L'Action sociale (p. 112-116).

VII

HÉLIOPOLIS


Nous avons remonté le Nil en barque jusqu’à Héliopolis. Le voyage a duré toute une grande journée. Il aurait été plus long si nous n’avions pas eu l’aide d’un grand vent du nord qui enflait notre voile. Nos dix rameurs étaient heureux de se reposer, et de chanter des hymnes à Râ, le Dieu-Soleil :

« Hommage à toi, Râ,
Momie qui se rajeunit et renaît perpétuellement,
Hommage à toi, Râ,
Qui lances des rayons de vie pour les êtres intelligents.
Hommage à toi, quand tu circules au firmament,
Les dieux qui t’accompagnent poussent des cris de joie,
Ô bienfaisant, resplendissant, flamboyant !
Ceux qui jamais ne hâlent,
Armés de longues rames,

Manœuvrent ta barque.
Le ciel est en allégresse,
La terre est en joie
Pour rendre gloire à Râ-Karmakhis,
Lorsqu’ils le voient se lever dans sa barque…

Ces chants nous étaient traduits en grec par Onkelos ; et c’est en écoulant leur mélodie monotone que nous circulions rapidement tantôt au milieu des moissons qui bordent les rivages, et tantôt à l’ombre des palmiers. Les palmiers étaient surtout appréciés, car ils nous protégeaient contre les rayons du terrible Râ.

J’avais bien hâte de voir la ville du Soleil, Héliopolis. Car elle était jadis une des grandes capitales religieuses de l’Égypte.

J’ai interrogé Onkelos sur la religion des Égyptiens.

— Elle est bien nébuleuse, m’a-t-il répondu, et en pleine décadence.

Il est incontestable qu’à l’origine, ce peuple croyait à un Dieu unique, et que ce Dieu était le Soleil. Mais les nombreux nomes, ou provinces, qui composaient ce pays, lui donnaient des noms différents, et lui décernaient un culte sous des formes diverses.

C’est ainsi qu’on l’appelait, dans certains nomes, Phtah, ou Râ, et dans d’autres provinces Hor, Atoum, Thot, Osiris, etc., etc. Ces Dieux prenaient en même temps diverses formes, et se cachaient dans des corps de bêtes, de sorte que le culte était décerné au Scarabée de Phtah, à l’Ibis de Thot, à l’Épervier d’Hor, au Chacal d’Anubis, au Bœuf d’Hapi, au Phénix, au Crocodile, au Serpent, etc., etc.

Mais il ne reste plus guère de croyants à toutes ces divinités dégradantes…

— Je comprends que toute cette mythologie grotesque, qui n’avait pas même, comme la nôtre, son côté poétique, soit tombée dans l’oubli. Mais leur Dieu unique, le Soleil, subsiste ; et voyez comme il est beau.

— C’est vrai, repartit Onkelos ; et cependant il va lui-même disparaître bientôt.

À ce moment, en effet, le soleil allait se cacher derrière les montagnes de la Lybie, et ses derniers rayons doraient une forêt d’obélisques qui se levait lentement à notre gauche au-dessus d’une grande plaine sablonneuse.

C’était la ville du Soleil.

Hélas ! ce n’est plus qu’un amas de décombres. Ses nombreux obélisques, dont chacun rappelle un temple détruit, sont seuls restés debout, avec une partie des fortifications.

La plus majestueuse de ses ruines est le grand temple du Soleil, qui faisait la gloire de la ville célèbre. Les murs en sont lézardés et croulants par endroits ; mais la colonnade, l’architrave, et le pylône subsistent encore.

Les 365 statues qui l’ornaient, et qui ont été renversées et brisées il y a 30 ans, n’ont pas été remplacées. Cette histoire est bien étrange. Un jour que les prêtres du Soleil offraient leurs sacrifices au dieu, une secousse terrible ébranla tout le temple, et toutes les statues symboliques représentant les 365 jours de l’année solaire lurent précipitées de leurs piédestaux et fracassées.

On courut au dehors pensant assister à un cataclysme de la nature. Mais tout était calme et serein ; et nulle part ailleurs le choc formidable que le temple avait éprouvé ne s’était fait sentir.

On vit seulement une pauvre famille de voyageurs qui s’en allait dans la rue qui longe le temple. Elle se composait d’une femme montée sur un âne, et portant un enfant dans ses bras, et d’un homme qui marchait derrière, armé d’un long bâton qui lui servait à aiguillonner la monture, et à soutenir sa marche un peu lasse.

Les paisibles et inoffensifs voyageurs traversèrent la ville, et s’arrêtèrent à un mille des portes, à l’ombre d’un grand sycomore.

L’homme qui était un charpentier juif, se bâtit là une petite habitation avec des branches d’arbres, et y vécut deux ans avec sa femme et son enfant.

C’était les gens les plus paisibles du monde et qui vivaient dans l’isolement. La femme était très belle, toute jeune encore, et son enfant était tout son portrait.

On raconte à leur sujet toutes sortes de légendes et de choses merveilleuses. Ce qui paraît certain, c’est qu’il n’y avait pas d’eau en cet endroit, et qu’à l’arrivée de cette famille il jaillit du sol une source abondante et limpide qui coule encore.

Après deux années de séjour dans leur tente de feuillage sous le vieux sycomore, qu’on m’a montré, l’étrange famille se remit en marche à travers le désert dans la direction du pays des Juifs, et n’est pas revenue dans la terre des Pharaons.

— Vous qui êtes un savant, ai-je demandé à Onkelos, connaissiez-vous cette histoire ?

— Oui, j’ai entendu raconter cela, il y a plusieurs années ; et quelques Nazaréens rattachent ce fait à l’enfance de leur prophète. Ils prétendent se rappeler que sa famille a fait un séjour en Égypte il y a environ 30 ans, et que c’est au moment du passage de cet enfant, qu’ils croient être le Messie, que les fausses divinités du temple du Soleil auraient été renversées. L’enfant avait un peu plus de 2 ans, quand sa famille revint du pays des Pharaons, et se fixa à Nazareth. Mais tout cela me paraît légendaire.