L'Action sociale (p. 271-293).

XVII

SÉANCE ORAGEUSE


Caïphe était le type du prêtre autoritaire, absolu, violent, et du politicien, ambitieux, énergique et habile.

Les prédications de Jésus au temple pendant les fêtes de la Dédicace et des Tabernacles l’avaient mis dans un état d’irritation extrême. Il n’écoutait plus rien, il ne raisonnait plus, il haïssait. L’unique préoccupation de son esprit était de trouver quelque moyen de faire disparaître l’objet de sa haine.

Aussi ne put-il déguiser ses sentiments dans les paroles qu’il adressa au Sanhédrin, en ouvrant le séance.

Il ne demanda pas à ses collègues ce qu’ils pensaient de Jésus de Nazareth et de sa doctrine. Il ne posa même pas la question du messianisme, qui était la vraie question à résoudre pour cette assemblée composée des plus savants interprètes des Écritures.

Il se garda bien d’attirer l’attention sur les miracles accomplis par Jésus, et d’en chercher l’explication. Quant à les nier il savait bien que ce n’était pas possible.

Il considéra donc comme prouvé et indéniable que Jésus était un faux prophète, un contempteur de la loi de Moïse, un perturbateur de l’ordre public, un ennemi déclaré du sacerdoce juif, un rebelle qui entraînait le peuple à sa suite, et qui allait bientôt soulever la colère de César, et attirer sur Jérusalem quelque terrible châtiment de la puissance romaine.

« La mesure est comble, s’écria-t-il en terminant, et c’est à nous de prendre les dispositions nécessaires pour échapper aux maux qui menacent Israël. Déjà il achève de ruiner notre autorité sur le peuple et notre prestige, et quand nous combattons ses doctrines, quand nous le dénonçons comme un impie, il ose lancer contre nous les plus terribles anathèmes.

« Nous avons voulu le faire arrêter pendant les fêtes, et nous avons envoyé nos agents de police nu Temple pour l’appréhender et l’amener devant nous. Or, son pouvoir d’ensorceler le peuple est tel que nos agents semblent devenus ses disciples, et nous ont fait rapport que jamais homme n’a parlé comme lui !

« Que faut-il faire pour mettre fin à ce scandale, et à ce péril qui menace à la fois la religion et la nation ?

« J’avais pensé d’abord que nous pourrions le traduire devant nous pour outrage à la religion, ou pour blasphème, et le faire flageller.

« Mais après la flagellation il recommencera à prêcher, et il posera devant le peuple comme un martyr. Son prestige grandira, et le nôtre sera diminué d’autant.

« Non, contre cet habile séducteur du peuple, qui est déjà reconnu par la foule comme un grand prophète, et même pour le Messie, et qui, soit par la magie, soit par le pouvoir du démon, fait des choses extraordinaires que les ignorants proclament des miracles, contre un tel ennemi, dis-je, la flagellation, et même la prison ne serviraient de rien…

« Il faut qu’il meure ! C’est le châtiment qu’il mérite, et c’est le seul qui puisse nous assurer la paix religieuse et la paix nationale.

« Je sais que nous ne pouvons pas arriver à ce résultat sans l’assentiment du procurator romain. Il ne suffira pas que nous le jugions digne de mort d’après nos lois. Pilatus seul a le droit de prononcer la sentence capitale, et de la faire exécuter.

Mais soyez sûrs qu’il n’osera pas nous résister si nous sommes unis, énergiques, tenaces, et si nous réussissons à créer le moindre mouvement populaire contre l’accusé.

« Pilatus sait bien que si nous le dénonçons à Rome pour mépris de notre religion, de nos lois, et des condamnations du Sanhédrin, il sera blâmé.

« Or, rien ne nous est plus facile que d’organiser à Jérusalem un mouvement populaire pour exercer sur le Gouverneur la pression nécessaire. Chacun de nous ne commande-t-il pas des douzaines de ces gens du peuple qui sont toujours prêts à faire une émeute, moyennant quelques deniers ?

« Et remarquez bien une chose. Le supplice autorisé par la loi romaine est ignominieux et infâme. Il ne tue pas seulement, il déshonore.

