L'Action sociale (p. 420-425).

III

DOUBLE DEUIL


Le lendemain, Camilla écrivait à sa mère dans son journal : Un double deuil enveloppe mon âme. C’est maintenant que je comprends ce que m’expliquait l’autre jour Myriam de Magdala, que le cœur humain est assez grand pour contenir à la fois deux amours : un amour naturel et légitime, et un amour surnaturel.

Ces deux sentiments remplissaient mon cœur tout entier, et tous les deux me sont ravis en même temps ! Ô doux prophète de Nazareth, combien il m’était cher !

Je l’aimais d’un amour idéal, comme on aime le Bien, le Vrai et le Beau. Je l’aimais comme j’aimerais Dieu, si je le connaissais.

Depuis longtemps je ne croyais plus à Jupiter, et je me sentais attirée vers Jéhovah ; mais comment croire en lui, quand j’ai vu ses prêtres criminels conduire à la mort le meilleur, le plus innocent et le plus parfait des hommes ?

Ô mère ! Si Dieu a jamais existé, sur terre, c’est Jésus qui l’était ! Mais Dieu ne meurt pas, et Lui… il est mort.

ÔO deuil ! Inénarrable malheur ! Le grand consolateur de toutes les infortunes, le grand guérisseur de toutes les infirmités, l’incomparable orateur dont la parole éclipsait tout ce que l’esprit humain a jamais produit de beau, le vainqueur de la mort, est mort !

Comprenez-vous cela, mère ? Il est mort, celui qui avait ressuscité Lazare ! Il est mort, celui qui commandait aux vents, aux tempêtes, à la mer, aux démons !

Et quand je pense, ô ma mère, que c’est Pilatus, le mari de ma chère sœur Claudia, qui a ratifié la sentence du sacerdoce, et qui l’a fait exécuter ! Quelle faiblesse indigne ! Il proclamait Jésus innocent, et il l’a fait mourir !

Ah ! je comprends son trouble. Il n’osait plus nous regarder en face, et il est parti pour Césarée en pleine nuit, furieux contre les princes des prêtres qui lui ont arraché l’inique sentence, et maudissant avec toutes sortes d’imprécations ce peuple infâme et stupide qui lui criait : « Crucifiez-le ». Il est parti à cheval, accompagné d’une escorte, sans vouloir attendre que le jour renaisse. Il ne pouvait plus supporter la vue de Jérusalem et de son horrible peuple !

Et mon noble Caïus l’accompagne, il commande l’escorte. Lui aussi, je le pleure, car il est perdu pour moi !

Mon bien-aimé, mon unique, est pour moi comme s’il était mort. Car il s’est déclaré disciple de Jésus, et mon père lui a interdit toute relation avec moi.

Ô mère, qu’elle sera heureuse la Femme qui pourra devenir à la fois disciple de Jésus et épouse de Caïus !

Vous savez quelle admiration il avait pour moi, et quel amour il m’avait voué ? Mais il y avait un homme qu’il admirait plus que moi, et qui méritait bien mieux son amour ; c’était le prophète de Nazareth. De loin, et sans le lui avoir jamais dit, il se sentait attiré vers lui, et il l’aimait !

Or, savez-vous à quel moment mon noble Caïus a proclamé sa foi ? C’est quand il a vu le prophète trahi et abandonné par ceux mêmes qu’il avait choisis, honni, méprisé, bafoué par la foule, accusé et condamné par le Sanhédrin et par le gouverneur ! C’est alors que son noble cœur s’est révolté contre tant d’injustice ! C’est quand il a vu son héros, si puissant la veille, réduit à l’impuissance, et rendant le dernier soupir ! C’est quand il a vu mourir en même temps toutes les espérances et tous les dévouements des amis de la veille, qu’il a affirmé sa croyance.

Debout devant la croix, en face des insulteurs et des lâches, il a salué de son épée le grand vaincu et il s’est écrié : Cet homme était vraiment le Fils de Dieu.

Ô ma mère, si Caïus est dans l’erreur, cette erreur est plus belle que la vérité.

