Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre XXVII


Épisode 9

La situation se tend

XXVII

La coopérative Farwell


Mme Travis et Florence étaient sorties ensemble pour faire quelques achats ; c’était le lendemain de leur retour de la campagne et elles se dirigeaient vers les magasins de nouveautés en devisant gaiement de choses indifférentes.

Mais bientôt Florence ne prêta plus qu’une oreille distraite aux propos de Mme Travis. La jeune fille venait d’être saisie par une émotion soudaine et impérieuse. L’image de Max Lamar avait surgi dans sa pensée et s’y imposait despotiquement. Il était parti si inopinément de Surfton, sur une impression très certainement fâcheuse… Florence, avec toute la véhémence de sa nature spontanée et impulsive, fut prise tout à coup de l’irrésistible désir de savoir immédiatement à quoi s’en tenir. Pour cela, il lui fallait voir le docteur afin de se rendre compte par elle-même de ce qu’il pensait.

Elle était inquiète. Elle voulait savoir.

— Écoute, maman ; dit-elle à Mme Travis, veux-tu faire seule nos achats à toutes les deux ? J’ai une course urgente…

— Oh ! Florence ! fit Mme Travis interloquée, voilà encore un de tes caprices ! Vraiment, je ne suis pas contente. Je me réjouissais de cette sortie avec toi, et tu veux déjà m’abandonner.

Florence, devant cette déception de Mme Travis, hésita et faillit renoncer à son projet.

Mais l’image de Max Lamar, implacablement, se dressait dans sa mémoire. Son inquiétude, en même temps, devenait d’une acuité douloureuse. Elle n’y put résister.

— Tu n’as pas besoin de moi, petite mère. Voici la liste des emplettes que je comptais faire. Tu sauras t’y prendre mieux que moi !

Une voiture passait. Elle l’arrêta et y fit monter Mme Travis, avant que l’excellente femme ait pu esquisser un geste de protestation.

La jeune fille donna l’adresse du premier magasin où elles devaient aller.

— Sois sans inquiétude, maman. Je rentrerai de bonne heure, dit-elle à la vieille dame, et la voiture s’éloigna.

D’un pas rapide, Florence gagna le bureau de Max Lamar.

Ce dernier était absent.

— Je l’attendrai, dit-elle au secrétaire qui, avec empressement, l’avait fait entrer dans le cabinet de travail du docteur.

Elle s’installa dans un fauteuil.

Rien de particulier n’attira son attention, si ce n’est, sur le bureau, une paire de menottes de détective, petit bijou de précision, en acier robuste, avec fermeture infrangible, — les mêmes menottes dont le docteur avait menacé Clara Skinner, au moment de l’arrestation de l’aventurière.

Florence les prit machinalement et en fit jouer plusieurs fois le mécanisme.

— On vous prend le poignet, on tord, on ferme ! Crac ! Ça y est !…

On frappait à la porte. Elle reposa vivement les menottes sur la table.

C’était le secrétaire.

— Je dois m’absenter quelques instants, dit-il, vous voudrez bien m’excuser si je vous laisse seule dans les bureaux, mademoiselle. Mais je sais que le docteur a toujours dit que vous pouviez vous considérer ici comme chez vous.

— Le docteur est un homme très aimable, répondit en souriant Florence.

Le secrétaire sortit.

Restée seule, la jeune fille se plongea de nouveau dans un abîme de perplexités.

Qu’allait-elle dire à Max Lamar, quand elle le verrait ?

Pouvait-elle conserver encore le masque qui voilait sa véritable personnalité morale ? Ne risquait-elle pas, au jour, prochain sans doute, où tout se découvrirait, de perdre à jamais l’estime et l’affection de cet homme qu’elle plaçait au-dessus de tous dans son cœur ?