« Quand le peuple saura que Jésus de Nazareth a été jugé digne de mort par le Sanhédrin, que Pilatus a prononcé la sentence, et que le condamné est mort sur une croix, il comprendra que Jésus de Nazareth ne fut qu’un grand criminel. Personne n’osera plus avouer qu’il a été son disciple, parce que personne n’osera plus mettre en suspicion la justice des deux condamnations prononcées par les autorités religieuse et civile.

« Tel est mon avis, mes chers collègues, et je ne doute pas qu’il ne rencontre l’assentiment de tous. »

Des applaudissements presque unanimes accueillirent ce discours, indigne d’un juge, puisqu’il accusait et condamnait, avant le procès.

Puis, un grand silence se fit, et l’on crut un instant que personne n’oserait répondre au grand-prêtre.

Gamaliel regarda autour de lui, pensant que quelqu’un des chefs sadducéens se lèverait, et dirait au moins quelques mots de protestation contre cette condamnation à mort anticipée. Mais aucun d’eux ne desserra les lèvres.

Quand le vieux docteur en Israël, dont l’enseignement était si célèbre, se leva, tous les regards se tournèrent vers lui.

C’était un beau vieillard grand et robuste, que ses soixante-dix ans n’avaient pas encore courbé, et dont la figure pleine de vie était encadrée de cheveux blancs, se mêlant à une longue barbe également blanche qui couvrait sa poitrine.

Il commença sur un ton calme.

« Si le procès de Jésus de Nazareth était déjà fait, et s’il était juridiquement avéré qu’il est, comme l’affirme le Grand-Prêtre, un faux prophète, un contempteur de la loi de Moïse, un rebelle à l’autorité, qui va attirer sur nous le courroux de Rome, je partagerais l’avis du Grand-Prêtre, et je dirais avec lui : « Il faut que cet homme meure ! »

« Mais la preuve juridique des crimes dont on l’accuse n’est pas faite, et nous n’avons pas le droit de le traiter comme un coupable avant d’instruire son procès.

« Or, ce procès, Sanhédrites, est le plus grave, le plus compliqué et le plus important dont ce tribunal ait jamais été saisi. La question qu’il soulève n’est pas individuelle, elle est nationale. Élevez vos cœurs et vos esprits, Sanhédrites, à la hauteur de ce grand litige que je vais placer devant vous sur son véritable terrain.

« Nous sommes arrivés comme peuple à une époque mémorable de notre histoire, époque prédite et attendue depuis longtemps. C’est l’opinion de ceux qui ont le plus étudié les prophètes, que les temps marqués par eux sont accomplis, et que le Messie doit être né, et vivant aujourd’hui parmi nous.

« Le messianisme, vous le savez, est le grand dogme de notre religion ; c’est par lui que notre nation a survécu à toutes les crises et à toutes les épreuves qu’elle a traversées.

« Or, les événements dont nous sommes les témoins semblent préparer une évolution décisive dans notre vie nationale.

« L’antique judaïsme, seule vraie religion sur la terre depuis quinze siècles, me paraît avoir donné à Israël tout ce qu’il contient de vérité, de lumière, et de vie. Il a été le fondement de son existence nationale, il a assuré ses progrès, son développement, ses renaissances merveilleuses après les grandes infortunes, et il lui a donné des siècles de gloire.

« Mais les jours de sa transformation sont venus, et le messianisme en doit être le renouvellement pacifique.

« C’est la rénovation religieuse que prêche Jésus de Nazareth, qui prétend être le Messie.

« L’est-il vraiment ? Voilà la vraie question. Or faire mourir cet homme en ce moment, ce n’est pas la résoudre, c’est la trancher violemment et prématurément.

« Israël en est venu à ce tournant de son histoire où le chemin bifurque. Il s’agit de choisir entre les deux routes qui s’ouvrent devant nous, et ce choix vital, définitif, sans retour possible, vous voulez le faire brusquement, sommairement, de parti pris, en écoutant vos préjugés, vos colères, et la voix de vos intérêts menacés ?