Que vais-je devenir ? Et cette pauvre Claudia ne souffre pas moins que moi. Car elle aussi elle aimait le merveilleux prophète, et elle a fait tout ce qu’elle a pu pour empêcher son mari de le condamner. Mais Pilatus avait peur d’entrer en lutte avec les sanhédrites, qui l’auraient dénoncé à Rome, et qui auraient demandé son rappel.

Nous errons comme des âmes en peine dans les vastes salles de la tour Antonia. Nous sommes montées ce matin sur le parapet supérieur, et nous avons jeté un coup d’œil sur le Calvaire.

En apercevant la croix restée debout, qui nous tendait les bras, nous sommes tombées à genoux, et nous avons fondu en larmes.

Nous sommes ensuite allées au Temple. Il était désert. Elle ne s’y fera plus entendre la voix sympathique et touchante du prophète.

Le grand voile du Saint-des-Saints est horriblement déchiré depuis la voûte jusqu’au parvis, et il laisse voir à tous les regards les profondeurs mystérieuses que le grand-prêtre seul connaissait.

On dit que depuis hier des voix étranges s’y font entendre, et crient : sortons d’ici !

Le tremblement de terre a fendu le mur oriental du sanctuaire ; l’autel des holocaustes a été lézardé par la secousse, et les grandes portes de bronze se sont ouvertes d’elles-mêmes et disloquées.

Toute la ville semble plongée dans la stupeur, comme si elle avait le remords de son crime. On ne voit personne dans les chemins, où plusieurs ressuscites ont été rencontrés, couverts encore du linceul des tombeaux d’où ils sont sortis. Un vent de mort et de crime semble souffler dans les ruelles étroites, tortueuses et sombres qui montent du Tyropéon au Gareb.

Claudia m’a lu quelques lignes du prophète Jérémie, il nous a semblé qu’il décrivait la Jérusalem d’aujourd’hui :

« Comment est-elle assise solitaire, la cité populeuse !

« Elle est devenue comme une veuve, celle qui était grande parmi les nations.

« Elle pleure amèrement durant la nuit…

« Les rues de Sion sont dans le deuil,

« Parce que nul ne vient plus à ses fêtes…

« Jérusalem a multiplié ses iniquités. « C’est pourquoi elle est devenue une chose souillée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin ne sachant plus que faire de nous, il nous est venu une inspiration. Notre douleur est bien grande, nous sommes-nous dit, mais il en est une plus grande. C’est celle de la mère du prophète. Allons la voir. Rien ne console, comme de consoler de plus affligés que soi.

Nous avons fait venir Joseph d’Arimathie, et il nous a conduites à la résidence du disciple de Jésus qui se nomme Jean, et qui est située sur le mont Sion.

Après une courte entrevue avec Jean, qui est plongé dans la plus profonde douleur, nous avons été admises en présence de cette femme, dont le fils était pour nous le plus grand des humains.

Voilà la Mère des douleurs ! avons-nous pensé en la regardant. Elle n’a pas encore 50 ans, et, quoique brisée par la catastrophe qui l’a frappée elle est encore très belle…

Nous lui avons dit toute notre admiration pour son incomparable fils, et toute notre douleur de l’avoir vu mourir. Elle a paru touchée ; mais elle a été quelque temps sans nous parler.

Cette douleur muette nous a tellement émues que nous nous sommes mises à pleurer, et c’est elle qui nous a consolées, nous qui venions lui offrir des consolations.

— « Consolez-vous, nous a-t-elle dit. Tout n’est pas fini. Mon fils a prédit qu’il ressusciterait le troisième jour. Or, mon fils n’a jamais trompé personne. »

— Vous croyez donc qu’il va revivre ?

— J’en suis sûre, puisqu’il l’a dit.

Cette foi absolue dans la résurrection de son fils, qu’elle proclame aussi son Dieu, nous a donné un peu de courage et d’espoir ; et nous sommes revenues au palais un peu consolées. Mais comment croire à l’incroyable, ô mère ? Comment l’impossible serait-il possible ?