Ne vaudrait-il pas mieux, au contraire, tout lui avouer franchement, comme déjà elle en avait eu l’idée confuse ? En devançant ainsi la catastrophe inévitable par une confession loyale, ne gagnerait-elle pas sa pitié, son intérêt ? Ne lui en saurait-il pas gré ? Il était médecin. Ne saurait-il pas, lui qui avait guéri tant d’infortunes, la guérir, elle qu’il aimait, elle le savait, d’un amour chaque jour grandissant ? N’était-il pas le seul être au monde qui pût la libérer de l’affreuse fatalité qui faisait d’elle, si jeune et si vivante, l’esclave d’un secret de honte et de misère ? Oui, oui, mieux valait tout lui dire : c’était là le salut.

La résolution de Florence était bien prise, et si, à ce moment, la porte qui s’ouvrit soudain, eût livré passage à Max Lamar, la jeune fille eût parlé.

Mais, dans l’encadrement de la porte, ce fut un autre homme qui parut.

Florence ne put retenir un cri de surprise.

En face d’elle se tenait l’avocat Gordon, toujours aussi misérablement vêtu, et qui, ayant échappé aux policiers qui le poursuivaient, venait en désespoir de cause demander aide et protection à Max Lamar.

— Il me doit la vie, pensait-il. Je vais mettre la mienne à sa merci.

Gordon, en apercevant Florence, ne fut pas moins étonné qu’elle.

— Veuillez m’excuser, mademoiselle, dit-il d’une voix douce et avec un geste où la distinction se retrouvait sous les guenilles lamentables du vagabond. N’ayant trouvé personne dans l’antichambre, je me suis permis de pénétrer jusqu’ici.

Il attachait sur Florence un regard empreint de gratitude, et il reprit :

— Mais je bénis le hasard qui me remet en présence de celle à qui je dois ma liberté. Il me semble que dès maintenant l’infortune qui m’accable va cesser.

— Vous n’avez pas à me remercier, monsieur Gordon, dit Florence d’un ton de sympathie. Si je vous ai rendu le service dont vous parlez, je l’ai fait surtout à cause du docteur Max Lamar, à qui vous aviez sauvé la vie la nuit précédente et qui était dans l’impossibilité de vous être utile à son tour comme il l’eût désiré.

Gordon hocha la tête.

— Il se peut, mademoiselle, que l’intérêt pour mon infortunée personne n’ait pas été la cause directe de l’acte sauveur que vous avez accompli. Mais cet acte n’en demeure pas moins ce qu’il est, et ma reconnaissance va droit à vous. Comment pourrais-je jamais vous la témoigner ?

Florence, conquise par un langage aussi délicat et oubliant tout à fait la situation et l’accoutrement de son interlocuteur, lui dit, en l’invitant à s’asseoir :

— Me témoigner votre reconnaissance ? C’est bien simple. Prenez un fauteuil et racontez-moi votre histoire, monsieur Gordon. Je serais curieuse de connaître les péripéties qui vous ont amené où vous en êtes, car je suis convaincue que vous êtes une victime et non pas un coupable.

— Auriez-vous le don de la divination, mademoiselle ? dit Gordon, les yeux humides de larmes et la voix tremblante. Merci de votre bienveillante et juste intuition. Cela m’encourage à tout vous dire. Vous pourrez me juger par le récit sincère que vous allez entendre.

— Voulez-vous attendre un instant ? dit Florence, que sa prudence n’abandonnait pas.

Elle alla fermer à double tour la porte qui donnait vers l’antichambre.

— Ainsi vous êtes en sécurité. Allez, monsieur Gordon, je vous écoute.

Gordon, sans fausse contrainte, s’assit dans le fauteuil que lui avait désigné Florence, et commença d’une voix calme et posée.

— Vous n’ignorez pas, mademoiselle, l’existence de la Coopérative Farwell. Elle est connue dans l’Amérique entière et ses produits sont exportés aux quatre coins du monde. Quand le père Farwell mourut, il créa, par des dispositions testamentaires spéciales, une situation privilégiée aux ouvriers qui l’avaient aidé à édifier son immense fortune. C’était un homme bon, juste et libéral. Ancien ouvrier, il portait aux travailleurs, ses collaborateurs obscurs, un intérêt quasi paternel. Il décida qu’un quart de tous les bénéfices réalisés par ses successeurs irait au personnel de ses usines, formé en coopérative, et que chaque employé toucherait une part qui serait proportionnée à ses années de service et à l’importance de ses fonctions.

