L'Action sociale (p. 116-120).


VIII

MEMPHIS


D’Héliopolis nous sommes allés à Memphis, l’ancienne capitale de l’empire égyptien, aujourd’hui en ruines comme Héliopolis. C’est le grand cimetière de l’Égypte primitive, et conséquemment la ville des pyramides. Car les premiers pharaons avaient cette manie de vouloir dormir leur dernier sommeil sous ces montagnes coniques de pierre qui font aujourd’hui notre étonnement.

Nous avons donc traversé le Nil, visité les trois grandes pyramides de Khéops, de Khéphrêm, de Menkéra, bâties au bord du désert lybique, et le Sphinx qui est toujours la grande énigme insoluble ; et tournant ensuite au Sud, nous nous sommes dirigés vers Memphis, dont les tombes colossales se dessinaient à l’horizon.

Mon père, et nos jeunes amis, Gamaliel et Onkelos, chevauchaient à mes côtés, et semblaient faire escorte à une jeune princesse. Car je les dominais de toute la hauteur de mon dromadaire.

Ah ! ma chère mère, quelle course exquise ! Mes compagnons de route, montés sur d’élégants chevaux arabes, se moquaient de ma monture ; mais je me sentais au-dessus de leurs quolibets.

Confortablement assise sur le moelleux coussin de pourpre qui recouvrait la bosse de mon énorme chameau, il me semblait que j’étais sur un des trônes de l’Orient, et qu’ils étaient mes humbles serviteurs. — « Vous ressemblez à la reine de Saba, venant rendre visite à Salomon », m’a dit Gamaliel. — Avec cette différence, ajouta Onkelos, que si Salomon vous avait connue, c’est lui qui vous aurait d’abord rendu visite. — Dans le désert, j’aime mieux le chameau que le cheval. Mon père, toujours bon pour moi, a cédé à mon caprice, et m’a donné la monture de mon choix.

C’est le navire du désert, qui est un océan, et il en a les bercements. Tout d’abord, cela trouble un peu le cœur ; mais on s’y fait, et la bosse de l’animal, comme la coupole d’un observatoire, nous permet d’admirer l’horizon.

On croit généralement qu’il n’y a pas d’horizon dans le désert ; mais c’est une erreur. Avoir devant les yeux l’immensité des sables, et, dans un lointain vague, une zone bleue qui ressemble à la mer ; y découvrir çà et là des îles, qu’on voit surgir, et se transformer graduellement en forêts de palmiers : voir défiler des caravanes ou des troupeaux aux confins de longues plaines de sable, dans un mirage qui les transfigure et leur donne les proportions de monstres antédiluviens ; voir resplendir au soleil des campements de tentes blanches qui ressemblent à des volées de cygnes géants ; gravir ou contourner des montagnes de granit rouge, ou de quartz rose ; apercevoir tout à coup au bord d’une fontaine un tombeau monumental, ou un temple de Tot ou de Phtah avec ses hautes pylônes et ses colonnades énormes, avec ses chapiteaux en feuilles de lotus : Voilà quelques-unes des variétés d’horizons qui ont tour à tour charmé mes regards, dans mes courses.

Et dans quelle exquise rêverie cette marche lente et monotone vous plonge ! Nulle part ailleurs, et jamais, je n’ai senti si profondément le charme de la grande solitude et du suprême recueillement des être vivants mêlés aux choses mortes.

Être peu éloigné d’une grande ville des siècles passés, et avoir pourtant la sensation de lointains infinis, du désert sans borne, du repos définitif, du silence permanent, c’est un état d’âme dont j’aime la quiétude et la douceur.

Quelquefois on voit des ombres s’étendre ou courir sur le sable brûlant, ce sont des nuages fuyants qui passent sur le soleil.

J’ai parfois la sensation que tout cela est un rêve, et que je vais m’éveiller. Mais non, mon rêve est une réalité. Ces chameaux qui nous impriment leur perpétuel balancement, et dont les têtes ondulent sans cesse, comme la proue d’un navire sur les vagues, sont bien vivants, et leur allure fatiguée annonce qu’ils seront heureux de se coucher à la prochaine étape.

C’est la vraie image de notre voyage à travers la vie. Nous sommes des nomades sur cette terre qui est un vrai désert, et nous ne faisons qu’y camper jusqu’à ce que nous arrivions à la dernière halte de nuit, qui n’aura pas de réveil… Et nous cheminons toujours au milieu des choses qui demeurent, et qui continueront de vivre quand nous serons entrés dans la mort, ou qui continueront d’être mortes quand nous serons rentrés dans la vie par la porte de la mort.

Le désert, ce n’est pas la mort, c’est l’absence de la vie. Il semble que la création n’y soit pas encore commencée. C’est le chaos, en travail de création. Et dans ce chaos nous sommes les frêles demeures ambulantes que des esprits animent et éclairent.

Que vous dire, ô mère, des ruines colossales de Memphis ? Comment vous décrire le Serapeum, et le Mastaba de Thi, et le Colosse de Ramsès II, et les avenues de sphinx, et les onze grandes pyramides ?

L’antiquité de tous ces monuments, qui remontent à quinze, vingt et trente siècles, leurs proportions énormes, leur architecture massive et simple, me jettent dans la stupeur. Je reste sans parole en présence de ces merveilles, dont je voudrais tant connaître l’histoire.

J’ai été attristée par le contraste que présentent ces grandes ruines, œuvres des hommes, avec l’éternelle jeunesse de la nature. Parmi les restes de la vieille Memphis, et les monumentales pyramides où dorment des Pharaons inconnus, il y a de la vie qui subsiste. Il y a un bois de palmiers toujours verts, qui ombrage la rive d’un petit lac sacré.

Des canards joyeux y prennent leurs ébats, pendant que sur la grève des ibis pâles et des flamants roses, juchés sur leurs longues pattes comme sur des échasses, semblent dormir leur dernier sommeil. Quels rêves font-ils dans cette attitude d’immobilité qui ressemble à la mort ? Quelles visions étranges passent devant leurs yeux à demi-fermés, et les fascinent ?