une injure, seront réservés à de Walton, s’il remet le château ainsi que son épée à James de Douglas. — C’est le destin auquel je suis peut-être condamné, répliqua sir John de Walton ; mais jamais je ne m’y soumettrai volontairement, et l’on ne dira pas de moi que ma propre bouche, à moins que je ne fusse réduit à la dernière extrémité, a prononcé contre moi-même la fatale condamnation. Pembroke est en marche avec toute son armée pour secourir la garnison de Douglas ; j’entends même déjà le galop de son cheval, et je ne lâcherai point pied lorsque je suis à l’instant d’être secouru. Je ne crains pas non plus que l’haleine qui commence à me manquer ne me permette pas de soutenir cette lutte jusqu’à l’arrivée du secours que j’attends. Allons donc, et ne me traitez pas comme un enfant, mais comme un homme qui, destiné à la victoire, à la défaite, ne redoute pas d’avoir à résister à toute la force de son adversaire. — Eh bien donc, soit ! » dit Douglas : et son front, tandis qu’il prononçait ces mots, se couvrit d’une teinte sombre semblable à la couleur livide d’un nuage qui recèle la foudre, indice d’une résolution bien prise de mettre promptement fin à cette lutte. Mais tout-à-coup, un bruit de pas de chevaux approchant de plus en plus, un chevalier gallois, qu’on reconnut pour tel à la petite taille de son coursier, à ses jambes nues et à sa lame ensanglantée, cria de toute sa force aux combattants de s’arrêter.

« Pembroke est-il près d’ici ? demanda de Walton. — Il n’est qu’à Loudon-Hill, répliqua l’exprès ; mais j’apporte ses ordres à sir John de Walton. — Je suis prêt à y obéir au péril de mes jours, répondit le chevalier. — Malheur à moi ! s’écria le Gallois ; faut-il donc que ma bouche apporte aux oreilles d’un homme si brave d’aussi fâcheuses nouvelles ! Le comte de Pembroke a reçu hier l’avis que le château de Douglas était attaqué par le fils du dernier seigneur et par tous les habitants du pays. Pembroke, à cette nouvelle, résolut de marcher à votre secours, noble chevalier, avec toutes les forces qu’il avait à sa disposition. Il se mit en marche ; et déjà il concevait l’espérance de pouvoir délivrer le château, quand soudain il rencontra à Loudon-Hill un corps de troupes qui n’était guère inférieur au sien pour le nombre, et commandé par le fameux Bruce, que les rebelles écossais reconnaissent pour roi. Il marcha aussitôt à l’ennemi, jurant qu’il ne passerait pas même un peigne dans sa barbe grise avant d’avoir délivré à tout jamais l’Angleterre de ce fléau sans cesse renaissant. Mais les chances de la guerre étaient contre nous. »

Là il s’arrêta pour reprendre haleine.

« Je m’y étais attendu, s’écria Douglas. Robert Bruce pourra dormir maintenant, puisqu’il a vengé sur Pembroke, dans son propre pays, le massacre de ses amis et la dispersion de son armée à Methuen-Wood. Ses hommes sont, il est vrai, accoutumés à braver et à surmonter tous les périls. Ceux qui suivent sa bannière ont fait leur éducation sous Wallace, outre qu’ils ont partagé les dangers de Bruce lui-même. On croyait que les vagues les avaient engloutis lorsqu’ils s’embarquaient pour venir de l’ouest ; mais sachez que Bruce s’est déterminé, dès le retour du printemps qui commence, à renouveler ses prétentions légitimes ; sachez qu’il ne sortira pas d’Écosse tant que la vie lui restera au corps, tant qu’il demeurera un seul seigneur pour défendre son souverain, en dépit de toute la puissance qu’on a si perfidement déployée contre lui. — Il n’est que trop vrai, dit le Gallois Meredith, quoique ce soit un fier Écossais qui parle… Le comte de Pembroke, complètement défait, est incapable de sortir d’Ayr, où il s’est retiré avec de grandes pertes, et il m’envoie commander à sir John de Walton d’obtenir les meilleures conditions possibles pour la reddition du château de Douglas, le prévenant qu’il ne doit plus compter sur son secours. »

Les Écossais, en apprenant ces nouvelles inattendues, poussèrent des cris si bruyants et si énergiques, que les ruines de la vieille église parurent réellement s’ébranler et menacer de tomber avec fracas sur la foule entassée dans son enceinte.

