Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre XXVI


XXVI

La malle à surprise


Quand Mary revint, Florence avait séché ses larmes, rafraîchi son visage et, de tout son courage, réagi contre l’horreur et la détresse qui l’avaient d’abord accablée.

La situation, si tragique fût-elle, devait être envisagé en face. Et, à tout prendre, était-elle désespérée ?

Un homme connaissait le secret de Florence. Mais cet homme avait un puissant intérêt à se cacher lui-même, à éviter d’attirer l’attention. Une dénonciation le perdrait irrémédiablement. Donc, il garderait le silence jusqu’à la dernière extrémité.

Maintenant, qu’exigeait cet homme ? Un refuge et du pain, du moins pour le moment.

Florence lui accorderait l’un et l’autre, tant qu’elle pourrait exercer sur lui une surveillance efficace. Le jour où le bandit voudrait recommencer ses exploits, elle saurait bien l’en empêcher par tous les moyens possibles. Tout ce qu’elle avait entrepris jusqu’ici pour faire triompher ce qu’elle trouvait juste, pour défendre le bien contre le mal, ne l’avait-elle pas réussi ? Pourquoi ne triompherait-elle pas de Sam Smiling comme des autres ? Et si elle devait succomber dans cette lutte redoutable, si son secret fatal finissait par être rendu public, au moins serait-elle courageuse jusqu’au bout. Et qui sait si alors Max Lamar, touché, comprenant la fatalité qui pesait sur sa vie, ne lui serait pas indulgent.

À ce moment, l’image de celui qu’elle aimait envahit l’âme de Florence Travis. Mais elle eut un frisson. Ces rêves étaient fous. La réalité horrible était qu’un bandit la tenait à sa merci et pouvait d’un mot la déshonorer à jamais…

Une voix interrompit brusquement sa rêverie. C’était Mary qui venait d’entrer.

— Allons ! ma petite Flossie, il faut descendre dîner, disait la gouvernante… Voyons, du courage…

— J’en ai ! j’en ai plus que jamais, dit Florence avec une animation fébrile. As-tu fait ce qu’il fallait ?

— Oui. J’ai entr’ouvert la porte du garage et j’ai préparé moi-même à la cuisine quelques provisions dans un panier que je lui descendrai à la nuit.

— Je t’accompagnerai, dit résolument Florence.

Mary hésita.

— Si vous voulez, ma chérie, dit-elle enfin. Après tout, il vaut mieux que vous parliez vous-même à cet homme…

Elles descendirent dans la salle à manger, où les attendait Mme Travis.

En vain, cette dernière chercha-t-elle sur le visage de Florence les traces du trouble qu’elle avait manifesté en la quittant. La jeune fille semblait transformée, gaie, vivante. Elle fut, au cours du repas, charmante d’esprit et de bonne humeur.

Mme Travis en était ravie.

— Quelle petite fille fantasque tu fais, ma Florence. Enfin, j’aime mieux te voir ainsi joyeuse et insouciante. Le pli qui tout à l’heure barrait ton front m’avait tant inquiétée.

— Ah ! chère petite maman, que tu es bonne ! Chasse toute inquiétude à mon sujet. Nous serons toujours heureuses.

À cet instant, Mary esquissa un signe. Florence se leva.

— Je vais y faire un tour avec Mary, dit elle. Te retrouverai-je ici, maman ?

— Je ne le pense pas, répondit Mme Travis. Je suis tellement fatiguée que je désire aller me coucher tout de suite.

— À demain donc maman, dit Florence en tendant son front.

— À demain, ma petite Flossie, dit Mme Travis en l’embrassant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis une heure au moins, Sam Smiling, ayant pénétré par la porte entrebâillée, attendait dans un coin obscur du garage. La faim atroce qui lui tordait les entrailles l’affolait, des vertiges constants l’hallucinaient et sa prodigieuse vigueur commençait à fléchir.

