Charpentier (p. 217-224).
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Deuxième partie — X.

X


Godelieve, depuis que sa sœur était revenue, commençait à se sentir moins heureuse. Et non seulement parce que sa présence rompit l’intimité, la permanente extase, leur possession sans contrainte. Auparavant, de par les grâces d’état et le don d’illusion des amants, ils avaient pu se croire seuls dans l’univers, oublier ce qui est, recréer la vie selon leur rêve. Maintenant la réalité s’imposait. Ils devaient se cacher, comme d’un crime, de cet amour qu’ils auraient voulu épancher dans la mer et dans l’air. Le cœur du pauvre être humain est une coupe peu profonde, qui déborde du moindre bonheur.

Longtemps ils s’excusèrent à leurs propres yeux en invoquant le tort d’une destinée qui s’égara et enfin s’était rétablie conformément à eux-mêmes. Il n’y avait lieu à aucun scrupule de Godelieve, puisque Barbe, auparavant, lui subtilisa l’amour de Joris. C’est elle-même qui fut sa fiancée première et éternelle. À cause de Barbe, les mariés de Dieu s’étaient longtemps perdus. Comment pouvaient-ils être en faute de s’être retrouvés, d’avoir corrigé l’erreur méchante du sort ?

Godelieve se leurra longtemps par des raisonnements spécieux, une casuistique d’âme, toute personnelle et trop subtile. Pourtant, depuis le retour de Barbe, elle se sentait un peu coupable. Comment croire à la légitimité d’un amour qu’on n’oserait révéler à personne ? Il n’y avait pas à se laisser abuser par des mots. Les mots appellent les mots ; et ils se détruisent les uns par les autres. Oui ! elle fut la première à aimer Joris. Leur Volonté les avait fiancés, avant que la Destinée intervînt, qui, seule, les sépara. C’était juste à dire. Mais on pouvait dire aussi que maintenant elle-même établissait l’adultère au domicile conjugal ; et un adultère qui s’aggrave d’une nuance d’inceste, puisqu’elle aimait le mari de sa sœur, presque son frère…

Misère de la vie et des cœurs ! Godelieve souffrit bientôt de ce qu’elle sentait, quand même, une félonie, la trahison d’une confiance, un amour défendu et qui n’avoue aucun nom. Sa franchise eut honte de la dissimulation quotidienne. Est-ce qu’un amour aussi haut que le leur, monté aussi haut que la tour, pouvait s’accommoder de l’ombre qui le fait comme s’il n’était pas ?

Dans ses lettres du soir, elle confiait à Joris son chagrin d’une telle existence : mensonges, ruses, duplicité souriante, gestes agiles, mots maquillés ; et la perpétuelle surveillance de soi ! Quel désastre, quelle folie de colère, si Barbe, avec son humeur violente et terrible, découvrait leur secret ! Ils s’aimaient, semblait-il, sur un volcan ; ils s’aimaient comme en présence de l’orage.

Godelieve l’écrivait à Joris ; elle le lui disait, en ces brefs dialogues qu’ils échangeaient parfois, quand Barbe était à sa toilette ou s’occupait d’un soin du ménage, les laissant seuls un moment :

— Partons ensemble ? disait Joris.

Godelieve répondait d’un air triste :

— Pourquoi ? Nous ne pourrons jamais nous marier.

Catholique, elle savait bien que l’Église ne consent pas à bénir une seconde union. Le mariage chrétien est indissoluble. Et comment parviendrait-elle à vivre, elle pieuse et mystique, dans cet état ? La situation actuelle était différente. C’est Dieu lui-même qui avait béni son mariage avec Joris, dans l’église où ils échangèrent des anneaux. Elle était devenue vraiment sa femme devant Dieu. Ainsi ils ne causaient point de scandale. Cela se passait entre Dieu et eux. Il fallait en rester là. Leur amour ne devait pas être public ; il ne pourrait jamais s’avouer. Même si Joris obtenait le divorce, la loi civile hésiterait, réclamerait des dispenses à cause de la parenté et du quasi-inceste. Le monde, à coup sûr, se révolterait. Il leur faudrait partir, s’exiler loin, c’est-à-dire avoir plus encore la sensation de se cacher et de se renier eux-mêmes.