«Eh ! bien, je ne puis pas approuver une pareille conduite, et je dis qu’il faut attendre les développements et les résultats de ce mouvement religieux que Jésus de Nazareth a créé. Nous jugerons l’arbre à ses fruits.

« Pourquoi précipiter la solution d’un problème aussi compliqué ? Quel mal Jésus a-t-il fait jusqu’ici aux foules qui le suivent ? Est-ce une calamité publique de diminuer le nombre des lépreux, des possédés du démon, des infirmes, des malades, des muets et des aveugles ?

« Vous prétendez qu’il fait tous ces prodiges par le pouvoir du démon ? Admettez qu’il serait bien extraordinaire que le démon chassât les démons de ce monde. Mais s’il en est ainsi, laissez-le faire.

« Vous accusez Jésus de blasphème, parce qu’il se dit fils de Dieu ? Évidemment c’est un blasphème, s’il n’est pas le Messie. Mais s’il l’est vraiment, qui d’entre vous peut me démontrer par les Écritures que le Messie ne doit être qu’un homme ? J’avoue qu’il est bien difficile de croire qu’un homme puisse être un Dieu. Mais il y a dans les Écritures bien des paroles que je pourrais vous citer qui attribuent la filiation divine au Messie. Et alors la question est de savoir si Jésus est le Messie ou non.

« On dit encore que le Messie doit être roi, et doit rétablir le royaume de Juda. Mais il me semble à moi plus que douteux que l’évolution religieuse opérée par le Messie doive être en même temps une évolution politique. Qu’il soit appelé à régner sur les âmes, et par là même sur les nations, je le crois. Mais qu’il doive porter l’épée, et rétablir le royaume politique de Juda, j’en doute beaucoup.

« Telle ne paraît pas être non plus l’œuvre que Jésus de Nazareth se propose. Quand les foules ont voulu le proclamer roi, il s’est dérobé, et il déclare à qui veut l’entendre que le royaume qu’il veut fonder n’est pas de ce monde. Donc c’est le royaume des âmes.

« Dès lors je ne vois pas comment son œuvre pourrait porter ombrage à Rome.

« Au reste, nous ne sommes pas chargés des intérêts de Rome. Laissons au procurator le souci et le soin d’y veiller.

« Je conclus que notre attitude à l’égard de Jésus de Nazareth doit être d’expectative, d’observation et d’étude. Ajoutez-y de la défiance, si vous le voulez. Continuez l’espionnage que vous avez organisé contre lui, je n’y objecte pas.

« Engagez même la lutte avec lui sur le terrain théologique, dogmatique et moral, si le cœur vous en dit, je la suivrai avec un vif intérêt. Plusieurs de vous l’ont déjà tentée, essayez encore. Vous avez étudié les Écritures beaucoup plus que lui ; démontrez au peuple qu’il n’est qu’un ignorant dans la science de Dieu.

« Ce procédé sera plus humain, tout aussi effectif que de le faire mourir, et plus glorieux pour vous.

« Je le répète, Sanhédrites, la situation est grave, et il faut l’envisager avec le calme et la circonspection qui conviennent à des hommes graves, et responsables.

« Ne précipitons pas les événements. Le temps est le grand guérisseur de la plupart des maux, et surtout des crises nationales et religieuses.

« Prenons patience, et pesons avec soin les raisons que les amis de Jésus de Nazareth invoquent au soutien de ses prétentions messianiques. Je les résume :

« 1° Le temps est arrivé pour la venue du Messie. Sur ce point les prophéties sont claires, et je vous mets au défi d’indiquer une autre époque. Or, je vous le demande, y a-t-il parmi nous, ou parmi ceux que nous connaissons, quelqu’un qui oserait se proclamer le Messie sans provoquer un éclat de rire général ? Non, n’est-ce pas ? Jésus de Nazareth seul peut l’oser, et si nous pouvons en être choqués, nous n’avons pas le droit d’en rire. Car il nous dit en même temps : « Si vous n’en croyez pas mes paroles, croyez-en mes œuvres.

