Le Centurion/46
QUATRIÈME PARTIE
LUTTE FINALE ET DÉFAITE DU FILS DE L’HOMME
I
TRIOMPHE D’UN JOUR
Plusieurs fois, depuis le commencement de sa vie publique, Jésus avait soulevé l’enthousiasme, et les acclamations du peuple.
Ses merveilleux discours, ses miracles éclatants avaient entraîné les multitudes à sa suite, dans les vallées, sur les montagnes, aux bords du lac de Génézareth, et jusque dans les solitudes de la Pérée.
Cependant, à Jérusalem, il avait rencontré des ennemis nombreux et puissants. Les princes des prêtres, les pharisiens, les scribes, membres du Sauhédrin, lui faisaient une telle guerre que le peuple intimidé n’osait plus manifester ses sympathies au Fils de David.
Aussi ses apôtres, ses disciples, ses parents et amis faisaient-ils tous leurs efforts pour le retenir loin de la grande ville.
Mais les fêtes de Pâques approchaient, et de tous les endroits les plus reculés de la Palestine partaient des caravanes qui se dirigeaient vers Jérusalem.
Le printemps était venu, et son épanouissement dans ce beau pays tout ensoleillé, répandait partout la lumière, les fleurs et les parfums. En ce commencement d’avril, les journées étaient très chaudes, et les caravanes cheminaient la nuit aux lueurs des étoiles et de la lune nouvelle, dont le croissant s’élargissait chaque jour.
Comme instinctivement, Jésus entra un matin dans le grand mouvement populaire, et il prit la route qui conduisait à Jérusalem, accompagné de ses disciples. De nombreux pèlerins se joignirent à eux, et formèrent bientôt une nombreuse caravane. La plupart des hommes cheminaient à pied ; et beaucoup de femmes suivaient à dos d’âne. ’
On fit une longue halte au milieu du jour, sur le bord du Jourdain, à l’ombre des grands palmiers. Le repas et la sieste terminés, on se remit en marche. Les conversations étaient languissantes, et cessèrent presque à l’approche du soir. Mais quand le soleil disparut derrière les montagnes de la Judée, et quand le croissant lunaire montra son fin profil au-dessus des larges têtes des palmiers, les pèlerins poussèrent des acclamations ; car ils venaient d’apercevoir les tours crénelées de Jéricho, qui semblaient escalader les montagnes de Juda sur la droite.
Déjà les parfums de la « ville des baumiers, et des roses », arrivaient jusqu’à eux. L’amphithéâtre et l’hippodrome bâtis par les Romains dessinaient leurs rotondes au-dessus des murailles, et sur la gauche s’ouvrait la grande plaine qui baigne ses bords dans la mer Morte.
À grands pas, Jésus marchait silencieux en tête des disciples, et ceux-ci se communiquaient leurs impressions à voix basse. De sinistres pressentiments les envahissaient, et ils se demandaient ce qui allait advenir de leur Maître, s’il se rendait à Jérusalem ; mais ils n’osaient l’interroger.
Soudain, Jésus qui lisait dans leur pensée, ralentit ses pas, et leur dit : « Voici que nous montons à Jérusalem, et tout ce que les prophètes ont annoncé du Fils de l’Homme va s’accomplir.
« Il sera livré aux princes des prêtres et aux scribes, condamné à mort, remis aux mains des Gentils, moqué, flagellé, crucifié ; et il ressuscitera le troisième jour. »
Quelle terrible réponse aux muettes interrogations des disciples !
Ainsi donc, le sort en était jeté, et le dénouement du drame approchait. Sans doute, le grand prophète avait déjà plusieurs fois laissé entendre quel triste sort l’attendait, mais ses lugubres prédictions n’avaient pas été comprises, et ses admirateurs n’avaient pas voulu croire au triomphe possible de ses ennemis. Comment un homme si extraordinaire, qui commandait aux éléments, aux maladies et à la mort, pouvait-il se laisser vaincre, condamner, crucifier ?
Et s’il allait être mis à mort, qui donc établirait ce royaume dont il leur parlait si souvent ?
Non, il ne pouvait pas mourir, au moins maintenant. Son œuvre n’était qu’ébauchée. Sa mission commençait à peine.
Et cependant, la funèbre prophétie venait de tomber encore une fois des lèvres de l’homme divin, et cette fois, en termes clairs, précis et formels. Le lamentable événement est prochain, imminent.
Ce sont ses derniers jours qui commencent. C’est le dernier voyage qu’il va faire. Adieu, belle Galilée, pays de son enfance ; adieu, beau lac de Génézareth, dont les bords sont peuplés de tant de souvenirs ! Voici qu’il faut monter à Jérusalem, et que le Fils de l’Homme doit mourir. Le décret en est porté. C’est la volonté de son père, et c’est la sienne. Il s’en va mourir parce qu’il le veut, et parce qu’il le faut. C’est par sa mort seule que va s’accomplir la renaissance du monde. C’est dans son sang que l’homme doit être lavé et purifié. C’est sa tombe qui sera le berceau du nouveau royaume ; et le plus tôt sera le mieux.