Le front de sir de Walton se couvrit d’un nuage, à la nouvelle du désastre de Pembroke. Quoiqu’il restât parfaitement libre de prendre toutes les mesures convenables pour la sûreté de lady Augusta, il ne pouvait plus néanmoins demander les conditions honorables qui lui avaient été offertes par Douglas avant la nouvelle de la bataille de Loudon-Hill.

« Noble chevalier, dit-il, il est entièrement en votre pouvoir de me dicter les conditions de la reddition du château de vos pères ; et je n’ai aucun droit de réclamer de vous celles que me proposait votre générosité il n’y a qu’un instant. Mais je me résigne à mon sort ; et, quels que soient les termes que vous jugerez convenable de m’accorder, je me décide à vous rendre cette arme, dont je tourne en ce moment la pointe à terre pour marquer que je ne m’en servirai plus contre vous avant qu’une honnête rançon la remette encore une fois à ma disposition. — À Dieu ne plaise, » répliqua le noble James de Douglas, « que je prenne un tel avantage sur un des plus braves chevaliers qui se sont mesurés avec moi sur un champ de bataille ! Je suivrai l’exemple du chevalier de Fleming, qui a galamment fait cadeau de son captif à une noble damoiselle ici présente : de même, moi, je cède tous mes droits sur la personne du brave chevalier de Walton à la haute et noble dame lady Augusta de Berkely, qui, je l’espère, ne dédaignera pas d’accepter de Douglas un présent que les chances de la guerre ont mis entre ses mains. »

Sir John de Walton, — à cette décision inattendue, éprouva un sentiment pareil à celui du voyageur qui aperçoit enfin les rayons du soleil qui va dompter et dissiper la tempête dont il a été battu tout le jour. Lady Augusta de Berkely se rappela ce qui convenait à son rang, et sentit comment elle devait répondre à la noble proposition de Douglas. Se hâtant d’essuyer les larmes qui avaient involontairement coulé de ses yeux, tandis que la sûreté de son amant et la sienne propre dépendaient de l’issue douteuse d’un combat désespéré, elle prit l’attitude d’une héroïne de cette époque, qui ne se croyait pas indigne d’accepter le rôle important qui lui était confié par la voix générale de la chevalerie. S’avançant de quelques pas, avec l’air gracieux, mais modeste, d’une dame accoutumée à décider en des cas aussi graves, elle s’adressa à l’auditoire d’un ton que lui aurait envié la déesse des combats venant distribuer ses faveurs sur un champ de bataille tout couvert de morts et de mourants.

« Le noble Douglas, dit-elle, ne sortira point sans récompense d’un combat où il s’est tant illustré. Ce riche collier de diamants que mes ancêtres ont conquis sur le sultan de Trébisonde lui-même, récompense du courage, sera honoré en soutenant, sous l’armure de Douglas, une boucle de cheveux de l’heureuse damoiselle qu’il a choisie pour reine de ses pensées. Si, en attendant, sir James veut y laisser les cheveux qui maintenant y sont attachés, la pauvre Augusta de Berkely saura qu’elle a obtenu son pardon pour avoir exposé un mortel à combattre le chevalier de Douglas. — Aucun amour de femme, répliqua Douglas, ne séparera ces cheveux de mon sein, et je les y garderai, madame, jusqu’au dernier jour de ma vie, comme emblème du mérite et des vertus de votre sexe. Et, sans vouloir aller sur les brisées de l’illustre et honorable sir John de Walton, que ceci soit connu de tout le monde, quiconque dira que lady Augusta de Berkely a, dans cette affaire difficile, agi autrement qu’il ne convenait à la plus noble créature de son sexe, fera bien de se tenir prêt à soutenir une telle proposition contre James de Douglas, lance au poing et en champ clos. »

Ce discours fut entendu avec une approbation unanime : les nouvelles apportées par Meredith de la défaite du comte de Pembroke, et ensuite de sa retraite, réconcilièrent les plus fiers des soldats anglais avec l’idée de rendre le château de Douglas. Les conditions nécessaires furent bientôt arrêtées, et les Écossais prirent possession de la place, ainsi que des provisions, des armes et des munitions de toute espèce qu’elle renfermait. La garnison put se vanter de ce qu’on lui laissa passage libre, avec armes et chevaux, pour retourner par la route la plus courte et la plus sûre vers les Marches d’Angleterre, sans éprouver aucune insulte ni causer le moindre dégât.

Marguerite de Hautlieu ne resta point en arrière pour la générosité : sans exiger de rançon, elle permit au brave chevalier de Valence d’accompagner son ami de Walton et lady Augusta en Angleterre.