À cette heure, il se fût livré pour un morceau de pain.

Il murmurait entre ses dents :

— Pourvu qu’elle ne se soit pas jouée de moi ! Ah ! si c’est cela, malheur à elle, je la perdrai. Je la perdrai, dussé-je me perdre moi-même !

Un rayon de lumière filtra brusquement dans le fond du garage. Par une petite porte de dégagement, deux silhouettes se glissèrent. C’étaient Florence et Mary. La première tenait une lampe électrique dont elle dirigeait la lueur vers l’entrée ; la seconde portait un panier.

Sam Smiling, impatient, s’avança.

Mary, sans mot dire, lui tendit le papier qu’il lui arracha presque des mains.

Alors ce fut un spectacle que les deux femmes ne devaient jamais oublier,

Sam s’était jeté sur les victuailles contenues dans le panier comme une bête que la faim affole. Au hasard, il engloutissait à bouchées énormes, avec une avidité affreuse, éperdue. Les os de volaille craquaient sous ses dents, et ses joues déformées par les morceaux trop gros augmentaient son apparence bestiale. La première fringale apaisée il prit une bouteille de vin, en brisa le goulot et la vida d’un trait.

En un quart d’heure tout fut englouti. Il ne restait dans le panier absolument rien, pas une miette.

Quand il eut achevé ce repas gigantesque, l’homme passa sa manche sur sa bouche d’un air satisfait.

— Et maintenant, dit-il avec son sourire narquois où perçait une menace, où pensez-vous me faire coucher ?

Révoltée par ce ton impudent, Florence Travis répondit :

— Pas ici, en tout cas. Vous reviendrez demain ou un autre jour, mais pour l’instant vous allez retourner dans vos rochers.

Sam, serrant les poings, ricana :

— Vous vous moquez de moi ? Je ne m’en irai pas !

Et il se dirigea vers la porte afin de la verrouiller.

Mais, prompte comme l’éclair, Florence l’avait suivi et, comme il arrivait sur le seuil, elle poussa de toutes ses forces le bandit, étourdi par le vin et la nourriture, et lui faisant perdre l’équilibre le jeta dehors.

Après quoi, elle referma solidement la porte.

Peindre la rage de Sam serait impossible. Un instant, il pensa se ruer sur la porte pour l’enfoncer. Mais il réfléchit qu’un esclandre serait fâcheux pour lui.

— Je reviendrai demain matin, gronda-t-il.

Il gagna à pas lents sa retraite dans les rochers et s’endormit au fond de la grotte, l’âme pleine de pensées de haine et de désirs de vengeance.

Dès que le soleil parut, il sortit à pas furtifs, décidé cette fois à brusquer les événements.

Il se dirigea droit vers la villa de Mme Travis, en fit le tour et, s’étant engagé dans l’allée de service, vint se tapir au pied d’une fenêtre ouverte par laquelle on pouvait observer ce qui se passait à l’intérieur.

De temps à autre, il se redressait et risquait un regard furtif.

Dans l’office, Yama, fredonnant un air de son pays, était en train de frotter méthodiquement l’argenterie et les couteaux qu’il rangeait ensuite dans leurs écrins. Et, à mesure, il plaçait ceux-ci dans une valise de cuir. Des paquets déjà ficelés étaient autour de lui.

— Oh, oh ! se dit Sam Smiling, voilà qui sent le départ. Est-ce que Miss Barden aurait l’intention de me fausser compagnie ?

Son attention redoubla.

Tandis que Yama achevait sa besogne, Florence, suivie de Mary, entra dans l’office.

Toutes deux étaient en costume de voyage.

— Yama ! dit Florence, nous partons tout de suite. Vous resterez aujourd’hui encore pour achever d’emballer le linge et l’argenterie. Voici la clef de la grande malle, vous savez bien, la plus grande. Vous ferez le nécessaire pour la faire parvenir à la ville par le chemin de fer.