Car dans cette tombe, il ne restera que trois jours, et c’est parce qu’il en sortira vivant que l’humanité revivra.
Apôtres et disciples restaient plongés dans la stupeur et la tristesse. Vainement la résurrection prédite leur laissait encore de vagues espérances. Ce n’était pas sous cette forme qu’ils avaient attendu le triomphe définitif. Passer par la mort la plus ignominieuse pour arriver à la gloire leur paraissait un bien sombre chemin. Ils ne comprenaient pas les paroles du maître.
Ils ne comprenaient pas que chaque chose a son heure marquée dans les desseins de la Providence, et qu’il faut savoir l’attendre. Antérieurement, Jésus avait fui de Jérusalem, et même de la Galilée, quand ses ennemis avaient voulu le tuer. À plusieurs reprises, il s’était miraculeusement échappé de leurs mains. Pourquoi ? Parce que son jour n’était pas encore venu. Mais aujourd’hui l’heure approche, et, victime volontaire, il va se livrer lui-même. Au-devant de cette mort qu’il prévoit, qu’il annonce, il marche librement et fièrement.
Avant de mourir, cependant, il veut donner à ses ennemis une preuve nouvelle de sa puissance, même terrestre. Il veut leur montrer que le peuple est avec lui, et que s’il était sur terre pour jouer un rôle de révolutionnaire et de conquérant, il n’aurait qu’à le vouloir. Contre sa seule parole et ses miracles, que pourraient faire le sacerdoce Juif et la synagogue, et même la puissance Romaine ?
Mais toutes les démonstrations de sa popularité et de sa puissance n’ouvriront pas les yeux des sanhédrites, des scribes et des prêtres. Il y a un miracle que Dieu ne peut pas faire, tant il respecte la liberté humaine : c’est de guérir les aveugles volontaires. Seuls peuvent être guéris les aveugles qui désirent voir.
Sur le bord de la route qui conduisait de l’antique Jéricho à la ville nouvelle, deux aveugles mendiants soupiraient depuis bien des années après leur guérison. Quand le cortège approcha au milieu des acclamations populaires, leurs cris déchirants se firent entendre : « Ayez pitié de nous, Seigneur, fils de David. »
Jésus les fit approcher, toucha leurs yeux et les guérit. Puis il continua sa marche, cherchant un gîte pour la nuit. Tout à coup il aperçut un homme de très petite taille qui pour le voir était monté dans les branches d’un sycomore. «Zachée, lui cria-t-il, hâtez-vous de descendre, je vais loger dans votre maison. »
Zachée était un publicain, collecteur du fisc, et comme tel, haï de tous, d’autant plus détesté qu’il était riche. Aussi fut-ce un scandale pour les Juifs de voir Jésus lui demander l’hospitalité, quand il y avait dans la ville des lévites et des nobles qui auraient été si orgueilleux de le recevoir.
Mais Jésus savait que Zachée, qui ne rêvait pas cet honneur, lui avait déjà ouvert son cœur, et serait ravi de lui ouvrir sa maison. Zachée le lui prouva par sa généreuse hospitalité, et en disant à son hôte le lendemain matin : « Seigneur, je donne la moitié de mes biens aux pauvres, et pour tout le tort que j’ai fait, je rends le quadruple. »
Dès le matin, une foule nombreuse envahissait les abords de la maison de Zachée. L’arrivée de Jésus, la guérison de deux aveugles, avaient mis toute la ville en émoi. Un grand nombre voulaient accompagner le thaumaturge jusqu’à Jérusalem, convaincus qu’il y accomplirait des merveilles, et rétablirait le royaume d’Israël.
Quand donc il se remit en route pour la ville sainte, Jésus fut suivi d’une multitude. Le chemin est sinueux, et monte sans cesse, dans les défilés des montagnes. Le soleil y concentre ses rayons, et relentit le pas des voyageurs qui n’y trouvent que de rares ombrages.
Vers le soir, au moment où le soleil disparaissait derrière la crête du mont des Oliviers, la longue procession des pèlerins en gravissait la pente orientale, Jésus en tête.
Béthanie, le village hospitalier qu’il affectionnait, l’attendait, et il y passa la nuit. Un grand banquet lui fut donné le lendemain par Simon, surnommé le lépreux, et parmi les convives, qui étaient très nombreux, se trouvait Lazare, l’ami intime de Jésus, ressuscité quelques semaines auparavant. La sérénité de Jésus, et sa bienveillance pour tous ne purent enlever au banquet son caractère grave et solennel. Cette armée de fidèles éprouvait les mêmes émotions que des soldats, la veille d’une bataille. L’ombre des jours ténébreux qui allaient suivre planait déjà sur les convives. On se parlait à voix basse. Les traits de Jésus prirent une empreinte d’austérité et de tristesse, quand Judas, l’infidèle dépositaire de la bourse commune, osa blâmer Myriam d’avoir renouvelé la scène de Magdala, et répandu un parfum de grand prix sur la tête et les pieds du Sauveur. Il prononça alors ces tristes et prophétiques paroles : « Ne contristez pas cette femme pour sa bonne action. Vous aurez toujours des pauvres à qui vous pourrez donner ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours » ; et pour faire comprendre combien sa mort était proche, il ajouta : « C’est pour m’ensevelir qu’elle a répandu ce parfum sur moi » !
