L'Action sociale (p. 121-127).


IX

À BORD DE LA GAZELLE


Nous avons repris la mer à bord d’une galère phénicienne, la Gazelle, et nous longeons la côte de l’ancien pays des Philistins.

La nuit tombe, et la lune monte lentement dans un ciel serein. Il n’y a pas un fil de vent, et nos voiles sont roulées. Les chants des rameurs se sont tus, et le bruit cadencé des rames arrive seul à nos oreilles.

Nos amis Onkelos et Gamaliel voyagent avec nous, et je les interroge sans cesse, sur l’histoire prodigieuse du peuple juif.

Leurs récits sont bien extraordinaires.

La côte bleue qui s’enfuit derrière nous sur notre droite, c’est la terre des géants philistins ; c’est le théâtre de leurs guerres séculaires contre Israël, qui finit par les dompter.

Rien n’est plus merveilleux que les aventures de l’un des Juges d’Israël qui se nommait Samson, et qui était un géant.

Nos amis nous indiquent sur la côte les endroits où le colosse juif accomplit ses exploits les plus extraordinaires : Gaza, Ascalon et Léchi. Merveilleux haut-faits où un seul homme luttait contre des milliers !

Après un silence, j’ai interrogé Onkelos sur l’état religieux de l’Égypte, et il m’a répondu :

— Les dieux de l’Égypte sont morts, comme ceux de la Grèce et de Rome ; et le peuple puissant qui a créé tant de choses étonnantes aux bords du Nil, achève de mourir.

— Mais les dieux ne sont-ils pas immortels ?

— Non. Dieu, le Dieu unique, ne meurt pas, mais les dieux, qui n’en sont que des formes de création humaine, ne sont pas immortels.

— S’ils ne sont que des fictions, s’ils n’ont pas d’existence réelle, on ne peut pas même dire qu’ils meurent ?

— Ils meurent dans la croyance des hommes.

— Et qu’importe que les hommes cessent de croire à des dieux qui ne sont que des fictions ? En perdant la foi, ils s’affranchissent d’une erreur.

— Oui, mais ils tombent dans une erreur plus profonde en ne croyant plus à rien.

— Vous croyez donc qu’il vaut mieux avoir une religion fausse que n’en avoir aucune ?

— Oui, pourvu qu’on soit de bonne foi. Car elle est toujours un hommage à la Divinité.

Dieu veut être honoré par tous les hommes ; mais il importe peu que les hommes l’appellent Phtah comme les Égyptiens, ou Zeus comme les Grecs, ou Jupiter comme les Romains, ou Javeh comme les Juifs. Le culte qui lui est rendu peut varier comme le nom qu’on lui donne. Mais il lui est agréable s’il est le produit d’une conscience droite, et d’une foi que l’on croit véritable.

Tous les peuples ont cru à l’origine en un seul Dieu, et lui ont décerné un culte sincère, mais la fausse science des uns et les passions des autres ont dénaturé les croyances primitives, et multiplié les formes des manifestations divines.

Tant que ce travail a été fait de bonne foi, et dans le but de rendre hommage à la Divinité, la religion n’a pas cessé d’être méritoire aux yeux de Dieu. Mais quand il a eu pour objet d’excuser les passions mauvaises de la nature humaine, les dieux sont devenus un objet de risée ; et la foi en s’éteignant a entraîné la nation dans sa décadence. C’est la leçon de l’histoire.

La religion primitive fondée sur d’antiques révélations, sur la tradition et sur la loi de nature, dégénéra. Mais longtemps elle garda assez de vérité et de vertu pour faire des nations glorieuses et fortes comme la Grèce et Rome.

Rome ne pouvait pas monter plus haut ; mais il semble qu’elle aurait dû se maintenir sur ce sommet glorieux qu’elle avait atteint. Or, sa décadence est commencée, et elle est très rapide. Qui l’arrêtera ? Personne, parce que la foi religieuse de Rome se meurt.

Jéhovah lui-même paraît avoir abandonné son peuple, parce que le peuple l’oublie et néglige de le servir.

Le Juif est dispersé dans le monde entier. Il n’a plus de patrie, et s’il n’avait pas encore son temple, il ne serait plus que l’ombre d’un peuple.