« Qui de nous peut en dire autant ? Qui peut montrer des œuvres comme les siennes, d’où l’on puisse conclure qu’il est le maître des éléments, des forces de la nature, de la santé, de la vie et de la mort ?

« Et si nous ne voulons pas de lui, il faudrait en trouver un autre ; car, la chose est certaine, le temps fixé par les prophètes est venu.

« 2° Les prophéties n’ont pas seulement fixé l’époque de la venue du Messie ; elles racontent depuis des siècles sa vie et sa mort. Or, il y a dans la vie du Nazaréen, jusqu’à ce jour, bien des faits qui concordent avec les récits prophétiques. Et si vous allez jusqu’au bout de votre dessein, vous allez vous-mêmes accomplir à l’égard de Jésus de Nazareth la fin des prophéties relatives au Messie. Le genre de mort que vous lui préparez a été prédit.

« 3° Vous lui reprochez de se rendre témoignage à lui-même. Mais, réfléchissez un peu, Sanhédrites : reconnaîtriez-vous un Messie qui pendant sa vie mortelle ne réclamerait pas ce titre, et n’affirmerait pas lui-même son caractère messianique ? Comprendriez-vous un Messie qui à vos interrogations répondrait : Non, je ne suis pas le Christ ? Ce témoignage qu’il se donne à lui-même, Jésus de Nazareth nous le doit, s’il est vraiment le Messie. Il est tenu de nous le dire, si cela est vrai. Mais il doit être bien compris qu’il doit appuyer son témoignage sur des œuvres qui en démontrent la vérité ; et c’est là-dessus que notre devoir est de nous enquérir.

« L’autre jour au temple, quelques-uns de vous l’ont interrogé. Ils lui ont posé directement cette question : « Si tu es le Christ, déclare-le ouvertement. » Il a répondu : « Je vous le dis, et vous ne me croyez pas. » Alors la foule a pris des pierres pour le lapider. Est-ce là de la justice ?

« Sanhédrites, notre devoir est de nous renseigner complètement sur les origines de Jésus de Nazareth, sur sa vie, et plus particulièrement sur ses œuvres, qu’il invoque comme preuves de sa messianité. Si son entreprise est humaine, elle se détruira d’elle-même ; mais si elle est divine, elle triomphera malgré tous vos efforts. »

Un silence glacial accueillit ce discours. Mais pharisiens et sadducéens frémissaient de rage. Les scribes se tournèrent vers Onkelos.

Quoiqu’il fût un des plus jeunes membres de la vénérable assemblée, Onkelos ne pouvait se dispenser d’exprimer son opinion.

On le savait très versé dans la loi mosaïque. On connaissait ses savants ouvrages, et surtout son commentaire du Pentateuque en langue chaldaïque, qui est resté célèbre, et que les Juifs lisent encore.

Il parlait non seulement le grec, sa langue nationale, avec une rare éloquence, mais aussi le latin, le chaldaïque et l’hébreu.

Dévoré d’ambition, très fier de sa culture intellectuelle et de son génie, il s’était déjà fait une position éminente dans la chambre des Scribes, et l’on se disait qu’il serait le digne continuateur des Hillel et des Gamaliel.

Ce fut donc avec un intérêt marqué qu’on prêta l’oreille à son discours.

Il déclara d’abord que le messianisme ne serait pas seulement une évolution religieuse, mais qu’il serait aussi une évolution politique, graduelle et pacifique.

Cependant, cette seconde mission du Messie était, à son avis, moins certaine que la première. Les textes prophétiques à ce sujet ne concordaient pas, et semblaient même se contredire.

Les uns représentaient le Messie comme un roi conquérant, les autres comme un homme méprisé, outragé, abaissé, persécuté, soumis à toutes sortes d’humiliations et de douleurs.

Donc, Onkelos croyait que la principale mission du Messie serait de renouveler le judaïsme antique, et d’infuser des idées nouvelles dans les croyances anciennes.

— « Vous connaissez, Sanhédrites, mon attachement profond et inébranlable au monothéisme judaïque ; et vous savez avec quelles convictions ardentes j’ai renoncé au polythéisme de mes pères.

