Les Éditions G. Crès et Cie (p. 203-209).

LE PAPILLON DE LA MORT


Au détour d’une haie, j’aperçus maître Jaco­bus. Il était debout, les mains aux poches, devant ses ruches d’abeilles. Ce ne pouvait être que lui ; sa petite taille m’en assurait. Quand il se retourna au bruit de mes pas sur le sentier, sa laideur m’interdit. Ma mère avait négligé de m’instruire à ce sujet, mais peut­ être, du vivant de mon père, maître Jacobus offrait-il un aspect plus aimable.

Il avait le dos rond, le teint sombre, le nez manqué, l’œil gauche crevé et, sur tout cela, une expression de méchanceté qui éveillait du même coup la défiance et la tristesse.

Je le saluai en ôtant ma toque bien poli­ment.

— C’est moi Fritz Moser, lui dis-je, le fils de votre ami Hans Moser qui est mort.

Maître Jacobus me tendit la main. Je repris :

— Voici une lettre de ma mère pour vous, maître Jacobus.

Il lut la lettre sans manifester aucun sentiment. Puis, me regardant de son œil unique :

— Alors, tu aimes les abeilles, petit ? Elles t’intéressent ? Et tu voudrais passer quelques jours avec moi ?

— Oui, maître Jacobus. J’aime bien les abeilles, et aussi toutes les autres petites bêtes, les insectes, les papillons…

— Regarde, dit-il. Tu arrives juste à point pour voir ce qu’un papillon peut faire d’une ruche.

Les ruches de paille s’alignaient en bor­dure d’un talus buissonneux. L’une d’elles, décoiffée de sa toiture pointue, montrait ses gâteaux.

— Elle est abandonnée, fit maître Jacobus. L’essaim est parti cette nuit. Et c’est un papillon qui en est la cause : un nocturne, le sphinx atropos ou sphinx tête de mort, le grand ennemi des mouches à miel.

Je me penchai sur la ruche, où je ne vis, en effet, que deux ou trois abeilles qui se traînaient, alors que tout autour de nous l’air vibrait d’un joli bourdonnement et que des vols innombrables le traversaient comme des flèches.

Je regardai maître Jacobus. Il serrait les dents.

— C’est une ruche à remplacer, dit-il. Le sphinx tête de mort y est entré, elle est maudite ; aucune abeille n’y rentrera jamais. Je me disposais à l’enlever ; ce sera pour plus tard ; tu dois avoir faim. Suis-moi, petit.

Nous montâmes vers la maison, qui se tenait gentiment assise au flanc du coteau et dont les murs disparaissaient sous une housse de vigne vierge.

Maître Jacobus me poussa devant lui. Il vivait là en vieux garçon, au milieu d’un désordre pittoresque.

Il ouvrit une armoire, pour en tirer de quoi me restaurer. Mais, depuis que j’avais mis le pied dans cette grande salle où les fenêtres feuillues ne laissaient pénétrer qu’un demi­-jour, je cherchais avec curiosité l’origine d’un sourd murmure qui ne cessait de se faire entendre.

Je ne tardai pas à démêler ce qui le produi­sait. Sur une table massive, parmi des objets hétéroclites, des pièges à taupes, des pipes en terre, une énorme phalène battait de l’aile si rapidement qu’elle semblait placée entre deux brouillards fauves. Une longue épingle trans­perçait le papillon et le fixait sur une plaquette de liège.

Maître Jacobus disposa sur un coin de la table une couronne de pain, un fromage et une bouteille.

— C’est le malfaiteur, dit-il en s’apercevant que je regardais la phalène.

— Mais, risquai-je, il souffre…

— Je l’espère bien ! s’écria-t-il d’une voix rude.

Cette réponse eut le don de m’interloquer. Je considérai mon hôte avec stupéfaction.

— Il faut qu’il expie ! ajouta-t-il.