Où donc va le monde ? Où vont tous ces lambeaux de nations que Rome a conquis ? Et cette maîtresse de l’univers elle-même, vers quel avenir marche-t-elle ? Quelle destinée l’attend ?…

— Mon père a dit alors : Sa destinée est de revenir à ses vertus premières. Il n’est pas possible que cet immense empire, qui embrasse le monde civilisé, ait été fait pour rester soumis à des souverains comme Tibérius.

— Précisément, reprit Onkelos ; et c’est pourquoi le monde attend un Maître, qui le reconstruira sur d’autres bases. Car le vaste édifice romain tel qu’il est n’est pas fait pour durer. Il a été édifié par la violence, par des guerres cruelles, par la destruction des autres peuples.

Le Maître qui doit venir ramassera tous ces débris, il relèvera ces ruines, et de tous les temples écroulés il bâtira un temple unique et immense, où toutes les races viendront rendre leurs hommages à Celui qui a créé l’Univers.

— Mais Celui qui a créé l’univers n’est autre que Jéhovah, dit Gamaliel.

— Oui, mais il faut au monde un Jéhovah mieux connu, mieux compris, et un temple élargi, dans lequel toute l’humanité puisse trouver place.

— Et sur qui comptez-vous, reprit Gamaliel, pour nous faire mieux comprendre Jéhovah ? Quel architecte plus grand que ceux de Salomon attendez-vous pour agrandir le temple de Dieu, et lui donner les proportions de l’empire romain qui embrasse l’univers ?

— J’attends celui que les prophètes nous ont promis. L’idéal n’est pas dans le passé ; il est dans l’avenir, et l’accablement du monde démontre qu’il a besoin d’un homme qui soit l’incarnation de cet idéal.

— Enfin, dis-je, c’est celui que vous appelez le Messie que vous attendez ?

— Oui.

— Et c’est lui qui devra régénérer le monde ?

— Oui.

Ainsi parle Onkelos, ma mère ; et tu peux imaginer quel intérêt je prends à ses discours. C’est le grec classique qu’il parle, et il me semble que Socrate n’était pas plus éloquent, quand il enseignait la philosophie à ses disciples.


Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Après une nuit idéale, c’est un jour sombre et orageux qui s’annonce comme une réalité.

Des masses de nuages, venant on ne sait d’où, se sont accumulées au Couchant, et ont formé comme une chaîne de montagnes noires. Mais ces montagnes étaient mouvantes. Elles montaient vers le Zénith comme une armée rangée en bataille assaillant une citadelle formidable.

C’était aussi comme un immense rideau sombre que levait une main puissante, invisible, et qui était bordé d’une épaisse frange grise.

Bientôt le rideau s’étendit et couvrit le soleil. La mer calme prit la couleur et le poli de l’ardoise. Les oiseaux effrayés s’enfuirent à tire d’ailes en rasant les vagues.

Un souffle léger en rida bientôt la surface. Puis ce souffle grossit et devint un vent de tempête. La vague se creusa, et l’ouragan se déchaîna. La foudre fit entendre des grondements éclatants, des triangles de feu frappèrent les ondes. Une voile qu’on essaya de tendre fut emportée à la mer avec le mât qui la portait. Les rames devenues inutiles furent retirées à l’intérieur, et le vaisseau chassé par la tempête s’en alla à la dérive bien loin des côtes, en pleine mer.

Les averses du ciel jointes à celles des vagues inondèrent le pont qui flottait entre deux eaux. C’était un déchaînement des éléments.

La terreur et le désordre à bord furent indescriptibles, et nous crûmes pendant deux heures que nous allions périr.

Faut-il prier les dieux ? et lesquels ? demandai-je à Onkelos.

Priez le Dieu Inconnu, me répondit-il. C’est le seul dont on ne doute plus en Grèce, et un peu partout.

Enfin la tempête s’apaisa, et la mer moins houleuse permit aux rameurs de reprendre leurs rames, et au pilote de diriger le vaisseau.

Quand vint le soir, nous longions les côtes de la Samarie, et nous avions repris notre conversation au sujet du Dieu attendu, qui est pour nous, comme pour les Grecs, le Dieu Inconnu.

Demain, au lever du jour, nous serons à Césarée.