« Mais vous n’ignorez pas non plus mon admiration pour les grands philosophes de la Grèce. Socrate et Platon ont légué au monde des vérités fondamentales que toutes les nations devraient accepter comme le plus haut sommet que l’esprit humain puisse atteindre dans ses relations avec la divinité.

« Or, l’évolution religieuse que je rêve, et que le Messie devrait accomplir, c’est un néo-judaïsme, une infusion des plus idéales doctrines de la philosophie grecque dans le monothéisme.

« Une telle évolution renouvellerait les fondements mêmes de la synagogue, et rendrait le sacerdoce juif plus puissant et plus influent que jamais, à tel point qu’il aurait bientôt réduit la domination romaine à une suprématie honoraire, lui arrachant, non par les armes mais par une lutte toute intellectuelle, les attributions d’un peuple absolument libre et indépendant.

« Telle devrait être, selon moi, la mission du Messie attendu, faisant la conquête des intelligences non seulement dans Israël, mais dans toutes les nations.

« Eh ! bien, Sanhédrites, quand j’ai appris tout ce qu’on disait de Jésus de Nazareth, je me suis demandé s’il était l’homme chargé par Dieu de remplir cette mission.

« Je l’ai observé, je me suis informé, j’ai attendu les événements, et j’ai voulu même, avec plusieurs de mes compatriotes, obtenir de lui une audience. Mais son discours nous a désappointés. Il ne parle pas la langue des écoles. Il ignore les méthodes scientifiques et philosophiques.

« Ce n’est pas un savant, c’est un Voyant ; ce sont des visions qui passent dans son esprit, et qu’il s’efforce de nous montrer, mais que nos yeux, trop faibles peut-être, n’aperçoivent pas toujours.

« Quelques-unes de ses doctrines semblent empruntées à nos grands philosophes ; mais il ne paraît pas s’en douter, et il affirme qu’elles lui viennent de son Père. Quel est celui qu’il appelle ainsi ? Il laisse entendre que c’est Dieu !

« Évidemment, c’est un homme extraordinaire. Mais qui est-il ? Et que veut-il ? C’est à lui de nous le dire clairement, et de nous prouver qu’il est vraiment l’idéal du Messie que nous attendons. Le royaume qu’il prétend établir me paraît imaginaire. C’est le songe d’un visionnaire. Celui qui veut fonder une œuvre durable a bien le soin de s’entourer d’aides intelligents et habiles. Il tâche de s’assurer l’appui d’hommes influents, haut placés et puissants. Il fait miroiter devant les yeux de ses partisans les honneurs, la fortune, ou d’autres avantages.

« Or, Jésus de Nazareth a choisi ses futurs ministres parmi les ignorants et les simples, dans les rangs les plus obscurs du peuple. Bien loin de se concilier les dépositaires de l’autorité, et ceux qui possèdent l’influence et la fortune, il parle contre eux, il détruit leur prestige.

« Et que prêche-t-il à ceux qui le suivent ? Le renoncement aux biens de ce monde, la souffrance et la pauvreté ! Que leur promet-il ? Une place dans son royaume imaginaire, au pays des rêves, lequel royaume ne sera établi qu’après sa mort !

« Tout cela est contraire aux données de la raison humaine, aux enseignements de l’histoire et à l’expérience des siècles.

« L’œuvre du prétendu Messie est donc fatalement condamnée à l’insuccès le plus complet.

« Faut-il en conclure que nous devons laisser faire ? Non. Toute organisation, toute tentative qui sont dangereuses doivent être réprimées, lors même qu’elles n’ont aucune chance de succès.

« Jésus de Nazareth est l’ennemi déclaré du sacerdoce. Il mine son autorité et détruit son prestige. Il combat également les scribes ; il réfute et démolit leur enseignement et leur interprétation des Écritures.