Pendant ce temps-là, Jérusalem se remplissait de pèlerins qui affluaient de tous les coins de la Judée, de la Galilée et même de la Samarie, pour célébrer la Pâque. Près d’un million d’étrangers encombraient les rues et les places publiques. Les portiques et les parvis du temple surtout en regorgeaient, et le grand nombre cherchaient partout le prophète. Où était-il ? Comment se faisait-il qu’il n’était pas déjà arrivé ? Est-ce qu’il n’allait pas venir à la grande fête de Pâques ?
Enfin, la nouvelle de sa venue se répandit dans la foule : « Il est arrivé à Béthanie vendredi soir ; il y a passé le jour du sabbat ; un grand banquet lui a été donné ; ce matin même, il doit se mettre en route pour rentrer dans Jérusalem… »
La multitude s’ébranle, et des groupes nombreux sortant du temple, descendent dans la vallée du Cédron, et gravissent la pente du mont des Oliviers pour aller à sa rencontre.
Tout à coup, de lointaines acclamations retentissent ; et de l’endroit où la route contourne le sommet des Oliviers se déroule une longue et bruyante procession. C’était comme un fleuve vivant descendant des hauteurs. En tête venait lentement le Prophète, vêtu de blanc et monté sur un ânon de même couleur. La foule immense suivait en chantant, et en poussant des cris d’enthousiasme. Sur les bords de la route d’autres foules agitaient des palmes, des pavillons et des banderoles, couvraient de feuillages et de leurs vêtements le chemin que la monture du Sauveur foulait de ses pieds, et faisaient entendre leurs cris de triomphe : « Hosanna ! Hosanna ! Gloire au fils de David ! Béni soit le roi d’Israël ! Béni celui qui vient au nom du Seigneur ! Gloire au plus haut des cieux ! Hosanna ! Hosanna !»
En peu de temps, les murailles de la ville qui font face à la montagne des Oliviers, les plates-formes des bastions et des tours, les immenses portiques de Salomon et les terrasses du temple s’étaient couverts de spectateurs, qui regardaient l’interminable et bruyant cortège, descendant dans la vallée de Josaphat, et remontant la pente escarpée qui conduit à la porte des Brebis.
Appuyés à la balustrade de la terrasse qui couronnait la porte Dorée du Temple, Nicodème et Gamaliel contemplaient ce spectacle avec joie et stupéfaction ; et ce dernier récitait à son ami la prophétie de Zacharie : « Réjouis-toi, fille de Sion ! Pousse des cris d’allégresse, fille de Jérusalem ! Voici que ton Roi vient à toi : humble et doux il apporte le salut ; pauvre, il est monté sur le petit d’une ânesse. » — Ah ! Nicodème, la voilà réalisée la prophétie !
Au sommet de la tour Antonia, le centurion, ayant à ses côtés Claudia et Camilla, les soldats romains et les gardes du palais de Pilatus regardaient aussi ; et, quelques vieux officiers qui avaient assisté au triomphe d’Auguste à Rome, se disaient entre eux : « Voilà le vrai triomphe populaire. Il est spontané, non conventionnel et organisé à prix d’or comme les triomphes des grands généraux de Rome. Et ceux qui le suivent ne sont pas de malheureux vaincus voués à la mort, et maudissant leurs destinées et les triomphateurs. Ce sont les innombrables heureux qu’il a faits, en les guérissant de leurs maladies et de leurs infirmités ! »
Lorsque le cortège triomphal eut franchi les murailles, et se dirigea vers le temple, des Pharisiens jaloux et furieux traversèrent la foule, et s’approchant de Jésus lui dirent : « Maître, faites donc taire vos disciples. » — Mais Jésus, avec un calme majestueux et plein de dignité, leur répondit : « S’ils se taisent, les pierres même crieront. »
L’irritation des pharisiens grandissait dans la même mesure que l’enthousiasme populaire, et la manifestation prenait des proportions inquiétantes pour la Synagogue et pour le sacerdoce juif.
La ville entière était remuée. Les gens les plus paisibles sortaient de leurs maisons, et demandaient d’où venait ce triomphateur d’un genre nouveau. Et la foule répétait : C’est le Prophète ! C’est Jésus de Nazareth ! Hosanna au Fils de David ! »
Il rentra dans le Temple, comme un souverain dans son palais, et quand l’effervescence des manifestants se fut apaisée, sa merveilleuse parole se fit entendre au peuple. Puis les malades et les infirmes lui furent amenés pour être guéris ; et quand le soir approcha, il reprit tranquillement la route de Béthanie avec ses apôtres.
Jamais triomphe n’avait plus profondément agité la ville sainte. Nulle intelligence humaine n’aurait pu prévoir que c’était le dernier, et que la bataille qui allait s’engager de nouveau serait pour ce triomphateur tout-puissant une défaite complète et finale.