Le Centurion/59
II
LA FOI PLUS FORTE QUE L’AMOUR
La nuit tombait quand le Centurion, revenu du Calvaire, rentra au palais du Procurateur, et trouva Camilla et Claudia pleurant ensemble.
Il leur raconta avec une émotion profonde les derniers moments du Crucifié.
— Et que va-t-on faire de son corps ? demandèrent-elles avec anxiété.
— Rassurez-vous, il repose en ce moment dans le beau sépulcre de Joseph d’Arimathie.
— Déjà ! Mais racontez-nous comment cela s’est fait si vite.
— Voici : Joseph d’Arimathie possède une villa au nord-ouest du Calvaire. Un coin du rocher est même renfermé dans son jardin. Or, il y a quelques mois, notre ami a fait creuser un sépulcre pour lui-même et sa famille dans le flanc de ce rocher.
Il semble que ce fut une inspiration. Car à peine Jésus de Nazareth était-il en croix que Joseph d’Arimathie s’est dit : mon sépulcre sera pour Lui ! Pour Lui, qui est le maître du monde, et qui n’y possède pas une parcelle de terre pour se faire enterrer.
Alors, il a obtenu facilement du Procurateur la permission de s’emparer du cadavre, et de lui donner une sépulture convenable.
De son côté, Nicodème est rentré en ville pour acheter le suaire, le linceul, les bandelettes et les parfums nécessaires. Aussitôt que j’ai pu constater la mort du Crucifié, j’ai permis qu’on le détache de la croix, et nos deux amis, aidés des disciples et des saintes femmes, ont procédé à l’embaumement, à l’ensevelissement et à la sépulture.
Un sentier qui n’a guère plus de deux cents pieds de longueur conduit de la croix à la porte du sépulcre, par une pente sinueuse, et Joseph d’Arimathie a présidé lui-même à l’accomplissement des devoirs funèbres.
À cause du repos sabbatal qui vient de commencer, on s’est hâté, et dès avant le coucher du soleil la triste cérémonie était terminée.
— Ô Caïus ! Quel deuil ! Et comme ces lugubres événements ont été précipités ! Hier encore il était plein de vie. Il y a trois jours le temple retentissait encore des anathèmes qu’il lançait contre les Pharisiens !
Et maintenant il n’est plus !
Avez-vous vu le Procurateur ?
— Oui. Il est lui-même tout bouleversé, et il veut partir sans retard pour Césarée, où il m’ordonne de le suivre.
— Et vous allez partir ?
— Hélas ! Oui, Camilla, et ce n’est pas une séparation de quelques jours. J’ai la mort dans l’âme, et je viens vous faire mes adieux.
— Vos adieux ? Que voulez-vous dire ? — Écoutez-moi bien, chère amie.
Il y a cinq jours eut lieu, vous vous en souvenez, l’entrée triomphale de Jésus de Nazareth à Jérusalem. Ce triomphe fut un sujet de réjouissance pour nous, et il nous fit espérer que le prophète allait vaincre ses ennemis ; mais votre père en fut courroucé ; et le soir même il me fit venir dans ses appartements, pour me faire connaître ses volontés au sujet de notre amour.
— « Vos sentiments pour ma fille, m’a-t-il dit, n’ont rencontré tout d’abord chez moi aucune opposition ; et votre union eût peut-être été la consolation de mes vieux jours. Mais vos sympathies ouvertes et compromettantes pour Jésus de Nazareth ont tout à fait changé mes dispositions à votre égard. Et maintenant, retenez bien ce que je vais vous dire :
— Je ne consentirai jamais à ce que Camilla épouse un disciple de cet imposteur. C’est un ennemi de ma race et de ma religion. Si vous entrez définitivement dans cette secte détestable, toute relation entre nous sera rompue, et je vous en avertis, vous perdrez votre position sociale, votre grade et votre avenir. »
Je me suis incliné, sans rien répondre, devant cet arrêt immuable de votre père, Camilla. Et maintenant je viens vous dire que l’événement qu’il avait prévu est accompli : Je suis devenu disciple de Jésus. Aujourd’hui même au sommet du Calvaire, quand il a rendu le dernier soupir, j’ai proclamé hautement qu’il était le Fils de Dieu. Ma foi nouvelle, inébranlable, creuse un abîme entre votre famille et moi. Toute relation ultérieure doit en conséquence être rompue, et je vous dis « adieu ».
— Ô mon cher Caïus, n’avons-nous pas eu pour Jésus de Nazareth les mêmes sympathies ? Et sa fin ne m’afflige-t-elle pas comme vous ? Pleurons-le ensemble, et gardons son souvenir. Mais à présent qu’il est mort, que pouvons-nous faire pour lui ? Et que peut-il faire pour nous ? Il semble bien que la mort, cette niveleuse terrible, a réduit aux proportions humaines ce personnage extraordinaire dont la puissance nous paraissait surnaturelle ; et j’ai peine à comprendre que votre foi en lui grandisse quand son rôle est fini.
— Il n’est pas fini, Camilla. La divinité ne peut pas mourir ; et c’est lorsque son œuvre paraît vaincue qu’elle a besoin de défenseurs.
— Vous êtes un noble cœur, Caïus, et j’admire votre courage ; mais, au nom de notre amour, réfléchissez encore, et dans l’entraînement d’aujourd’hui ne perdez pas de vue demain…
Si vous ne craignez pas de briser mon cœur, craignez de briser votre carrière, et de rompre tant d’autres liens qui vous sont chers. Songez à votre famille dont vous êtes l’honneur et l’espoir, à vos amis de Rome, à votre patrie elle-même qui a des droits sur vous.
— J’ai songé à tout ; et je suis au désespoir de penser que la première immolation que ma foi m’impose est mon amour pour vous. Non seulement votre père ne consentira jamais à votre union avec un disciple du Crucifié ; mais je m’y refuserais moi-même s’il y consentait. Il répugnerait à ma conscience d’associer ma vie à celle d’une femme qui ne partagerait pas mes croyances.
Adieu, Camilla.
— Ô Caïus ! vous déchirez mon cœur.
— Je comprends votre douleur, et je souffre plus que vous peut-être. Je vous aime de toutes les forces de mon âme ; mais je crois en Jésus de Nazareth ; il est mon Dieu, et ma vie lui appartient désormais. Un jour peut-être vous comprendrez que la foi est plus forte que l’amour, ou que l’amour est sans droit contre la foi.
Adieu, pour toujours, si mon Dieu ne devient jamais votre Dieu.