« Cette double guerre atteint par ricochet la religion elle-même ; et je crois qu’il est grand temps d’adopter des mesures contre ce novateur. Je ne dis pas qu’il soit urgent de décréter sa mort. Mais il faut aviser aux moyens d’enrayer la propagande qu’il fait parmi le peuple, et de mettre fin à sa prédication subversive de l’ordre social et religieux. »

Ce discours produisit une grande impression sur la portion la plus calme de l’auditoire, et fut très applaudi.

D’autres membres du Sanhédrin, prêtres et scribes, entre autres le rabbi Zadok, Ismaël ben Phabi et Helkias, trésorier du temple, parlèrent tour à tour. Et comme ils étaient incapables de répondre au discours si sensé et si conciliant de Gamaliel, ils se contentèrent de décrier Jésus, et de tourner en ridicule les naifs et les simples qui lui faisaient escorte, en racontant des fables risibles inventées par les disciples. Aussi étaient-ils dans l’étonnement de voir un homme de la réputation de Gamaliel donner dans un pareil travers.

Quelques-uns laissèrent entendre que l’âge affaiblissait toujours les facultés les plus brillantes, et que Gamaliel ne tomberait pas dans cette erreur s’il était encore dans la vigueur de son grand talent.

Seul Jonathas ben Usiel, savant auteur des paraphrases chaldaïques sur le Pentateuque et les Prophètes, tenta d’opposer quelques raisons aux arguments de Gamaliel. Il prétendit que ce dernier ne pouvait vraiment trouver le caractère messianique en Jésus qu’en s’appuyant sur les prétendues prophéties de Daniel.

— « Or, vous savez, Sanhédrites, que dans mes études sur les Prophètes je conteste ce titre à Daniel, et je crois y avoir démontré que le livre qu’on lui attribue est apocryphe.

« Mais il y a deux choses qui sont admises par tous : C’est que le Messie doit être de la race de David, et qu’il doit naître à Bethléem. Or, Jésus de Nazareth tire ce nom de l’obscure bourgade où il est né, et ses parents que tout le monde y connaît sont d’humbles ouvriers galiléens. C’est d’ailleurs, un Messie glorieux que nous attendons, un Messie qui, comme dit Isaïe, « prospérera, grandira, sera exalté, souverainement élevé… devant qui les rois se tairont… » Or, je ne vois dans le Nazaréen aucun de ces traits de grandeur. »

Le prince Nicodème, de la chambre des Anciens, se leva alors, et dit :

« Sanbédrites, vous savez que je suis pharisien, et je reconnais que Jésus de Nazareth nous adresse souvent dans ses prédications des paroles très dures. J’en souffre comme vous. Mais cela ne m’empêche pas d’admirer le génie transcendant de cet homme, et d’être convaincu par les œuvres qu’il fait, qu’il est au moins un grand prophète, et un grand thaumaturge.

« On a dit que ses œuvres sont des fables auxquelles la crédulité des naïfs peut seule donner crédit. Eh ! bien, Sanhédrites, je suis l’un de ces naïfs. Mais, avant de croire, je me suis informé ; j’ai interrogé et les miraculés et les témoins du miracle.

« Avez-vous déjà oublié la guérison de l’aveugle-né ? Il y a quelques mois à peine qu’elle a été opérée, ici à notre porte, et plusieurs membres de ce haut tribunal ont fait une enquête pour nous assurer du fait. Nous avons amené devant nous celui-là même qui était aveugle un instant auparavant, et qui avait recouvré la vue, ses parents, ses connaissances et les témoins du miracle ; et nous les avons tous interrogés.

« Or, la preuve a été convaincante. Plusieurs de nos collègues ont injurié celui auquel Jésus de Nazareth avait ouvert les yeux, parce que son témoignage ne leur plaisait pas. Mais les injures ne sont pas des raisons.

— Est-ce que vous aussi êtes Galiléen ? dit ironiquement Éléazar, fils d’Anne.

— Éléazar, reprit Nicodème, je n’ignore pas le sens injurieux que vous attachez à ce titre de Galiléen. Mais vos ironies ne m’atteignent pas. Je ne suis pas Galiléen ; et je ne suis pas non plus prêtre, et fils de Grand-Prêtre, comme vous. Je ne vis pas, moi, de la religion, ni du temple, ni des revenus qu’il assure au sacerdoce ; et c’est pourquoi le succès de Jésus de Nazareth ne peut me nuire, ni me servir.

