Les Éditions G. Crès et Cie (p. 211-216).

L’HOMME AU COUTEAU


La page qu’on va lire fut trouvée dernièrement dans un tas de vieux papiers provenant d’une succession. Par qui fut-elle écrite ? Malgré nos recherches assidues, il nous a été impossible de le découvrir. Ce feuillet, qui porte d’un côté le chiffre 176 et de l’autre le chiffre 177, faisait assurément partie d’un manuscrit composant les souvenirs d’une homme d’Église, abbé de cour, puis aumônier du roi. Mais qu’importe ? L’essentiel est que l’histoire ait valu d’être contée, ce qui fut l’opinion de cet autre inconnu qui la détacha du manuscrit, avant peut-être de jeter le reste au feu.

Le lecteur jugera s’il eut raison de conserver ce qui suit.

Les desseins de M. le Maréchal furent secondés à miracle par les ténèbres d’une nuit qu’il ne cessa de pleuvoir. Nous avançâmes à marche forcée, si bien qu’aux premières lueurs de l’aube l’armée se trouva en ordre de combat, sans que l’ennemi se fût douté de rien, à une portée de canon de son camp. Nous étions sur une hauteur, à la lisière d’une forêt qui dissi­mulait notre présence. On découvrait de là l’enceinte des tentes, puis, plus loin, le sillon de la tranchée qui enfermait la ville, et enfin cette malheureuse ville elle-même, qui soute­nait un long siège avec une admirable fermeté, et que nous allions délivrer.

La diane retentit dans le camp. Aussitôt, le canon de M. d’Argentierre se mit à tonner ; et nos bataillons descendirent la pente dans un arroi superbe.

Ils tombèrent sur des gens qui s’éveillaient à peine et dont la plupart s’enfuirent à demi vêtus. On les poursuivit sans merci, car les ordres de M. le Maréchal étaient impitoyables, et je savais qu’une bande de goujats d’armée, for­mant une sorte d’arrière-garde, avait mission de ne rien laisser derrière nous qui fût en vie, à l’exemple de ce que l’ennemi avait fait lui­ même auparavant.

La tranchée, pourtant, se défendit mieux. Ceux qui l’occupaient étaient en armes et sur le qui-vive. Mais les assiégés firent une sortie en masse, qui les prit à revers. Et bientôt on ne se battit plus qu’à l’occident de la ville, c’est-à-dire du côté opposé à l’attaque.

Je traversai le camp jonché de cadavres. Des tentes y brûlaient malgré la pluie. Force chevaux sans cavaliers galopaient de toutes parts, dont il se fallait préserver. Ils renver­saient des soldats chancelants, piétinaient des corps et se heurtaient entre eux.

Quant à la tranchée, où je sautai, elle m’offrit un spectacle si affreux que je renonce à le décrire. Je domptai toutefois l’émotion qui d’abord m’avait pétrifié, et, me souvenant des devoirs de mon ministère, je résolus d’aller parmi les blessés, afin de leur donner les secours de la religion.

Je me trouvais alors non dans le fossé prin­cipal, mais dans une manière de petite impasse fort étroite. Et là ne gisaient que des ennemis, à l’exception d’un sergent des gardes-françaises qui ne respirait plus.

Il me sembla que je ne devais faire, à cette heure, aucune distinction entre les hommes, quelque habit qu’ils portassent et quelle que fût leur patrie. Aussi, ayant tiré de mon sein un humble crucifix, je me penchai sur nos ennemis terrassés.

Le peu que l’on m’avait enseigné de leur lan­gage me permit de me faire comprendre de ceux qui avaient encore la force d’écouter. À tous je faisais entrevoir qu’ils guériraient sans doute. Plusieurs, étant bons catholiques, vou­lurent néanmoins recevoir l’absolution. L’un d’eux, au demeurant, mourut dans mes bras.