» Tout marcha bien pendant cinq ans. Le personnel était composé de braves gens, reconnaissants du geste qu’avait eu le défunt, et jamais la moindre discussion ne s’éleva dans les règlements de comptes.

» J’avais été chargé de ce règlement par une clause spéciale du testament du père Farwell, dont j’étais l’avocat, et qui, de son vivant, me témoignait autant de confiance que d’amitié.

» Les héritiers et nouveaux propriétaires de l’entreprise étaient les deux fils du défunt. L’aîné, John, vivant portrait du père, était un bûcheur et une nature exceptionnellement droite et juste. Le plus jeune, Silas, au contraire, était un homme sans conscience, d’une cupidité sordide, malgré son ambitieuse vanité, et qui ne connaissait d’autre droit ni d’autre loi que son intérêt personnel.

» Tant que John vécut, la Coopérative Farwell — ainsi l’appelait-on depuis la transformation de la maison — conserva et développa même sa prospérité. Silas, tenu, autant que possible, à l’écart par son frère, qui ne le connaissait que trop, se contentait de diriger le service des expéditions, qui lui avait été confié, et de se livrer à des spéculation de bourse qui n’étaient pas toujours avouables.

» Mais bientôt le rôle effacé qu’il jouait dans les affaires ne lui suffit plus et il réclama un partage égal de l’autorité. En même temps, il tenta de pousser son frère dans des opérations d’argent de telle nature que John, qui était l’intégrité même, ne lui cacha pas son indignation.

» L’ère des discussions graves commença entre les deux frères, mais prit fin brusquement par la mort soudaine de John.

Gordon continua :

» On parla beaucoup de ce décès, que des circonstances mystérieuses avaient entouré et que la robuste santé de John Farwell ne pouvait faire prévoir. Certains esprits malveillants allèrent jusqu’à prononcer le mot d’empoisonnement et à soupçonner Silas de n’être pas étranger à cette mort singulière. Mais l’accusation se présentait si grave qu’on eut peur de s’y arrêter. L’oubli se fit.

» Silas resta donc seul directeur de la Coopérative Farwell. Ce fut alors le commencement de la décadence pour la maison, car Silas, d’une part, se refusait aux dépenses les plus utiles et, d’autre part, engageait à la Bourse des sommes énormes. En outre, sa détestable réputation personnelle, sa brutalité et son âpreté sauvage détachaient de lui ses meilleurs correspondants. Mais si forte était la constitution merveilleuse de l’affaire, que celle-ci résistait à toutes les causes de désordre et de ruine.

» Pourtant, des spéculations malheureuses causèrent des trous énormes, qu’il fallut combler sans délai.

» C’est ainsi qu’un jour, après une semaine de pertes considérables, Silas n’hésita pas à mettre la main sur le dividende trimestriel qui devait être distribué au personnel de la coopérative.

» M’étant présenté pour encaisser, au nom des ouvriers, il me répondit par une fin de non-recevoir assez dure, déclarant qu’il en avait assez d’être exploité ainsi et que le personnel pouvait bien attendre.

» — Ces messieurs deviennent trop exigeants, me dit-il. Il a plu à mon père, dans un moment de folie, de les enrichir sottement à mes dépens. J’entends bien demeurer seul juge de la situation et ne leur faire l’aumône, pour répondre au vœu de mon père, qu’à mon gré et sous mon seul contrôle. »

» En vain, je lui représentai que les dispositions testamentaires du père Farwell n’étaient pas un simple vœu mais constituaient bel et bien un droit pour les bénéficiaires, et qu’il ne pouvait parler d’aumône volontaire, il m’envoya promener grossièrement.

» Je me rendis alors auprès des ouvriers et je les priai de patienter, prétextant que les comptes du trimestre n’étaient pas encore terminés. Ces braves gens s’inclinèrent, sans protester.

» Mais comme le temps passait et que l’argent ne venait toujours pas, ils finirent par concevoir des craintes que vint m’exprimer une délégation. Je réussis encore à leur persuader qu’il fallait attendre.