Godelieve fut malheureuse.

Surtout qu’elle jugeait dangereux, même insensé, de songer à un départ avec Joris, à cause de la ville, loin de laquelle il souffrirait trop. C’était ici le milieu naturel de sa vie et de ses rêves ! Il ne pourrait plus vivre hors de Bruges. Godelieve, certes, se sentait aimée. Mais elle sentait aussi que quelque chose était aimé davantage. L’amour de la ville, pour Joris, était bien au-dessus de son amour de la femme. Il existait la différence entre ces deux amours qu’il y a entre une maison et une tour.

Godelieve devinait que Joris, à peine en allé, souffrirait d’une incurable nostalgie. Le regret de la ville le suivrait. L’ombre des anciens clochers ferait noirs tous ses chemins. Bruges était son œuvre, une œuvre d’art et de gloire qu’il avait à parfaire. Il était impossible d’espérer l’en arracher.

Mais est-ce que les événements ne sont pas maîtres de nos paroles et de nos décisions ? Godelieve tergiversait, discutait, avec elle-même et avec Joris, les aboutissements possibles de leur amour. Tout à coup, dans ce temps-là, elle eut une alerte tragique, qui faillit tout précipiter et changer. C’est la perpétuelle angoisse, et le châtiment peut-être, des passions illicites : la crainte que le péché se fasse chair. Godelieve fut terrifiée. Joris aussi, non moins que navré. Ceci était une ironie, une cruauté surérogatoire de sa destinée : il avait tant désiré des enfants, naguère, au commencement de son mariage avec Barbe, quand il la menait au Musée devant le tableau de sa Patronne par Memling, lui montrait les donateurs, agenouillés parmi leur famille nombreuse, toute en têtes inégales, pressées comme des ex-voto. Il avait rêvé des fils surtout, qui le continueraient en Flandre, selon l’arbre séculaire de son nom. Mais son foyer demeura vide, sans issue sur l’avenir. Il expérimentait maintenant que si, au lieu de Barbe, il avait épousé Godelieve, il aurait conquis vraiment tout le bonheur, c’est-à-dire, outre l’amour dans la douceur, la joie d’une postérité et l’orgueil de se survivre.

Godelieve envisagea l’hypothèse comme la mort. D’abord elle n’irait pas jusqu’au bout. La douleur, la honte, l’épouvante, la tueraient. Elle se rappela le menaçant présage, l’avertissement qu’aurait dû lui être la dalle tumulaire où Joris et elle se rencontrèrent, le soir, dans l’église de Saint-Sauveur, le soir où elle devint sa femme… Ils n’avaient pas pris garde que leurs chaises reposaient sur des effigies funéraires, que leurs pieds effaçaient davantage des noms déjà usés par le pas des siècles. C’est seulement quand les gants de Godelieve furent tombés à terre que, pour les ramasser, leurs mains, parées de la bague nouvelle, leurs mains aveugles et empressées de s’élancer à leur malheur, touchèrent la pierre tumulaire, touchèrent véritablement la mort.

Maintenant le présage s’accomplissait. Godelieve doutait encore ; peut-être qu’elle n’était que malade, faisait erreur et que sa faute n’avait pas vraiment fructifié en elle ; elle espéra ; se repentit, pria, courut s’ensevelir, durant des heures, dans les églises, n’attendit plus que du ciel la fin de son angoisse. Il était possible encore qu’elle se trompât. Mais toujours, tandis qu’elle levait les yeux vers les autels, lui apparaissait une Vierge tenant dans ses bras un enfant. Ce fut une obsession, comme une allégorie inévitable où elle se vit elle-même, portant bientôt son péché devenu chair. Elle finit par attacher un sens superstitieux à ces Madones. Elle se disait, à elle-même : « Si la première que je rencontre en sortant, aujourd’hui, a les mains jointes, c’est la bonne réponse de l’oracle et la preuve que toute ma crainte est fausse. Si, au contraire, la Madone tient un Jésus dans ses bras, c’est la fin de mon espoir et la confirmation certaine de ma propre maternité. »

