Les Éditions G. Crès et Cie (p. 197-202).

LES INCONNUS


J’ouvris les yeux lentement, à regret.

L’ombre du soir noyait les choses. Le beau visage de Maryse reposait près du mien, tache pâle et immobile, au creux d’un coussin.

Tout bas, chantonnant avec douceur, je l’appelai musicalement :

— Maryse…

Et sur-le-champ. l’inquiétude m’empoigna. Ce visage, si blême, restait trop indifférent. Ces yeux fermés, ces mains à peine tièdes, inertes, m’épouvantèrent.

Brusque, redressé, la voix rauque, je criai presque, la saisissant aux épaules :

— Maryse !…

Rien.

Étrange tumulte intérieur ! Quoi ? Était-ce un jeu ? Allait-elle éclater de rire ? Ou bien étais-je seul ici ?

Je donnai la lumière de toutes les lampes, avec une rapidité fébrile.

Maryse m’apparut gisant, avec une grâce abandonnée, les paupières violettes, dans les soies et les fourrures du divan. Un peu de fard accentuait sa pâleur, le « raisin » de ses lèvres simulait du sang.

Elle respirait pourtant, avec cette sorte d’application organique des évanouis, qui semblent y employer toutes les forces dont ils disposent encore. Et son cœur battait… irré­gulièrement.

Oh ! Oh ! Ce cœur fantasque était effrayant.

Un médecin ! Vite !… Mais qui ? Je n’en connaissais pas, moi !… Si, parbleu ! Royer­-Suchet, ce camarade de cercle… Renommé, sympathique… Il fallait lui téléphoner !… L’an­nuaire, vite ! Mais, voyons, quelle heure était-il ? Six heures. Royer-Suchet était au cercle à cette heure-là, justement ! Pourvu qu’il y fût, mon Dieu !

Je me jetai sur l’appareil téléphonique.

Royer-Suchet, par bonheur, était bien au cercle, comme chaque jour. Je le priai de venir en toute hâte, pour un cas très grave.

— J’accours ! me dit-il. Votre adresse ?… Bien. En auto, j’en ai pour cinq minutes.

Cinq minutes après, en effet, je lui ouvris moi-même la porte de ma garçonnière. J’avais, en l’attendant, traité Maryse de mon mieux, prudemment. Mais ni le flacon d’éther débou­ché sous les narines, ni l’eau froide fouettant les tempes ne lui avaient rendu la conscience.

— Entrez ! dis-je à Royer-Suchet. Une amie à moi s’est trouvée mal subitement… C’est ici. Voyez.

Il enveloppa Maryse d’un coup d’œil expert, et commença de l’examiner sans précipitation.

Son assistance me causait un bien-être indéniable.

Royer-Suchet, avec une sûreté réconfor­tante, maniait la forme légère de Maryse comme une grande poupée charmante et lamentable. Je guettais sur sa face les signes de sa pensée ; mais c’était un homme impénétrable, glacial, donnant toujours l’impression de se posséder en maître ; et rien ne me laissait deviner ce qu’il apprenait lui-même en interrogeant ce corps mystérieusement assoupi.

Enfin, il se redressa. Je le questionnai du regard.

— Peu de chose, dit-il. Tranquillisez-vous. Laissez-la reposer. Elle reviendra d’elle-même à la vie. Je vais écrire une ordonnance ; vous lui ferez prendre cela dès que ce sera possible.

— Mais, fis-je, assez embarrassé, quand pourra-t-elle s’en aller, mon cher docteur ?… Vous dissimulerai-je qu’elle n’est pas ici chez elle ? C’est une amie qui vient me voir… en cachette.

Il avait tiré de sa poche un bloc-notes, et son stylographe courait sur la page blanche. Je me sentais de plus en plus gêné devant ce visage austère. Évidemment, cet homme n’avait pas coutume d’exercer sa profession dans des circonstances semblables, et tout, ici, devait lui déplaire. Il me paraissait l’image même de la réprobation. Son large front pur, ses cheveux grisonnants, son attitude lointaine et jusqu’à l’alliance qui brillait à son doigt me remplis­saient maintenant de confusion. Il devait mau­dire le cercle où l’on nous avait présentés l’un à l’autre.

— Il faudrait, dit-il, qu’elle pût rentrer chez elle au plus tôt… Accompagnée, bien entendu.

Ses prunelles claires me fixèrent, sur ces mots. Avait-il donc l’intuition de la vérité ?

— C’est que, avouai-je, elle ne voudra jamais me dire où elle habite… ni même qui elle est…

Il eut un hochement de tête très triste. Mais je repris :

— Vous, docteur, vous pourriez peut-être la reconduire ? Me feriez-vous l’amitié, me rendriez-vous l’immense service d’attendre qu’elle reprenne ses sens, puis de la ramener chez elle ? Un médecin est un confesseur… Le secret professionnel…

Il hésita un instant.

— Non, je ne peux pas, dit-il enfin. Je ne peux pas faire cela… Excusez-moi.

— Pourquoi ? implorai-je.

— Parce que… Parce que, moi, je la connais. Son mari — car elle est mariée — se trouve être l’un de mes plus chers amis. Et c’est pour­quoi je vous demanderai de ne pas révéler à cette femme, dont la réputation est immaculée, le nom du médecin qui l’a soignée. Qu’elle ne sache pas…

Maryse, alors, soupira et ramena ses mains sur sa gorge.

— Attention ! chuchota le docteur. Elle dort, maintenant. Elle peut s’éveiller d’une minute à l’autre. Je me retire. Adieu.

Il me laissa dans un état d’esprit indescrip­tible. Ceux qui me lisent, à l’époque où nous sommes, sont trop avertis pour ne pas soupçon­ner toutes les craintes qui s’entre-croisaient dans ma perplexité.

Je les dissimulai sous une apparence rieuse lorsque Maryse, murmurant mon nom, remonta des ténèbres.

Elle voulut, deux heures plus tard, regagner comme à l’ordinaire son logis inconnu… Je ne m’y opposai point.

Par la suite, un jour, nonchalamment solli­citée, elle ne fit aucune difficulté pour recon­naître que Royer-Suchet et sa femme avaient compté, en effet, au nombre de ses relations. J’acquis la certitude que le docteur s’était toujours montré pour elle un ami aussi respec­tueux que dévoué…

Et s’il est au monde un être qui puisse douter de la mort accidentelle de cet honnête homme, si quelqu’un n’accepte pas qu’il se soit injecté, par étourderie, le lendemain même de sa visite chez moi, une dose trop forte de son médica­ment préféré, — c’est, ô Maryse, celui qui vous aime avec quelque pitié, comme on aime une aveugle.