Plon (3p. 162-166).


XXVI


Vers l’heure de tierce, il arriva dans une forêt épaisse et ancienne qui avait nom la forêt Perdue, et il se vit bientôt au bord d’une clairière où s’élevait un petit château. Au milieu de la prairie, sous quatre pins, se trouvait un trône d’ivoire recouvert d’une soie vermeille, qui portait une lourde couronne de fin or ; et, tout autour, des dames et des chevaliers, les uns armés, les autres en cottes et manteaux, dansaient en se tenant par les mains, de si gaie façon que c’était plaisir de les regarder.

Or, à peine Lancelot eut-il mis le pied dans cette prairie, il sentit son cœur changer, et oubliant tout, sa dame, ses compagnons et lui-même, il ne souhaita plus que de caroler : il descendit de son cheval, laissa tomber sa lance et son écu, courut se joindre à la ronde, tout armé, heaume en tête, et, prenant la main de la première demoiselle qu’il rencontra, le voilà qui chante, frappe ses pieds l’un contre l’autre et s’enjoue plus qu’il n’avait fait de sa vie. Les danseurs chantaient une chanson sur la reine Guenièvre, mais en écossais, de manière qu’on ne comprenait guère leurs paroles, si ce n’est qu’ils disaient : « Vraiment, nous avons la plus belle de toutes les reines », et : « Vraiment il fait bon maintenir amours », ou quelque chose d’approchant.

Ainsi dura la fête jusqu’au soir. Quand vint l’heure du souper, une demoiselle s’approcha de Lancelot et l’invita à s’asseoir sur le trône d’ivoire et à essayer la couronne d’or. Il répondit d’abord qu’il préférait danser. Mais elle le prit par le doigt et il se laissa mener par elle : tout riant, il prit place sur la chaire et posa la couronne sur sa tête. Aussitôt les chevaliers, les dames et les demoiselles furent délivrés de leur folie, tandis que lui-même, revenant à son droit sens, s’empressait d’ôter l’insigne royal et de se lever du trône par modestie. Mais tous vinrent l’accoler et le remercier, et un vieil homme lui dit, après lui avoir demandé son nom :

— Lancelot, beau fils, j’avais bien prédit que l’enchantement de céans ne tomberait que par vous ! Sachez qu’un jour où le roi Ban chevauchait par cette forêt avec ses chevaliers, il aperçut six pucelles qui carolaient ici en chantant une chanson qu’on avait faite de la reine Guenièvre nouvellement mariée, et sur cette chaire d’ivoire était assise une belle demoiselle qui les écoutait. Bien qu’il fût de grand âge, le roi Ban était très gai.

« — Il serait mieux séant que chacune de ces demoiselles eût un chevalier ! s’écria-t-il.

« Et il fit mettre pied à terre à six de ses compagnons et les envoya danser.

« Or Guinebaut, son frère, qui était bien fait de corps, gentil d’esprit et l’homme qui sût le plus d’enchantements et de nigromance après Merlin, ne pouvait s’empêcher d’admirer la demoiselle et de songer qu’heureux serait celui qui pourrait l’avoir. Aussi, comme il l’entendit soupirer qu’elle souhaiterait bien de voir toujours de telles caroles, il s’empressa de lui dire :

« — Certes, demoiselle, vous les auriez, et plus belles encore, et à jamais, si vous me vouliez donner votre amour et me jurer devant mon frère, le roi Ban, qui est ici, que de mon vivant vous ne ferez jamais d’autre ami que moi. Jurez, et je vous retiendrai tous les amoureux qui passeront par ce pré, de telle façon qu’ils n’aient d’autre désir que de caroler et festoyer à toutes les heures de beau temps, soit l’été ou l’hiver. Ils n’entreront au château que pour manger, se reposer la nuit ou s’abriter de la pluie. Et cela durera jusqu’à ce que vienne le plus beau chevalier du monde : ainsi la fête finira par beauté après avoir commencé de même, puisque vous êtes la plus belle qui soit.

« La demoiselle fit le serment. Alors le roi Ban posa sa couronne sur la chaire d’ivoire et dit qu’il la laissait pour le plus beau chevalier du monde ; puis il partit, et son frère demeura en compagnie de la pucelle.

« Durant quatorze ans, elle se plut à regarder les caroles, et plus de cent cinquante chevaliers amoureux et un peu moins de dames furent retenus ici. Mais (tant femme varie), au bout de ce temps, elle pria Guinebaut d’inventer quelque autre jeu pour la divertir. Alors il fit un échiquier d’ivoire et de pierres précieuses, et des échecs d’or et d’argent, et un jour, après dîner, il lui apporta le tout, en la priant de s’asseoir et de jouer.

« — Mais avec qui ? demanda-t-elle. Vous n’êtes pas de force contre moi.

« — Jouez de votre mieux, répondit-il.

« Elle poussa un pion : un autre aussitôt s’avança de lui-même ; et, malgré qu’elle en eût, elle se vit bientôt battue par l’échiquier merveilleux. Longtemps elle s’en amusa, jusqu’à ce qu’enfin elle et Guinebaut mourussent.

— Puisque j’ai mis fin à l’aventure de la carole, dit Lancelot, il faut maintenant que j’essaye celle de l’échiquier.

On le lui apporte ; il range les pions d’argent en face des pions d’or, et le voilà qui manœuvre si habilement ses paonnets, son chevalier, son roc, qu’il mate en l’angle le roi adverse ; certes, ceux qui virent cela s’en ébahirent ! Il appela un chevalier, qui était du royaume de Logres, et le pria d’aller à Camaaloth saluer de sa part le roi Artus et remettre à la reine l’échiquier magique. Mais maintenant le conte se tait de lui pour un temps et devise d’Hector des Mares, son propre frère.