Tandis que j’accomplissais ma pieuse besogne, un bruit me parvint qui me fit tourner la tête. Et je vis, debout, herculéen, l’un de ces terribles goujats d’armée à qui M. le Maréchal avait confié le soin que l’on sait. Armé d’un couteau, cet homme s’acquittait de sa tâche sans sourciller. Déjà deux de ses victimes avaient cessé de vivre.

Soulevé d’horreur, je me précipitai vers lui et le suppliai de se retirer, lui montrant toute la cruauté de sa conduite. Mais lui, opposant à mes prières un regard aussi froid que celui d’un fauve :

— L’abbé, dit-il, ceci n’est pas votre affaire. Je ne me mêle point des vôtres, moi ! Confessez à votre aise, je n’y trouve rien à redire, et travaillez de votre état ; mais laissez-moi travailler du mien, après vous. À chacun sa part, ici-bas.

Rien ne sut le fléchir. En vain je multipliai les exhortations. En vain je tentai de lui barrer le passage, armé du seul emblème de la Rédemp­tion.

— Vite, l’abbé ! grogna-t-il. Passez devant !

Il m’aurait tué plutôt que de céder. Que faire ?… Je dus me résoudre à pounuivre ce que j’avais entrepris. J’étais tremblant, sans forces, plus pâle que les blessés sur qui je m’in­clinais, ne pouvant plus que balbutier encou­ragements et oraisons, tâchant surtout à cacher derrière moi l’exécuteur qui attendait que j’eusse absous pour dépêcher à Dieu une âme près une autre !

C’est ainsi que j’atteignis lentement une espèce de niche creusée dans la terre, où, la cuirasse bosselée, le jabot déchiré, un bras soutenu par son écharpe sanglante, un officier croate se tenait affaissé.

Un sourire lui vint aux lèvres lorsqu’il m’aperçut, le crucifix à la main ; et je reconnus en lui certain baron qui, deux ans plus tôt, avait accompagné à la cour l’envoyé de Croatie.

— Eh ! fit-il d’un ton presque joyeux. C’est vraiment Dieu qui vous envoie, monsieur l’abbé. Soyez le bienvenu ! Je n’ai qu’une balle dans le bras et une autre dans le pied, mais qui me font diantrement souffrir ; et si vous pouvez me procurer un brancard, ou simplement me soutenir…

En disant ces mots, le malheureux essaya de sé lever… Je le repoussai non sans vivacité à l’intérieur de la niche, d’où il ne pouvait voir mon redoutable compagnon.

Le cœur me battait à grand coups.

— Qu’avez-vous donc, monsieur l’abbé ? Ou plutôt, qu’ai-je donc de si effrayant, pour que vous me regardiez ainsi ?

— Monsieur, murmurai-je éperdu, monsieur, vous êtes, ce me semble, plus grièvement atteint que vous ne le pensez…

— Que voulez-vous dire ? Ah çà, l’un de nous déraisonne ! Morbleu ! je sens bien…

— Mon frère, lui dis-je d’une voix faible, c’est la fièvre qui vous fait délirer…

— Par le Christ ! s’écria-t-il. Je vous affirme que d’ici trois semaines je me porterai mieux que vous !

Je défaillais, et dis encore :

— Par ce même Christ que vous invoquez, je vous adjure de vous réconcilier. Si je m’abuse sur votre état, qu’il me pardonne ! Au surplus, saurait-on refuser de causer avec Dieu, même sans être meurtri ?

— Soit ! fit le blessé avec une expression de visage où le respect le disputait à l’ennui.

Je voyais bien qu’il avait tendance à me railler, mais qu’il s’efforçait de se surmonter.

Je m’approchai de lui davantage. Et il commença bien sagement à s’adresser au Juge à travers son ministre.

Mais plus que ses paroles, — je m’en accuse ici, Seigneur ! — j’entendais, mêlée au bruit des mousquetades et des appels lointain, parmi les rumeurs et les souffles, la respiration de l’autre, qui perdait patience…