Charpentier (p. 210-216).
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Deuxième partie — IX.

IX


Barbe rentra, après un mois d’absence. Sa santé ne s’était guère améliorée, ni son humeur non plus. Les préparatifs de départ, l’énervement du voyage, tout cela, comme à l’habitude, l’avait remuée de nouveau. Elle apparut encore irritable, hérissée. Son visage était pâle. Joris songea à la bouche trop rouge, maintenant fanée. Il eut la vision d’un avenir qui se rouvrait noir de menaces et d’alarmes.

Mais l’amour de Godelieve compensait tout. Celle-ci avait eu la même impression au retour de sa sœur et la communiqua à Joris :

— Qu’est-ce que cela fait, puisque je t’ai ? avait-il répondu.

Leur bonheur intact était de ceux que rien n’assombrit. Ils demeuraient encore extasiés l’un de l’autre, se renvoyant leur amour comme le ciel et l’eau se renvoient la lune. Ils en étaient tout éclairés réciproquement. Ceux qui aiment ne s’en doutent pas, mais ils vont, lumineux ! La douleur est la loi ; c’est une livrée sombre que porte toute la foule humaine. Dès qu’un couple est en joie, il est si anormal, il viole la règle avec une telle audace, qu’il apparaît vêtu de clartés, les clartés d’un paradis d’où il revient, et où il s’en retourne. Le bonheur ainsi est voyant.

Il fut impossible que Barbe ne remarquât point le changement qui s’accomplit dans Joris et dans Godelieve. Qu’ils fussent heureux à la fois, c’est qu’ils étaient heureux ensemble. Elle avait observé certains indices, une plus grande intimité entre eux. Auparavant, ils ne se tutoyaient guère ; Joris la tutoya plusieurs fois et se reprit maladroitement. Dans le même moment, Barbe reçut des lettres anonymes, mode infâme, mais très habituelle dans la vie de province, où la médisance, l’envie, la méchanceté poussent comme l’herbe entre les pavés. On la félicitait de son retour ; on la raillait de sa complaisance à laisser sa sœur en tête à tête avec son mari ; on lui citait le lieu et la date de leurs promenades du soir, certifiées sentimentales et suspectes ; on l’avisait même qu’un jour ils étaient entrés ensemble au beffroi. Rien n’échappe en cette ville inoccupée et sévère, où la curiosité maligne alla jusqu’à inventer ce qu’on appelle un espion, c’est-à-dire un miroir double, fixé sur l’appui extérieur des fenêtres, afin qu’on puisse, même de l’intérieur des maisons, contrôler les rues, surveiller toute allée et venue, capturer, en cette sorte de piège, les sorties, les rencontres, les gestes qui ne se savent pas épiés, les regards où tout se prouve.

Ainsi induite aux soupçons, Barbe demeura effondrée, un peu incrédule aussi, malgré les indices qu’elle-même recueillit. Elle fut atteinte dans son orgueil. Depuis longtemps, elle s’était détachée de Joris, lasse de lui et de tout baiser. Mais son amour-propre se révolta, surtout d’être supplantée et trahie par sa sœur. Elle se refusait encore à y croire. Indécisions ! Admettre, puis repousser ! Trouver évident, puis invraisemblable ! Les deux pôles ! Va-et-vient, comme d’une barque aux flancs opposés d’une vague ! Et le pire, c’est cette oscillation sans fin !

Barbe tâtonnait, supputait les chances, examinait le cas en analysant les deux complices. Certes Godelieve était doucereuse et cette façon d’être s’accommode souvent de fourberies cachées. Barbe se sentit venir une aigreur, une rancune contre sa sœur qui, en tout cas, avait dépassé la familiarité permise pour faire naître ses propres soupçons et ceux dont témoignaient les papiers anonymes.

Godelieve, ne se doutant de rien, fut étonnée des impatiences de Barbe, qui, à présent, se tournaient également contre elle. Jusqu’ici, elle avait été plus épargnée et c’est ce qui lui permettait de pacifier, de s’interposer efficacement. Maintenant, elle-même se trouvait en butte, comme Joris, à l’humeur fantasque qui soufflait en tempête dans la demeure. Mais ils s’en apercevaient peu, s’émouvaient à peine, les yeux ailleurs, leurs deux esprits tout de suite rejoints dès le commencement des scènes. Ils se taisaient vite, ne ripostaient jamais, et muettement s’échangeaient des paroles douces, de l’âme à l’âme.

