Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 154-156).


CHAPITRE XVI.

TURNBULL.


« Bonjour, mes braves amis ! » dit le chevalier de la Tombe à ses compagnons qui semblèrent l’accueillir avec l’empressement d’hommes engagés dans la même entreprise périlleuse. « L’hiver est passé ; le dimanche des Rameaux est arrivé ; et, s’il est sûr que la glace et la neige ne continueront pas d’engourdir la terre pendant le prochain été, il ne l’est pas moins que nous tiendrons parole à ces fanfarons d’Anglais, qui s’imaginent que leurs vanteries et leurs malicieux discours peuvent quelque chose sur des cœurs écossais. Tant que nous trouverons convenable de rester cachés, ils tâcheraient aussi vainement de nous découvrir qu’une ménagère chercherait inutilement une aiguille qu’elle aurait laissé tomber parmi les feuilles flétries de ce chêne gigantesque. Encore quelques heures, et l’aiguille perdue deviendra le glaive exterminateur du génie d’Écosse, prêt à venger mille injustices, et surtout la mort du brave lord Douglas. »

Des murmures, sinon même des cris et des sanglots retentirent parmi les partisans de Douglas au souvenir de la mort récente de leur chef. En même temps ils paraissaient sentir la nécessité de faire peu de bruit, de crainte de donner l’alarme à quelqu’un des nombreux détachements de soldats anglais qui traversaient alors le bois dans différentes directions. L’acclamation si prudemment comprimée s’était à peine éteinte dans un triste silence, que le chevalier de la Tombe, ou, pour l’appeler par son véritable nom, sir James Douglas, s’adressa de nouveau à cette poignée de fidèles adhérents.

« Un effort, mes amis, peut être encore tenté pour terminer pacifiquement notre lutte avec les hommes du Sud. Le destin vient, il y a quelques heures, de jeter en mon pouvoir la jeune héritière de Berkely, pour l’amour de laquelle, dit-on, sir John de Walton défend avec tant d’obstination le château dont je suis possesseur par droit d’héritage. Est-il parmi vous quelqu’un qui ose escorter Augusta de Berkely jusqu’au château, et porter une lettre qui explique les conditions auxquelles je consens à la rendre à son amant, à la liberté et à ses seigneuries anglaises ? — À défaut d’un autre, » dit un grand homme couvert de haillons qui avaient constitué jadis un habit de chasseur (et cet homme n’était autre que Michel Turnbull, qui nous a déjà donné une preuve de son intrépide courage) ; à défaut d’un autre, je m’estimerai heureux de servir d’écuyer à cette dame dans cette expédition. — On est toujours sûr de te trouver, dit Douglas, quand il s’agit de montrer du courage ; mais note bien que cette dame doit nous donner sa parole qu’elle se considérera comme notre prisonnière, qu’on tente ou non de la délivrer ; qu’elle se regardera comme garante de la vie et de la liberté de Michel Turnbull, et que, si John de Walton refuse mes conditions, elle se tiendra pour obligée de revenir avec Turnbull auprès de nous, afin que nous disposions d’elle suivant notre bon plaisir. »

Il y avait bien dans ces clauses de quoi frapper lady Augusta d’une horreur naturelle, et la jeter dans l’hésitation ; néanmoins, si étrange que cela pût paraître, la déclaration de sir James rendit sa situation moins pénible et plus supportable en mettant un terme à sa cruelle incertitude. D’après la haute opinion qu’elle s’était formée du caractère de Douglas, elle n’en venait point à penser que, dans le drame qui se préparait, il pût jouer un rôle indigne d’un parfait chevalier, et tenir, quelles que fussent d’ailleurs les circonstances, une conduite peu honorable à l’égard de ses ennemis. Même par rapport à de Walton, elle se sentait tirée d’un embarras difficile. L’idée d’être découverte par le chevalier lui-même sous son déguisement d’homme avait beaucoup tourmenté son esprit ; et il lui semblait qu’elle s’était écartée des devoirs d’une femme en étendant sa bienveillance à son égard au delà des limites imposées à son sexe, démarche qui pouvait lui nuire même aux yeux de l’amant pour qui elle avait tant hasardé.


Le cœur est peu prisé, dit-on,
Quand la victoire est trop subite ;
Et le cœur qui se rend si vite
Bien vite éprouve l’abandon.


D’autre part, être amenée devant lui comme prisonnière, c’était une position également pénible : mais qu’y faire ? Douglas, entre les mains de qui elle était tombée, lui semblait représenter dans cette espèce de drame le dieu dont l’arrivée seule suffit pour tirer les gens d’embarras. Ce ne fut donc pas trop à contre-cœur qu’elle prêta les serments qu’exigeaient ceux au pouvoir de qui elle se trouvait prisonnière, et qu’elle se soumit à se regarder toujours comme captive, quoi qu’il pût arriver. Elle obéit donc strictement aux instructions de ceux qui étaient maîtres de ses mouvements, priant avec ardeur le ciel de faire que des circonstances, en elles-mêmes si contraires, pussent néanmoins amener enfin le salut de son amant et sa propre délivrance.

Suivit un intervalle de repos, durant lequel un léger repas fut servi à lady Augusta, qui était presque épuisée des fatigues de son voyage. Pendant ce temps-là, Douglas et ses partisans causaient ensemble à voix basse, comme ne désirant pas qu’elle les entendît : et de son côté, pour gagner leur bienveillance, s’il était possible, elle tâchait soigneusement de ne pas avoir l’air d’écouter.

Après quelques instants d’entretien, Turnbull, qui paraissait se considérer comme particulièrement chargé de la dame, lui dit d’une voix dure : « Ne craignez rien, milady, on ne vous fera aucun mal ; cependant il faut vous résigner à avoir pendant quelque temps les yeux bandés. »

Elle se laissa faire dans une muette terreur ; et le soldat, après lui avoir enveloppé la tête dans un manteau, ne l’aida point à remonter sur son palefroi, mais lui offrit le bras pour guider ses pas incertains.