Le vénérable prélat de Glasgow, voyant une scène, qui d’abord avait paru devoir finir par une bataille générale, se terminer d’une manière aussi avantageuse pour son pays, se contenta de donner sa bénédiction à la multitude assemblée, et se retira avec les ecclésiastiques qui étaient venus assister au service du jour.

Cette reddition du château de Douglas, le dimanche des Rameaux, 19 mars 1306-7, fut le commencement d’une suite de conquêtes non interrompues, par suite desquelles la plus grande partie des places et des forteresses de l’Écosse furent remises aux mains de ceux qui combattaient pour la liberté de leur pays, jusqu’à ce que la victoire décisive fût remportée dans les plaines fameuses de Rhaunockburn, où les Anglais essuyèrent une défaite plus désastreuse que toutes celles dont leurs annales font mention. Il reste peu de chose à dire sur les différents personnages de cette histoire. Le roi Édouard fut vivement irrité contre sir John de Walton pour avoir rendu le château de Douglas et s’être néanmoins assuré l’objet de son ambition, la main enviée de l’héritière de Berkely. Les chevaliers à la décision desquels l’affaire fut soumise déclarèrent cependant que de Walton ne méritait aucune censure, puisqu’il avait rempli son devoir avec exactitude jusqu’à l’instant où l’ordre de son officier supérieur l’avait obligé de rendre le Château Dangereux.

Un singulier raccommodement eut lieu, plusieurs mois après, entre Marguerite de Hautlieu et son amant, sir Malcolm Fleming. L’usage que cette noble dame fit de sa liberté et de la sentence du parlement écossais qui la remettait en possession de l’héritage de son père, fut de s’abandonner à son esprit aventureux en affrontant des périls que ne bravent pas ordinairement les personnes de son sexe ; et non seulement lady de Hautlieu fut une intrépide chasseresse, mais encore elle se montra, dit-on, courageuse jusque sur des champs de bataille. Elle demeura fidèle aux principes politiques qu’elle avait adoptés jeune encore ; elle semblait résolue à tenir le dieu Cupidon à distance, sinon à le fouler sous les pieds de son palefroi.

Fleming, quoiqu’il eût quitté les environs du comté de Lanark et d’Ayr, essaya de s’excuser auprès de lady de Hautlieu, qui lui renvoya sa lettre sans l’avoir ouverte, et parut bien déterminée à ne plus songer à leur ancien engagement. Il arriva néanmoins, à une époque plus avancée de la guerre contre l’Angleterre, qu’une nuit où Fleming voyageait sur les frontières, suivant la coutume de ceux qui cherchaient des aventures, une jeune suivante, portant un costume fantastique, vint lui demander la protection de son bras, au nom de sa maîtresse, qui venait, le soir même, d’être arrêtée, disait-elle, par des coquins qui l’emmenaient de force dans la forêt. La lance de Fleming fut aussitôt mise en arrêt, et malheur au bandit à qui le sort réservait d’en recevoir le premier choc ! En effet, il roula sur la poussière et fut mis hors de combat. Un second coquin éprouva le même sort sans beaucoup plus de résistance, et la dame délivrée des liens honteux qui la privaient de sa liberté, n’hésita point à faire route avec le brave chevalier qui l’avait secourue. Quoique l’obscurité ne lui permît pas de reconnaître son ancien amant dans son libérateur, elle ne put s’empêcher néanmoins de prêter volontiers l’oreille aux discours qu’il lui tint pendant qu’ils cheminaient ensemble. Il dit que les bandits qu’il avait terrassés étaient des Anglais qui se plaisaient à exercer des actes de barbarie et d’oppression contre les demoiselles d’Écosse qu’ils rencontraient, et qu’en conséquence c’était une obligation pour les guerriers de ce pays d’en tirer vengeance, tant que le sang coulerait dans leurs veines. Il parla de l’injustice de la querelle nationale qui servait de prétexte à de pareilles violences. De son côté, la dame, qui avait tant souffert elle-même de l’intervention des Anglais dans les affaires de l’Écosse, entra sans peine dans les sentiments que le chevalier exprimait avec tant d’éloquence. Elle répondit en personne qui n’hésiterait pas, si les temps venaient à demander un pareil exemple, à défendre même de sa main les droits qu’elle ne soutenait alors qu’en paroles.