Godelieve alla revoir la Vierge du coin de la rue des Corroyeurs-Noirs, celle, en son armoire de verre, pour qui elle fit jadis un long voile de dentelle ; hélas ! elle portait un Enfant Jésus ; de même pour la statue de la Vierge, dominant la console à feuillages et têtes de bélier, sur la façade des Halles ; de même pour la Vierge de Michel-Ange, qui est en l’église de Saint-Sauveur. À peine quelques Vierges compensaient les mauvais pressentiments accumulés, offrant des bras vides ; mais, au-dessous, alors, régnait une inscription de reproche : « Je suis l’Immaculée ! » Et la banderole était ondulante comme le glaive de feu de l’archange, au seuil du Paradis fermé !

Godelieve fuyait, consciente de sa chasteté perdue, aussi affligée et effrayée par les statues de reproche que par celles de mauvais présage. Qu’est-ce que le ciel allait décider d’elle ? Ainsi, durant des jours, elle alla consulter les Madones, celles des carrefours, des églises, des pignons, suspendant sa vie à ces hasards.

Elle multiplia les prières, les cires propitiatoires, fit vœu de se rendre à la prochaine procession des Pénitents de Furnes, entama une neuvaine, alla vite se confesser, car Dieu ne voit pas ceux qui sont obscurs à cause d’un trop noir péché. Dans ce temps-là ce fut l’octave du Saint-Sang, la procession de mai où on conduit en grande pompe par la ville, parmi les chœurs blancs des communiantes, les roses effeuillées, les bannières d’or, les moines de tous les Ordres, une goutte unique du Sang de Jésus-Christ, rapportée par les Croisades. Godelieve, toute la semaine, s’exténua de jeûnes, de douleurs, de pénitence, de prières. Le dimanche, dans le grand soleil des rues, quand parut la petite châsse comme un arbuste de pierreries, Godelieve fut prise d’un immense tremblement, d’une immense espérance. Le Saint-Sang avait passé. Elle sentit la blessure de son sexe se rouvrir…

Depuis lors, tout fut changé entre Joris et elle. Dieu l’avait reprise. Est-ce qu’elle n’appartenait pas aussi à Dieu ? Elle céda, par commisération, au désir de Joris, et pour faire son cœur moins triste. Il ne fallait pas plus longtemps contrister le cœur de Dieu. Dieu s’était montré si magnanime. Il la sauva — et les sauva avec elle — d’un mal qui aurait été un triple désastre, un amas de ruines autour d’un berceau. Elle devait, en retour, ne plus offenser Dieu ni retomber dans le péché. Elle l’avait promis à son confesseur qui si sagement rétablit l’ordre dans son âme, lui donna des conseils et un nouveau plan de vie.

Joris, lui, continuait à chercher ses mains et ses lèvres, au hasard des rencontres dans l’escalier et les corridors. Godelieve se dérobait, repoussait d’un ferme et doux geste. Il s’obstinait aussi à lui écrire, plus passionné de se sentir si distant en étant si proche, pathétique de toutes les récentes angoisses partagées, du sentiment d’une petite mort d’eux-mêmes dans ce qui, peut-être, n’avait jamais été. Mais elle ne répondait guère ; elle lui glissa tout au plus, parfois, une courte lettre assagie, encourageant son âme, se nommant sa sœur aînée et sa morte, parlant de l’avenir avec l’espoir possible qu’ils se réuniraient un jour, s’il plaisait à Dieu, non plus dans le péché, mais dans la joie et les liens permis.