» Enfin, d’atermoiements en tergiversations, j’en étais arrivé à ne plus savoir que répondre à leurs réclamations réitérées, lorsque, un beau jour, une véritable révolte éclata dans les ateliers.

» Je me rendis auprès des ouvriers.

» Leur patience était à bout. Forts de leurs droits, et surexcités par la rancune qu’ils avaient vouée à Silas Farwell, qui était le plus dur, le plus insolent et le plus impitoyable des patrons, tandis que son père et son frère en avaient été les meilleurs, ils prirent une résolution énergique dont je ne pus ni les détourner ni même les blâmer.

» Comme ils avaient en moi la plus grande confiance, ils me chargèrent de porter un ultimatum à Silas Farwell. Cet ultimatum était court et précis. Dans les quarante-huit heures, le personnel exigeait une reconnaissance de dette de Farwell, sans quoi c’était la cessation immédiate du travail.

» En conscience, je ne pouvais, je le répète, donner tort à ces hommes, qui réclamaient strictement le fruit de leur travail qui leur était dû. Je me décidai donc à accepter la mission dont ils me chargeaient et je me présentai le même jour au bureau de Silas Farwell.

» Contre mon attente, il me reçut avec toute la bonne grâce dont il était capable. J’ai su, plus tard, qu’il avait eu connaissance du mouvement qui s’était produit à l’usine et qu’il comprenait le danger.

» — Bonjour, Gordon, me dit-il. Je suis sûr que vous venez me demander encore l’argent dû au personnel. Je m’y attendais et j’allais précisément vous faire appeler pour vous remettre une reconnaissance de la somme due, avec promesse de paiement dans le mois. Asseyez-vous une minute. »

» Je vous avoue que j’éprouvai un immense soulagement devant cette heureuse solution que je n’espérais pas.

» Combien grande était ma naïveté ! Elle m’étonne encore et, je vous l’avoue, m’humilie, chez moi, homme de loi, rompu, comme je l’étais, aux affaires les plus compliquées.

» Silas ouvrit un des tiroirs de son bureau et en sortit une feuille toute préparée. Il me la présenta tout en la tenant par la partie supérieure.

» — Voulez-vous voir si nous sommes d’accord, » me dit-il,

» Je lus :

Avis aux Employés et Ouvriers de la Coopérative Farwell

Comme suite à l’entretien qu’il a eu avec l’avocat Gordon, M. Silas Farwell reconnaît devoir aux employés et ouvriers de la Coopérative Farwell la somme de 75 000 dollars, montant de leur part trimestrielle de bénéfices. Cette somme sera payée fin courant.

Lu et approuvé:
Silas Farwell.

» Si je n’avais pas été placé à contre-jour et si j’avais saisi la feuille à deux mains au lieu de la tenir par la partie inférieure, je me serais aperçu que l’épaisseur du papier n’était pas la même partout. Mais ce papier était quadrillé et rien à mes regards ne semblait rompre la disposition géométrique des lignes.

» Silas Farwell avait eu, comme vous le verrez, une idée d’une canaillerie diabolique et à la fois puérilement maladroite, car sa manœuvre aurait dû échouer quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Je rougis encore d’y avoir été pris…

» — C’est bien ainsi ? me demanda Silas.

» — Parfait, répondis-je.

» — Alors, signez à droite de mon nom avec la mention : « Lu et approuvé ».

» Je fis comme il le désirait.

» À peine avais-je apposé ma signature sur le papier qu’il me l’arracha des mains, bien plus qu’il ne me le reprit.

» Cette hâte fébrile m’inquiéta.

» J’observai alors tous ses mouvements à la dérobée.

» Il me tournait le dos et ce qu’il faisait me parut suspect.

» Je me penchai pour mieux voir ses gestes. Je le vis enlever la partie supérieure du papier qui masquait une seconde feuille, portant un texte différent du premier. Seules, les deux signatures demeuraient sur le document primitivement dissimulé sous l’autre.

» J’eus une sorte d’éblouissement, j’entrevis quelque machination infâme et, me précipitant auprès de Farwell, je lui demandai des explications.