Charmé des opinions qu’elle énonçait, et retrouvant dans sa voix le plaisir secret qui, une fois gravé dans le cœur humain, en est difficilement effacé, même par une longue suite d’événements, Fleming se persuada presque que ces accents lui étaient familiers, et avaient jadis formé la clef de ses plus intimes affections. À mesure qu’ils continuaient de faire route ensemble, le trouble du chevalier augmenta au lieu de diminuer. Les scènes de sa première jeunesse se retraçaient à son esprit, rappelées par des circonstances si frivoles que, dans des cas ordinaires, elles n’eussent produit aucun effet. Les sentiments qu’on manifestait devant lui étaient semblables à ceux auxquels il avait dévoué toute sa vie, et il se persuadait à demi que le retour du jour lui révélerait un mystère non moins heureux que bizarre.

Au milieu de cette anxiété, sir Malcolm Fleming ne pressentait nullement que la dame qu’il avait autrefois rejetée se trouvait sur son passage après des années d’absence ; moins encore, lorsque le crépuscule lui permit d’entrevoir les traits de sa belle compagne, était-il préparé à croire qu’il eût derechef à s’appeler le champion de Marguerite de Hautlieu. Marguerite, dans cette affreuse matinée où elle s’était retirée de l’église, avait résolu (et quelle femme n’en eût point fait autant ?) de tenter tous les moyens pour recouvrer une partie des charmes qu’elle avait perdus. Un long intervalle de temps, et le secours d’habiles mains, avaient réussi à effacer les cicatrices que lui avait laissées sa chute. Elles avaient presque disparu ; et l’œil maltraité ne semblait plus si difforme, caché qu’il était par un ruban noir, et par le talent et l’adresse d’une femme de chambre qui se chargeait du soin de le dissimuler avec une boucle de cheveux. En un mot, le chevalier revoyait Marguerite de Hautlieu peu différente de ce qu’il l’avait connue autrefois, possédant toujours une expression de physionomie qui participait du caractère haut et passionné de son âme. Il leur sembla donc à tous deux que le destin, en les réunissant après une séparation qui paraissait si décisive, avait décrété que leurs fortunes étaient inséparables l’une de l’autre. Pendant que le soleil d’été s’élevait déjà à une certaine hauteur dans les cieux, les deux voyageurs s’étaient séparés de leur suite, causant ensemble avec une chaleur égale à l’importance des affaires qu’ils discutaient. Peu après il fut généralement connu en Écosse que sir Malcolm Fleming et lady Marguerite de Hautlieu devaient être unis à la cour du bon roi Robert, et l’époux investi du comté de Biggar et de Cumberland, comté qui demeura si long-temps dans la famille de Fleming.


Le lecteur bienveillant sait déjà que ces contes sont, suivant toute probabilité, les derniers que l’auteur aura à soumettre au public. Il est maintenant à la veille de visiter des pays étrangers. Un vaisseau de guerre a été désigné par son royal maître pour conduire l’auteur de Waverley dans des climats où il recouvrera peut-être assez de santé pour achever ensuite le fil de sa vie dans sa contrée natale. S’il eût continué ses travaux littéraires habituels, il semble fort probable qu’à l’âge où il est déjà arrivé, le vase, pour employer le langage énergique de l’Écriture, se serait brisé à la fontaine ; et l’on ne peut guère, lorsqu’on a obtenu une part peu commune du plus inestimable des biens de ce monde, se plaindre que la vie, en avançant vers son terme, soit accompagnée de troubles et d’orages. Ces maux ne l’ont pas affecté, du moins, d’une manière plus pénible que ne le comporte nécessairement cette partie de la dette de l’humanité. De ceux dont les rapports avec lui, dans la carrière de la vie, auraient pu lui assurer quelque sympathie dans ses douleurs, plusieurs n’existent plus aujourd’hui ; et ceux qui peuvent encore assister à sa veille ici-bas ont droit d’attendre, dans la manière dont il endurera des maux inévitables, un exemple de fermeté et de patience que doit surtout donner un homme qui n’a point eu à se plaindre du sort pendant le cours de son pèlerinage.

L’auteur de Waverley doit au public une reconnaissance qu’aucune expression ne saurait rendre. Il peut lui être permis de penser que les facultés de son esprit, telles qu’elles sont, peuvent avoir une date différente de celles de son corps. Il pourra donc encore présenter à la bienveillance de ses amis, sinon des travaux qui se rapportent exactement à son ancien genre de littérature, du moins quelques essais différents qui ne donneront point lieu à la remarque :

Le vieillard trop long-temps est resté sur la scène.