Yama, respectueusement, s’inclina, et sortit derrière Florence et Mary.

Sam Smiling, qui avait tout entendu, réfléchit quelques instants, puis parut prendre une détermination soudaine.

Il enjamba la fenêtre et pénétra dans la maison.

Pendant ce temps, Mme Travis, Florence et Mary montaient dans l’auto qui les attendait devant la porte.

Yama ferma la portière, salua ces dames et la voiture partit à fond de train.

Resté seul, le domestique obéit aux ordres de sa maîtresse.

Il monta dans les combles de la villa, pénétra dans la mansarde où l’on plaçait les bagages et se mit en devoir de préparer la grande malle.

Comme il se penchait, une main robuste s’abattit sur son épaule et le fit pirouetter.

Il se trouvait en face d’un homme au visage souriant et bonasse, mais dont les yeux luisaient d’une flamme menaçante, et qui tenait dans sa main droite un long couteau.

— Eh bien ! jeune homme, nous faisons nos malles ?

Yama, ahuri, tremblait de tous ses membres.

— Qu’est-ce que nous avons mis dans cette grande machine-là ? Voyons un peu.

Le domestique voulut protester.

— On fait des manières ! dit Sam d’un ton goguenard en brandissant l’arme redoutable. Faut pas de ça, mon petit ! Allons, vidons un peu le contenu de cette malle, allons ! dépêchons ! ou bien gare !

Effrayé, Yama obéit.

Il débarrassa la malle de tous les effets qui s’y trouvaient entassés.

— Et maintenant, dit Sam, nous allons voir si l’on est bien là-dedans. Voyons… en y mettant ce coussin…

Et il s’introduisit dans la malle, qui était immense et le contenait facilement.

— Écoute-moi bien, mon petit bonhomme, continua-t-il d’une voix basse et menaçante. Tu vas refermer cette malle et faire venir les commissionnaires qui doivent la transporter à la gare pour sa destination. Mais ne t’imagine pas, parce que j’y serai enfermé, que j’y sois prisonnier ! Avec cette lame-là, je crève le couvercle au premier bruit suspect et je te larde comme un poulet, toi comme tous ceux qui voudraient m’embêter. Allons, boucle, et gare à toi si tu bronches !

Yama était tellement terrorisé qu’il n’eut pas un instant l’idée de tirer parti de la situation en allant chercher la police. Il obéit machinalement à Sam Smiling, dont l’apparition soudaine et les affreuses menaces lui avaient fait perdre la tête.

— Deux portefaix prirent l’énorme colis, le portèrent à la gare, où il fut dirigé vers la ville par le premier train.


Le lendemain, à Blanc-Castel, la maison de Mme Travis, au réveil, reprenait son train accoutumé.

Florence voulut, dès son arrivée, faire quelques emplettes.

-Veux-tu m’accompagner, maman ? demanda-t-elle à Mme Travis.

— Très volontiers, répondit cette dernière.

Les deux femmes sortirent, après que Florence eut prié Mary de s’occuper du déballage des malles et des colis.

Mary ne perdit pas un instant. Elle monta dans la chambre de la jeune fille et se dirigea, les clefs à la main, vers la grande malle que l’on venait d’apporter.

À ce moment, Yama qui l’avait suivie, s’approcha en faisant des gestes désordonnés. Tout tremblant, il bredouillait de confuses explications, et sa mimique semblait dire à Mary : n’ouvrez pas !

Mary ne comprenant rien aux contorsions, inexplicables pour elle, du domestique japonais, passa outre et, sans hésitation, ouvrit la malle toute grande.

Ce fut un coup de théâtre.

Sam Smiling, son couteau à la main, venait de surgir brusquement comme un diable d’une boîte. Il sauta hors de la malle et fit quelques pas dans la chambre.

