Charpentier (p. 225-228).
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Deuxième partie — XI.

XI


L’automne s’aggravait. Un automne de feuilles mortes, un automne de pierres mortes, dans la ville au déclin. Ce fut la grande semaine de la tristesse de Bruges, l’Octave des Trépassés, durant lequel elle s’enveloppe de brumes et de cloches, s’abîme en une mélancolie plus inconsolable…

Il n’y a pas que la commémoration des morts. C’est celle aussi des deuils intimes, des rêves défunts, des espoirs finis, de tout ce qui exista en nous et qui mourut. Joris souffrit de son triste amour qui commençait à être comme s’il n’était plus. Godelieve, de jour en jour, s’était retirée de lui davantage.

Préparée par la terrible alerte, influencée par son confesseur dont elle suivit fidèlement les avis, elle eut vite fait de ne plus retomber dans le péché, qui était aussi le péril. Ah ! la lutte de Joris contre Dieu fut brève. Pourtant il garda la soif et le regret d’elle, de son baiser si différent de celui de Barbe. Elle, on sentait qu’elle se donnait et ne prenait rien. Offrande d’elle-même, afin qu’on fût moins triste ! L’oubli et les baumes étaient en elle. Entre ses bras, on se trouvait comme dans une anse. C’était la fin de la mer et de toute agitation. Voici qu’elle s’était reprise, refusa ses lèvres, puis ses mains, à plus forte raison toute rencontre au dehors, qu’il ne fallait plus espérer.

À peine lui écrivait-elle encore, parfois, mais si calme déjà ! Joris devinait bien qu’elle était vaincue par la peur et la foi, se détachait sans trop de secousses et avec des douceurs calculées. Elle lui disait : « Épurons-nous ! Notre amour sera plus grand d’être chaste, et fortifié par l’attente. » Elle lui parlait de sainte Thérèse, et de leurs propres noces enfin mystiques. Et, à cause même de ses lettres, brèves et toutes purifiées, il la sentit plus lointaine, réduit à ne plus l’aimer que comme on aime dans l’absence. Or, l’absence, n’est-ce pas la moitié de la mort ?

Godelieve était sa demi-morte. Il la pleura durant l’Octave des Trépassés, quand, monté au beffroi, il sentit plus que jamais, dans cet air gris des novembres du Nord, toute la ville en proie à la mort. De là-haut, elle semblait vide. C’était comme une ville en léthargie. Les canaux s’étalaient, inertes ; et des feuillages, éclaircis par la bise, aux prostrations de saules, y bougeaient comme sur des tombes. Malgré l’éloignement, on distinguait encore aux façades des églises, tout autour des portes, les faire-part funéraires annonçant les obits, les messes de trentaine et d’anniversaire, affiches de la mort !

Mille images de deuil montèrent de la ville jusqu’au sommet de la tour, où Borluut regardait et s’attristait. Son âme, d’ailleurs, était à l’unisson. Il faisait gris aussi dans son âme, un temps morne de Toussaint. Joris se sentit seul. La petite phrase de Godelieve — qui, naguère, l’accompagna dans la tour, gravit les marches en riant, s’installa, vécut longtemps avec lui — était morte. Petite phrase câline qui était la voix de Godelieve et qui, parfois, s’incarna dans une cloche, chanta avec le carillon.

Dans ce temps-là, le carillon était joyeux et Joris, en l’écoutant, s’écoutait lui-même. Il n’entendait même pas les autres cloches en route dans le ciel de Bruges. Maintenant — est-ce à cause de la saison à l’atmosphère plus sonore, de lui-même sensibilisé par le chagrin, ou de la semaine mortuaire aux sonneries de paroisse plus insistantes ? — Borluut n’entendit que les autres cloches. Il s’étonna même de ne les avoir jamais qu’à peine remarquées, là-haut, auparavant. Le carillon tintait clair : toute la tour vibrait sous ses doigts, pour ainsi dire, et le chant qui sortait de lui revenait en lui.

Durant ces jours-ci, ce sont les cloches des églises qui l’envahirent. Le carillon, avec sa voix des jours passés, mais si dominée à présent, effacée par d’autres sons, s’obstinait encore un peu aux conseils allègres : « Vivre ! Il faut vivre ! » Mais les tocsins des églises proclamaient la mort, déroulaient des convois dans l’air. C’était le glas de Saint-Sauveur cahoté comme un corbillard ; le bourdon de Notre-Dame drapant par-dessus la ville un catafalque de sons ; les clochettes du Béguinage, elles, menaient le deuil blanc d’un enterrement de vierge ; la cloche de Sainte-Walburge cheminait en des crêpes de veuve. D’autres, plus loin, encore, sortaient des chapelles, des couvents innombrables ; on eût dit un vol d’âmes en peine qui tournoyaient dans le vent, cherchaient leur maison oublieuse, assaillaient le beffroi, venaient baiser son cadran d’or comme une patène.

Borluut lui-même plana dans la mort. Les cloches du carillon s’accordèrent. Leurs jeux aussi furent funèbres. La tour chanta la fin de l’amour, pleura Godelieve. Ce furent des volées lentes et douces, comme si le beffroi n’était qu’une humble église et que ses cloches convoquaient à des absoutes.

Puis le chant s’agrandit. Le carillonneur eut honte de sa douleur intime ; il exalta le clavier aux pensées vastes — et les grosses cloches intervinrent, entonnèrent le “Requiem” de Bruges, eurent vite fait de dominer les sons minimes des autres cloches, d’absorber tous les décès obscurs dans cette mort de la ville, qui était plus digne d’occuper les horizons !