Abbotsford, septembre 1831.


fin du château dangereux.



  1. Plaines le long des ruisseaux et des rivières, appelées dans le sud, Ings.
  2. Mistriss, dit le texte, la maîtresse ou la bonne dame, comme on appelle en Écosse la femme d’un fermier. a. m.
  3. Black-stock, dit le texte, pour désigner la table permanente qui se trouvait dans la grande salle d’un baron. a. m.
  4. Silver penny, dit le texte. a. m.
  5. Rebeck, dit le texte ; espèce de violon ancien, à trois cordes. a. m.
  6. Henchman, espèce de premier page ou d’officier de confiance. a. m.
  7. Bills, dit le texte ; anciennes armes anglaises, peut-être des espèces de haches. a. m.
  8. Littéralement, Bande-l’arc.
  9. Le nom de maker, faiseur, est synonyme de poète dans la vieille langue écossaise. Celui de trouvère ou troubadour, finder (trouveur), a une signification semblable ; et dans presque tous les pays les poètes ont été désignés par des mots analogues, comme gens faisant usage de l’invention et de la création. (Note anglaise.)
  10. Monnaie d’Écosse, qui valait environ un centime de la nôtre. a. m.
  11. La monnaie écossaise fut toujours bien inférieure en valeur à celle de l’Angleterre. a. m.
  12. Expression de Bossuet.
  13. Expression qui indique les gens du sud, par rapport aux Écossais. a. m.
  14. Feuille verte.
  15. Surnom d’Édouard Ier. a. m.
  16. Ces taureaux sont aussi représentés comme très formidables par Hector Boétius, qui ajoute sur leur compte : « Dans cette forêt (à savoir la forêt Calédonienne), on rencontrait quelquefois des taureaux blancs avec des crinières crépues et frisées comme celles des lions ; et quoiqu’ils ressemblassent pour le reste du corps à leurs pareils que l’homme a rendus domestiques, ils étaient plus sauvages que tous les autres animaux, et haïssaient tellement la société et la compagnie des humains, qu’ils n’entraient jamais dans les forêts ni sur les pâturages où ils reconnaissaient soit le pied, soit la main de l’homme, et il se passait bien du temps avant qu’ils mangeassent les herbes qu’il avait touchées ou maniées. Ces taureaux étaient si sauvages qu’on ne pouvait les prendre qu’à force de ruses, et si impatients de la liberté après avoir été pris, qu’ils mouraient presque toujours comme de douleur. Aussitôt qu’un homme se hasardait à attaquer ces animaux, ils s’élançaient sur lui avec une telle impétuosité qu’ils le renversaient à terre, sans s’effrayer des chiens, des lances, ou de toute autre arme plus funeste. (Boétius, Chron. Écoss., vol. I, page 39.)
    Les animaux sauvages de cette espèce, qui ne sont plus aujourd’hui connus que dans un manoir de l’Angleterre, celui de Chillingham-Castle, dans le Northumberland, existaient encore de mémoire d’homme dans trois endroits d’Écosse : savoir, à Drumlaurig, à Cumbernauld et dans le parc du château d’Hamilton ; et, à l’exception de ce dernier lieu, je crois qu’ils ont été détruits partout à cause de leur férocité. Mais, quoique ceux des temps modernes fussent remarquables par leur couleur blanche, avec des museaux noirs, et qu’ils eussent aussi une crinière noire, longue de trois ou quatre pouces, ils ne ressemblaient nullement à la terrible description que nous en donnent les anciens auteurs : d’où quelques naturalistes ont conclu que ces animaux appartiennent probablement à des espèces différentes, quoiqu’ils aient en général les mêmes habitudes et dépendent de la même race. Les os qu’on trouve dans les prairies d’Écosse appartiennent certainement à des animaux plus gros que ceux de Chillingham, dont le poids dépasse rarement 1,120 livres, la pesanteur moyenne variant de 840 à 1,120. Certaines classes de nos lecteurs nous accuseraient de négligence si nous ne remarquions ici que la viande de ces animaux est d’une saveur excellente et parfaitement marbrée. (Note anglaise.)
  17. Voir Ivanhoe, chapitre viii. a. m.
  18. Robert Bruce. a. m.
  19. La femme de Robert Bruce, et la comtesse de Buchan, par qui, comme appartenant à la famille de Macduff, il fut couronné à Scone, furent emprisonnées de cette manière. (Note du texte.)
  20. Personnages du drame de Henri IV. a. m.