La bestiole continuait sans relâche à faire frémir ses larges ailes. Ses pattes touchaient le liège. Elle virait sur elle-même autour de l’axe qui l’immobilisait, s’obstinant à vouloir s’envoler. Elle avait la taille d’une petite chauve-souris. La tête de mort se dessinait très nettement sur son dos velu, comme l’em­blème macabre du corsaire, le signe de son rôle destructeur. Dans l’ombre, ses deux gros yeux luisaient, tels que deux pierres opalescentes aux reflets chatoyants.

— Mange et repose-toi, me dit maître Jacobus.

Mais je ne pouvais me détacher d’un spec­tacle que ma sensibilité me rendait presque effroyable. Je n’avais jamais vu de papillon aussi grand que celui-là. Sa parure mortuaire m’impressionnait. Fléau, bête de nuit, il me faisait un peu peur, et cependant son supplice me révoltait. Je ne comprenais pas que maître Jacobus ne l’eût pas tué tout de suite, sans lui infliger le long martyre qu’il appelait une expiation.

— Il s’introduit dans les ruches, fit-il âprement. Il s’empare de la reine des abeilles, la détruit ; aussitôt, l’essaim tout entier s’exile pour toujours… Regarde sa trompe.

Du bout d’une aiguille, maître Jacobus fouilla sous les mandibules du sphinx atropos et déroula la spirale noire d’un appendice inter­minable. Le papillon produisit alors une sorte de petite clameur, un étrange appel furieux et plaintif qui, malgré sa faiblesse, me fit tres­saillir. Je ne savais pas cela. Je ne croyais pas qu’une phalène pût crier, si peu que ce fût. Maître Jacobus s’amusa de mon effarement. Il agaçait sa victime de la pointe de son aiguille, et dardait sur elle le regard féroce de son œil droit.

J’avais hâte d’être dehors. Je me dépêchai d’avaler un quignon de pain et une tranche de munster. Après quoi nous sortîmes, et je pris ma première leçon d’apiculture pratique,

Quand le soir tomba, j’avais oublié quelque peu le sphinx atropos. Mais le bourdonnement funèbre n’avait pas cessé ; au sein du silence vespéral, il prenait même une ampleur redou­table et s’accompagnait de grincements qui me causaient un malaise des plus pénibles. Cette agonie pouvait durer longtemps, deux jours, trois jours ; j’espérai pouvoir l’abréger sans que rien ne trahît mon intervention.

Maître Jacobus, qui couchait tout bonnement dans la grande salle, m’avait affecté la cham­brette voisine. Je ne m’y endormis que très tard, obsédé par la pensée du papillon et m’imaginant percevoir, en dépit de la porte close, le tremblement convulsif de ses ailes.

À l’aube, j’étais assis dans mon lit, baigné de sueur, écoutant l’insupportable murmure. Je ne pouvais plus l’endurer…

Lentement, avec mille précautions, j’ouvris la porte… J’avançai à pas feutrés vers la table… Maître Jacobus reposait paisiblement. Je sur­ veillai son visage endormi où les deux yeux fermés supprimaient momentanément le témoi­gnage de son infirmité…

C’est ainsi que, tout à coup je vis quelque chose s’abattre sur son œil droit et la silhouette d’un grand papillon sombre se plaquer brusque­ment à la place de cet œil… Un cri terrible retentit.

Dressé, fou de douleur, mais ne sachant encore quelle sorte d’ennemi venait de l’attaquer, maître Jacobus fut, pendant une seconde, la représentation de l’horreur. Je le vis et je le vois encore, le temps d’un battement de cœur, hurlant, affreux et fantastique, avec, en pleine orbite, ce papillon de mort qui, à force de téna­cité, était parvenu à prendre son vol, emportant avec lui la longue épingle de son martyre, et qui, épuisé, venait de s’abattre au hasard, sur son bourreau, en lui crevant cet œil dont la perte le privait à tout jamais de la lumière.

« Au hasard »… Peut-être. Mais, depuis lors, ce n’est pas sous les traits classiques d’un gra­cieux jeune homme aux yeux bandés que je me représente l’aveugle Hasard.