— Il fait bon se dérouiller un peu les jambes, dit-il avec ce sourire faussement bon enfant qui était sinistre pour qui le connaissait bien.

Yama s’était enfui. Mary, les yeux agrandis par la stupeur et l’effroi, avait reculé jusqu’au fond de la pièce.

— C’est vous ! Encore vous ! bégaya-t-elle.

— C’est moi-même… pour vous servir.

Il esquissa une révérence.

— Vous aviez cru vous débarrasser de moi. Vous verrez que ce n’est pas si facile que ça ! Je connais le secret de votre maîtresse et vous me protégerez, de gré ou de force.

Il ajouta durement.

— Et puis, c’est assez plaisanté comme ça ! Cachez-moi tout de suite et cachez-moi bien !

Il devenait menaçant.

— Suivez-moi, dit Mary, résignée.

Elle conduisit le bandit à travers des corridors jusqu’à la porte donnant sur l’escalier conduisant aux mansardes.

— Montez, dit-elle. Il y a quatre pièces là-haut. Choisissez vous-même votre refuge.

Sam s’engagea dans l’escalier, pendant que Mary fermait à clef la porte de communication.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès son arrivée à la ville, Max Lamar s’était rendu chez Randolph Allen, qui avait été tenu téléphoniquement au courant de tout ce qui s’était passé à Surfton.

— En somme, dit le chef de police sans se départir de son flegme imperturbable, nous n’avons abouti à rien.

Max Lamar prit un air ennuyé :

— Voilà le tort qu’il y a de vouloir courir deux lièvres à la fois ! Quelle idée d’avoir engagé vos hommes, sur les traces de Gordon ! Il n’y avait là rien d’urgent. Vous avez réussi à lui donner l’éveil, et maintenant il a filé.

— Ce n’est pas absolument sûr, dit Randolph Allen. Mes hommes l’ont vu descendre d’un camion auquel il s’était vraisemblablement accroché sur la route. Ils l’ont suivi jusqu’à un dépôt de bois, où il a réussi à se dissimuler. Ils ont mis un factionnaire à la porte du chantier. Il sera difficile au sieur Gordon de s’échapper… Surtout, si vous voulez bien nous favoriser de vos conseils, mon cher ami…

— N’y comptez pas trop, dit Max Lamar évasivement, il m’est impossible de mener parallèlement deux enquêtes. Je vous laisse votre Gordon. Moi, je m’occupe uniquement du Cercle Rouge, et Dieu sait si cette affaire compliquée et énigmatique absorbe tout mon temps !… Au revoir, mon cher ami !

Et Max prit congé du chef de police. Il éprouvait le besoin, après tant d’événements étranges, de retrouver son home et de s’y ressaisir dans l’atmosphère qui lui était familière.

Chez lui, après avoir procédé à une toilette complète et réparé ses forces par un repas rapide, il songea au sommeil, bien qu’il fit grand jour.

Mais le sommeil s’obstina à le fuir.

Tant de pensées s’agitaient dans son cerveau qu’il fut obligé de se lever au bout d’une heure, d’ouvrir sa fenêtre pour avoir de l’air et de se promener de long en large dans la chambre, afin de calmer son agitation. Il était en proie à une terrible perplexité et ses pensées se succédaient avec une rapidité fantasmagorique.

Soudain, il eut comme une vision.

Un cercle rouge, d’un rouge incandescent, lui apparut et, dans l’intérieur de ce cercle, trois images s’encadrèrent successivement.

La tête de Sam Smiling, sinistre et narquoise.

La physionomie encore vague et énigmatique de l’avocat Gordon.

Enfin le profil charmant et non moins mystérieux de Florence Travis, qui semblait l’attirer vers lui, invinciblement.

D’un geste de la main passée sur son front il chassa cette dernière vision qui l’obsédait, le subjuguait, le torturait…

Puis, s’étant habillé de nouveau, il prit son chapeau et sortit.


fin du huitième épisode