» Se voyant découvert, il fit preuve d’un cynisme inimaginable.

» — Et après ? dit-il d’un ton narquois. Je fais ce que je crois devoir faire. Ah ! ah ! monsieur l’avocat, vous avez voulu me faire marcher. Vous vous êtes mis du côté de la canaille qui me dépouillait de mon héritage ! Eh bien, c’est moi qui vous tiens maintenant ! »

» Et déployant à distance le papier que je venais de signer, il me jeta ces mots :

» — Regardez et lisez bien ! »

» Les lignes dansaient devant mes yeux. Je déchiffrai pourtant ceci :

Je soussigné, Gordon, avocat-conseil, chargé des intérêts des Employés de la Coopérative Farwell, reconnais avoir reçu la somme de 75 000 dollars, montant de la part des bénéfices du dernier trimestre, revenant à ses employés.

Lu et approuvé : Lu et approuvé,
Silas Farwell. C. Gordon.


» Devant cette infamie inconcevable, je perdis la tête. Je devins fou de rage. Je sautai sur Silas d’un bond et lui saisis la gorge à deux mains, comme avec des tenailles.

» Mais il m’avait prévenu et, avant mon agression, son doigt avait pressé le bouton d’une sonnerie.

» Des employés se précipitèrent dans la pièce.

» Ils durent se mettre à quatre pour me faire lâcher prise. J’avais terrassé Silas Farwell, mon genou lui écrasait la poitrine, et je l’étranglais littéralement.

» Quand on l’arracha de mes mains, il était dans un état lamentable. La face convulsée, les yeux exorbités, les vêtements en lambeaux, c’est à peine s’il put articuler quelques mots :

» — Cet homme… a voulu… me voler… m’assassiner… » bégaya-t-il.

» Deux policiers, qu’on était allé chercher en hâte, me mirent la main au collet et m’emmenèrent sans tarder à la station de police, malgré mes protestations.

» Fort heureusement, j’étais connu grâce à ma profession, et le brigadier, auquel j’avais autrefois rendu quelques services, voulut bien m’autoriser à me rendre chez moi, sous la conduite des deux agents qui m’avaient arrêté, afin que je pusse me munir de linge et de vêtements.

» Mon but était de prendre la fuite, je vous l’avoue en toute franchise. Qui croirait mon histoire ? Le misérable avait tendu son piège avec tant d’adresse que, puisque j’avais eu la bêtise de m’y laisser prendre, je ne pouvais plus en sortir. Rembourser l’argent m’était également impossible, même si je l’avais voulu, mes ressources, quoique sûres et abondantes, consistant seulement dans le produit de mes honoraires. Où aurais-je trouvé 75 000 dollars ?

» Mieux valait disparaître. Le temps m’apporterait peut-être le moyen de me justifier.

» Je réussis à m’enfuir plus facilement que je ne l’aurais supposé. Je m’y pris d’une façon très simple.

» Quand je fus dans mon bureau, après avoir pris quelques papiers que je mis dans la poche intérieure de mon veston, j’offris des cigares aux deux détectives. Pendant qu’ils les allumaient, je m’emparai d’un énorme presse-papier en fonte et je le jetai violemment contre la vitre de la porte.

» À ce bruit, qui leur sembla venir de l’extérieur, les deux hommes, instinctivement, se précipitèrent vers la sortie.

» Aussi prompt que l’éclair, j’ouvris la fenêtre et je sautai sur l’échelle d’incendie qui courait du haut en bas du mur de la maison.

» À peine en avais-je gravi quelques échelons que déjà les policiers revenus de leur surprise, étaient à mes trousses.

» Alors, poursuivit Gordon, je grimpai de barreau en barreau, haletant, jetant de temps à autre un coup d’œil au-dessous de moi pour juger de la distance qui me séparait de ceux qui me donnaient la chasse. J’arrivai au toit et me hissai sur le chéneau. Là, ayant trouvé quelques vieux pots-de fleurs, je m’en servis comme de projectiles et les jetai à la tête des deux hommes, retardant ainsi leur poursuite.

