Plon (3p. 166-171).


XXVII


Lorsqu’il eut quitté monseigneur Gauvain et ses compagnons, Hector chevaucha longtemps, fort chagrin de n’avoir pu joindre les tronçons de l’épée brisée et demandant partout des nouvelles de Lancelot. Un lundi matin, il rencontra une vieille demoiselle montée sur un maigre roussin, qui tenait un nain par ses longs cheveux et le forçait à courir à côté de son cheval. Et chaque fois que le petit homme criait à l’aide, la vieille le frappait cruellement.

— Dame, s’écria Hector, laissez-le !

— J’y consens pourvu que vous me donniez un baiser.

Mais il la vit si laide et si ridée que le cœur lui manqua.

— Ha, dame, demandez-moi autre chose !

— Certes, dit-elle, il faut que vous soyez un larron de grand chemin, car jamais un chevalier ne me refusa un tel don !

Et elle reprit son chemin, battant son nain de plus belle. Alors Hector se dit qu’il valait mieux lui accorder ce qu’elle voulait que de laisser souffrir le petit homme. Il la rappela : elle revint aussitôt, feignant d’être joyeuse ; mais, comme il se penchait vers elle, elle lui dit d’attendre un peu, ce qu’il fit très volontiers.

— Je vois bien que vous ne désirez guère ce baiser, reprit-elle. Eh bien, allez chercher l’écu pendu là-bas, à cet arbre, et je délivrerai mon nain.

Aussitôt dit, aussitôt fait : Hector court s’emparer de l’écu qui était d’argent goutté de sable ; mais, comme il l’emportait, voici sortir dix demoiselles d’un pavillon voisin, pleurant, frappant leurs visages de leurs mains, arrachant leurs cheveux et criant :

— Ha, sire chevalier, vous avez pris l’écu ! Vous nous avez toutes honnies et déshéritées ! Allez à votre malheur !

Or, en revenant au lieu où il avait laissé la vieille et le nain, Hector ne les y trouva plus. En revanche, deux pucelles qui passaient furent si effrayées en voyant l’écu pendu à son cou, que l’une d’elles laissa tomber un petit chien braque qu’elle portait : toutes deux s’enfuirent aussi vite que leurs palefrois purent aller. Un peu plus loin, il rencontra un chevalier suivi de ses écuyers lequel, à peine eut-il aperçu l’écu blanc à gouttes noires, s’empressa de lacer son heaume et de monter sur son destrier.

— Ah ! larron, cria-t-il, vous avez donc délivré le diable qui nous laissait en paix ! Il n’est que temps que vous en soyez châtié.

Et il courut sus à Hector ; mais du premier coup de lance il fut abattu si rudement qu’il demeura toul étourdi, et, quand il reprit ses sens, il n’eut plus qu’à crier merci. Alors Hector le requit de lui dire comment il avait méfait en prenant l’écu du pavillon.

— Sire, sachez qu’au temps d’Uter Perdragon, toute cette contrée était peuplée de géants qui vivaient dans les forêts et les montagnes et tuaient tous ceux qu’ils attrapaient. Le roi Artus, ayant ouï parler de ces grands diables, vint avec son armée et les détruisit. Un soir, il découvrit une géante qui dormait sous un arbre, tenant dans ses bras deux petits enfants. Il allait la tuer, quand l’un de ses chevaliers, la voyant jeune et belle, bien que grande, la lui demanda en récompense de ses services. Le roi la lui accorda et lui remit en outre tout le pays.

« Lorsque les deux enfants de la géante eurent quinze ou seize ans, ils étaient plus hauts et plus forts que tous les hommes. Leur beau-père les arma chevaliers ; mais bientôt ils le tuèrent, et, comme leur mère pleurait, ils lui coupèrent la tête. Après quoi ils se séparèrent : l’un d’eux, Karadoc, s’en fut conquérir la Tour Douloureuse ; on dit qu’il a été occis naguère par Lancelot du Lac. Mais le second, Mauduit, demeura dans ce pays où il réduisit tous les chevaliers en servage et viola toutes les demoiselles, qu’il emportait dans son château du Tertre.