« Vous le savez tous, Sanhédrites, je suis indépendant de fortune, et je n’ai nulle ambition politique ou sociale à satisfaire. Jésus de Nazareth, s’il n’est qu’un homme, ne peut rien contre moi, ni pour moi. Mais je reconnais qu’il peut beaucoup contre vous, prêtres et scribes, et je me rends très bien compte de votre animosité contre lui. (Interruptions et cris).

« Vous redoutez une évolution religieuse, l’institution d’un nouveau sacerdoce, un culte nouveau qui abolisse les sacrifices sanglants, et qui vide le Trésor du Temple ? (Cris).

« Ne criez donc pas ; j’allais ajouter que vous avez raison. Oui, vous avez raison de craindre pour votre avenir. Le nouveau sacerdoce est institué ; le nouveau culte s’affirme ; l’évolution religieuse se fait, et réunit déjà un très grand nombre de disciples.

« Le nouveau sacerdoce devra remplacer l’ancien, la prédication nouvelle fondée sur l’esprit et non sur la lettre des Écritures, menace de faire le vide autour de vos chaires, scribes, et personne ne lira plus vos paraphrases et vos commentaires. (Murmures.)

« Votre prestige à tous, et votre autorité sont en danger, je le reconnais ; et si les sacrifices sont abolis, vos tables seront dégarnies, prêtres et pontifes. (Interruptions).

« Voilà ce qu’il y a de périlleux pour vous dans le succès de Jésus de Nazareth, et je m’explique très bien que vous désiriez vous en défaire.

« Mais voilà aussi pourquoi je suis un juge plus

désintéressé et plus impartial que vous. (Cris). Et pour juger en pleine connaissance de cause, je propose que nous fassions une enquête minutieuse pour connaître exactement les origines de Jésus, et pour découvrir la supercherie et la fraude, s’il y en a quelque part. (Cris, tumulte).

Alors Joseph d’Arimathie, vir probus mais non dicendi peritus, parla simplement et dit :

« L’enquête demandée par notre collègue Nicodème, je l’ai commencée moi-même pour mon propre compte.

« Vous savez que je possède de grandes propriétés à Bethléem et à Nazareth, comme en divers endroits de la Judée et de la Galilée ? Eh ! bien, tout en vaquant à mes affaires dans ces différents endroits, je me suis enquis de Jésus de Nazareth.

« Or voici ce que j’ai appris à son sujet dans cette dernière ville. Jésus est aujourd’hui âgé de 33 ans. Il n’est pas né à Nazareth mais à Bethléem, pendant un séjour que ses parents y firent à l’époque du recensement de Quirinus, qui a eu lieu, comme vous le savez, Sanhédrites, il y a 33ans.

« Joseph, son père, était originaire de Bethléem, et les ordres de Rome étaient que chacun se fît enregistrer au lieu de son origine. C’est ainsi que Joseph et Marie s’y trouvèrent alors.

« Les habitants de Nazareth âgés de 50 à 60 ans ne manquent pas, et ils se rappellent très bien que Joseph et Marie partirent seuls pour Bethléem, et revinrent deux ans après à Nazareth, avec un fils qui avait un peu moins de deux ans.

« Dans l’intervalle, cette famille était allée en Égypte, et y avait séjourné plus d’une année. Voilà ce qui est connu de tous à Nazareth. Les autres membres de cette famille m’ont fait connaître en même temps sa généalogie, et prouvé que Joseph et Marie descendent tous deux de la race royale de David.

« Plus tard, je suis allé à Bethléem. Or, dans un petit village voisin, plusieurs bergers, âgés de 50 ans et plus, m’ont raconté les événements extraordinaires qui se sont produits à Bethléem, à la naissance de l’enfant qui est devenu Jésus de Nazareth.

« Ce sont là des faits, et vous pouvez vous en assurer comme moi.