» De maison en maison, au risque de me rompre le cou cent fois, je courus.

» Je parvins au toit d’un immeuble formant une sorte de terrasse. À son extrémité, il y avait un vitrail qui donnait dans un atelier de peintre. Je le soulevai et je sautai à l’intérieur de la pièce.

» Le propriétaire était absent. Je ne perdis pas une minute. Courant vers la porte, qui, heureusement, n’était fermée qu’au loquet, je m’engageai dans l’escalier et je gagnai ainsi la rue.

» Les policiers avaient perdu ma trace.

» Je décidai de quitter la ville. En deux étapes, je parvins à Surfton. J’avais sur moi un peu d’argent. Cela me permit d’acheter quelques provisions, et je vins chercher un refuge dans les rochers de la falaise. Une cabane abandonnée me servit d’abri, et je vécus tant bien que mal en rendant de petits services aux pêcheurs, mais plus misérable et plus désespéré chaque jour… »

Gordon s’arrêta un instant et passa la main sur son front.

— C’est dans cette cabane, mademoiselle, que vous m’avez trouvé et sauvé à votre tour.

Florence, vivement intéressée par le récit de l’avocat, qui avait ajouté quelques mots pour expliquer sa visite à Max Lamar resta un instant songeuse.

Allait-elle donner suite à son projet primitif et attendre Max Lamar pour lui avouer son secret terrible ?

Ne devait-elle pas surseoir à cette décision et, reprenant le fil de ses périlleuses aventuras, chercher à sauver tout à fait le malheureux Gordon pour qui elle ressentait, avec la vivacité de sa nature généreuse, une ardente pitié ?

C’est à ce dernier parti qu’elle s’arrêta.

Toute son ardeur combative se réveillait. Jetant les yeux sur sa main qu’elle avait posée sur le bureau de Lamar auprès du cabriolet, elle y vit se dessiner peu à peu la marque fatale.

— Allons, se dit-elle, résignée, tu ne saurais échapper à ta destinée, ma pauvre Flossie.

À ce moment, quelqu’un du dehors voulut ouvrir la porte. Celle-ci fermée, résista.

Florence courut au fauteuil où Gordon, que l’émotion de son récit avait épuisé, était assis.

— Debout, chuchota-t-elle. Il faut encore lutter. Vous ne devez pas vous abandonner de la sorte. Je vais vous aider, d’abord à vous sauver, ensuite à vous réhabiliter.

Elle s’arrêta. La porte maintenant était, du dehors, violemment secouée. C’était le secrétaire de Lamar, qui ne comprenait rien à ce verrouillage inattendu.

Florence, de peur qu’il ne pénétrât par la porte du fond, alla donner également un tour de clef à cette dernière.

Précisément, le secrétaire y arrivait, ayant fait le tour par le couloir. Il chercha à introduire une clef dans la serrure, mais il rencontra une résistance causée par l’autre clef qui s’y trouvait à l’intérieur.

Florence et Gordon s’étaient plaqués contre le mur.

— Ne bougez pas, murmura Florence.

Tout à coup, le carreau de verre dépoli vola, en éclats sous le choc d’un coup de coude violent, et une main apparut, cherchant à atteindre la clef.

Prompte comme l’éclair, Florence sauta vers les menottes posées sur le bureau. Puis, saisissant la main qui, du dehors, tournait déjà la clef intérieure, elle entoura cette main du fin et souple bracelet d’acier, la fixant vigoureusement contre le bec de canne.

Et, faisant jouer la fermeture des menottes, elle emprisonna solidement le bras du malheureux secrétaire, qui se trouva, ainsi réduit à l’impuissance, le corps tout entier dans le couloir et le bras immobilisé dans l’intérieur du cabinet.

Gordon avait assisté avec stupéfaction à la manœuvre de Florence.

— Venez, lui dit à voix basse Florence.

Elle ouvrit l’autre porte et descendit rapidement dans la rue, suivie de l’avocat.

Florence arrêta une auto qui passait, donna un ordre au chauffeur et monta vivement avec Gordon dans la voiture, qui démarra en vitesse.