Rarement ils se trouvèrent seuls — Barbe vivant aux aguets — mais il leur suffisait d’un instant pour se prendre les mains et les lèvres, s’étreindre derrière une porte, à un palier de l’escalier. C’était comme du bonheur volé ! Ils se cueillaient l’un à l’autre une joie, comme un fruit, en passant. Et c’était assez pour l’enchantement d’une journée. Ainsi leur grand bonheur se résumait en une minute — tout un jardin peut se résumer en un bouquet. Minute odorante aussi, et qui embaumait la solitude de leur chambre. Qu’il est violent, l’amour exaspéré par l’attente ! Peut-être que l’amour, comme le bonheur, est dans l’intermittence de lui-même.

D’être séparés, Joris et Godelieve se désirèrent davantage. Plusieurs fois, ils firent coïncider des sorties, se retrouvèrent au dehors. Barbe avait suivi sa sœur, mais trop à distance, et la perdait vite dans le dédale des rues de Bruges, enchevêtrées et tournantes.

Joris et Godelieve souffrirent aussi de ne plus pouvoir assez causer, quoique habitant ensemble. Barbe, maintenant, s’obstinait auprès d’eux, ne se couchait qu’au moment de leur coucher, ne les laissait guère seuls.

Et ils sentaient qu’ils avaient tant à se dire !

— Si nous nous écrivions ? proposa un jour Godelieve.

Elle avait toujours eu ce besoin d’écrire, de s’épancher sur le papier, de prendre conscience d’elle-même sur cette certitude blanche. Tout enfant déjà, elle adressait des lettres à Jésus, dans le temps où elle était une petite pensionnaire, et se prit de passion pour l’Homme-Dieu dont la statue régnait dans la chapelle, avec un beau visage aux cheveux partagés et de fines mains montrant, en sa poitrine, un Sacré-Cœur enflammé d’amour. Elle lui écrivait, le soir, dans la salle d’étude, et, à la première sortie hebdomadaire des élèves, jetait à la dérobée, dans une boîte aux lettres, sa missive sous enveloppe portant pour adresse : « Monsieur Jésus ». Elle était convaincue que cela lui porterait bonheur, l’aiderait à obtenir ce qu’elle demandait et peut-être parviendrait à son destinataire dans le ciel.

Maintenant, elle transmit à Joris, interminablement, tout ce qu’elle ne pouvait pas lui dire, tout ce qui, sans cesse, par le fait de vivre face à face, montait du fond d’elle pour lui et qu’il lui fallait refouler. Le soir, rentrée dans sa chambre, elle écrivait, jusque tard dans la nuit, parfois. C’était vraiment comme si elle se fût trouvée, alors, seule avec lui. Elle l’avait reconquis. Elle lui parlait sur le papier. Elle ne faisait que répondre à ce qu’il chuchotait derrière son épaule, dans l’obscurité. L’acte même d’écrire est comme un acte d’amour. Il y a contact. Il y a échange, aussi. On ne sait si les mots sortent de l’encre sur la page, ou s’ils naissent de la page elle-même, dans laquelle ils dormaient, et que l’encre ne fasse que les colorer.

Pour elle aussi, tout ce qu’elle transcrivait, en ses lettres interminables, n’était que ce qu’elle lisait dans son âme. Mais qui avait écrit tout cela dans son âme ? Est-ce l’amour de Joris ? Ou bien celui-ci n’avait-il fait que rendre visible ce qui y était depuis toujours ?

Quand elle avait ainsi rempli de longs feuillets, c’était, le lendemain, tout un prudent manège pour trouver Joris seul, un moment, et les lui remettre. Joris répondait. Godelieve écrivait encore, presque quotidiennement.

Un soir, Barbe, que l’insomnie tourmentait, se leva, arpenta la maison, remarqua — si tard dans la nuit ! — de la lumière sous la porte de Godelieve. Elle entra et la surprit écrivant, très troublée aussitôt de sa brusque apparition.

Barbe, les jours suivants, demeura perplexe. On n’écrit qu’à un absent. Godelieve n’écrirait pas à Joris puisqu’elle le voit et lui parle sans cesse. Ainsi, ceux qui n’aiment pas ou qui n’aiment plus ne comprennent guère les raffinements, les nuances subtiles et frêles des vrais amants. Joie de nouer entre eux des fils invisibles, afin de se sentir toujours tenus par quelque côté de leur âme ! Bonheur de communier sous les espèces du papier qui se transsubstantie et où le visage aimé vraiment se lève, transparaît dans une blancheur comme celle de l’hostie !

Barbe, hésitante, redoubla d’impatience devant la vérité soupçonnée, qui tour à tour se montrait, se cachait, croisait les chemins, aboutissait à un carrefour, embrouillait l’avenir.