« Donc les prétentions messianiques de Jésus de Nazareth sont justifiées sur ces deux points : Il est de la race de David, et il est né à Bethléem, dans la patrie du Prophète-Roi. J’invite Jonathas ben Uziel à vérifier ces faits.»

Les Sanhédrites s’impatientaient, et l’un des scribes dit :

« Nous voilà dans la légende ! »

Alors se leva l’ex-Grand-Prêtre, Anne. Il suffoquait d’indignation, et tirait d’une main nerveuse sa longue barbe blanche :

« Il est temps, Sanhédrites, de mettre fin à ce débat scandaleux. Rien ne prouve mieux l’urgence de sévir contre Jésus de Nazareth, que ce fait humiliant qu’il a trouvé des défenseurs, et fait des prosélytes parmi nous. La question est bien simple, à mes yeux, et je me place pour la juger sur le même terrain que les disciples déguisés du faux prophète.

Qu’avons-nous besoin d’enquête ? Vous les avez vous-mêmes entendus. Ce que veut leur maître, c’est de transformer la religion établie, de substituer un nouveau sacerdoce à l’ancien, un culte nouveau à celui que nous avons reçu de Moïse.

« Et ces aveugles défenseurs d’un faux Messie ne voient pas que cette œuvre est criminelle ! Oui, nous redoutons comme prêtres ce novateur astucieux et habile parce qu’il veut vraiment abolir la loi et non la perfectionner, parce qu’en ruinant le sacerdoce, il ruinerait aussi la religion elle-même.

« Pas de religion sans socerdoce ; et l’ennemi des prêtres, est l’ennemi de la nation.

« Nous sommes les gardiens de la loi de Moïse. C’est le code divin de l’humanité. Vouloir le transformer est un crime. C’est l’arche de notre alliance avec Jéhovah. Quiconque ose y toucher commet un sacrilège. Anathème soit celui qui veut détruire cette Arche sainte ! Anathème soit celui qui veut porter la main sur les oints du Seigneur ! Il a déjà trop vécu ! »

Malgré les applaudissements qui saluèrent cette fulminante harangue, plusieurs scribes et Anciens hésitaient encore ; et quelques-uns proposèrent de faire une enquête, et d’infliger à Jésus de Nazareth le supplice de la flagellation.

Mais Caïphe, hors de lui, s’écria :

« Vous n’y entendez rien. À quoi servirait un châtiment qui laisserait vivre ce profanateur impie et sacrilège qui veut détruire le Temple ? Il faut qu’il meure sous le poids d’une double condamnation prononcée par nous représentants de Dieu sur la terre, et par le représentant de César, maître de l’univers ! Il faut que sa mort, entourée de la majesté et de l’infaillibilité de la loi, soit en même temps ignominieuse, et de nature à noyer son prestige dans l’humiliation et le mépris public !

« Quel qu’il soit, il faut qu’il meure pour le salut du peuple, et, comme le veut la loi romaine, de la mort de la croix !

— Ce sera l’accomplissement des prophéties messianiques ! osa dire Gamaliel.

— Il n’importe, répondit Caïphe.

— Et s’il est le Messie, ajouta Gamaliel ?

— Eh ! bien, tant pis pour le Messie, cria Caïphe !

— Et moi, je dis, riposta Gamaliel : Tant pis pour le peuple juif !

Ces mots soulevèrent un véritable tumulte dans l’auguste assemblée.

Gamaliel, Nicodème, Joseph D’Arimathie et plusieurs autres sortirent.

Alors, le calme se rétablit, et il fut résolu à l’unanimité :

1° — « Que quiconque ose soutenir que Jésus de Nazareth est le Messie, soit séparé de la société judaïque, exclu du Temple, et voué au démon !

2° — « Que si quelqu’un sait où est Jésus de Nazareth, il le doit déclarer, afin que le Sanhédrin le fasse arrêter !

Ce décret d’exécration (Choerem) était le deuxième degré d’excommunication dans la loi Juive.

Le troisième Schammata devait entraîner la peine de mort. Mais tout d’abord il fallait arrêter Jésus de Nazareth. Or, il avait quitté Jérusalem, en route pour Ephrem sur les confins du désert.