« Il y a un an, pourtant, il s’éprit de l’une d’elles et la requit d’amour courtoisement ; mais elle lui répondit qu’il était trop cruel.

« — Je vous aimerai, dit-elle, si vous me jurez que jamais vous ne sortirez de ce château, sinon pour venger votre honneur.

« Mauduit fit le serment ; mais il eut soin d’envoyer pendre son écu à cet arbre où vous l’avez trouvé, pensant que si cet écu était abattu ou pris, il pourrait bien sortir sans se parjurer. Hélas ! nous avions chargé dix demoiselles d’avertir les chevaliers errants qu’ils n’y devaient pas toucher… Mais, par votre faute, voilà ce diable déchaîné. Voyez quel mal vous avez fait au pays !

— Eh bien, je te dirai ce que je veux que tu fasses. Tu iras au château du Tertre, et tu avertiras Mauduit que c’est Hector des Mares qui a emporté son écu et qu’il agirait comme un vilain en s’en vengeant sur les gens de cette contrée.

— Je n’irais pas au Tertre pour toute la terre du roi Artus !

— Par ma foi, tu iras ou je te tuerai !

Et Hector feignit de vouloir lui couper la tête ; ce que voyant, le vaincu, qui avait nom Triadan du Plessis, promit et se mit en chemin sur son destrier.

Il marcha au petit pas, car il était fort blessé, en sorte qu’il ne parvint au château du Tertre qu’à vêpres. Personne n’avait encore osé apprendre au géant l’insulte faite à son écu. Triadan lui répéta les paroles d’Hector et Mauduit demeura longtemps muet de courroux ; enfin, lorsqu’il put parler :

— Triadan, dit-il, où as-tu laissé celui qui m’a tant outragé ?

— À la Basse Fontaine.

— Je ne te tuerai point ; mais tu vivras désormais de telle manière que celui qui t’envoie en aura reproche : choisis de perdre le poing ou le pied.

Vainement, Triadan pria, et supplia : son bourreau répondit qu’à défaut d’un membre, il lui trancherait la tête. Alors le chevalier posa son poing sur un tronc d’arbre et Mauduit le lui coupa sans pitié ; après quoi il demanda ses armes, sauta sur un grand destrier, plus noir que mûre, et dévala le coteau dans la nuit comme un diable.

Apercevant une tente sur le bord du chemin, il s’y rua en tempête, découvrit en l’abattant un chevalier et une demoiselle qui y étaient couchés dans un lit, les décapita d’un seul coup tous les deux, et, après avoir attaché par les cheveux les deux têtes à l’arçon de sa selle, il reprit sa route et ne tarda pas à arriver devant l’arbre où son écu était naguère pendu. Ah ! si vous l’eussiez vu alors rouler des yeux, grincer des dents et hocher la tête, il vous eût fallu grand cœur pour ne pas trembler ! Il se jeta sur le pavillon voisin, trancha, cogna, abattit, piétina tout ; mais les demoiselles s’étaient sauvées, et il n’y trouva personne à occire, de sorte qu’il s’arrêta après avoir tout détruit, comme un lion qui, ayant tué les biches, ne sait plus quoi égorger. Puis il recommença sa chevauchée, assommant comme des chiens tous ceux qu’il rencontrait, jusqu’à ce qu’il aperçût deux jeunes chevaliers qui soupaient sur l’herbe fraîche avec leurs amies, auprès d’un grand feu.

Quand ils virent arriver Mauduit le géant, galopant comme la chasse au diable, ils crurent leur dernière heure venue. Pourtant le cruel descendit, débrida son destrier et se mit à manger, sans mot dire. Mais, lorsqu’il fut rassasié, il se jeta sur ses hôtes, les occit à coups d’épée ainsi que les demoiselles, et se mit à rire du mal qu’il avait fait. Après quoi il se coucha auprès de leurs corps et s’endormit jusqu’au matin.