Charpentier (p. 177-183).
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Deuxième partie — V.

V


La névrose de Barbe empira. Elle avait maigri ; son teint était blême. Pour la moindre contrariété : un objet brisé, le départ d’une servante, une remarque faite, elle s’énervait aussitôt, s’emportait. La maison était sans cesse orageuse ; on vivait dans l’attente d’un coup de tonnerre. Il y fallait de la part de Joris et de Godelieve une continuelle surveillance de soi, une patience sans limite et docile à son humeur comme la moisson au vent. Pour Godelieve, c’était facile ; tout enfant, elle fut préparée et se plia à la fougue intraitable de sa sœur ; sa douceur native demeurait égale, unie et sans pli, toujours semblable à elle-même, paix d’une eau gelée que la bise déchaînée, pas plus que la brise, ne dérange et ne ride. Joris se résignait moins à tant de caprices, de sautes de vent, de hasards contradictoires ; et jamais la sécurité ! De plus, l’énervement est contagieux. Lui-même, par moments, se trouvait à bout de contrainte et regimbait, se redressait dans sa fierté d’homme. Mais il n’en menait pas long. Barbe, habituée à ce que personne ne lui résistât, entrait vite dans une rage folle, l’apostrophait, s’avançait vers lui, agressive. Un jour, hors d’elle-même, ivre de fureur, elle cria une horrible menace, d’une voix rauque et qui faisait mal à entendre : « Je te tuerai. »

Joris avait pitié, laissait passer la crise, se sentant au fond de lui infiniment miséricordieux pour ce pauvre être, irresponsable sans doute, lui-même si lointain d’ailleurs, réfugié en lui, dans cet arrière-fond, cette dernière chambre de l’âme, où personne n’entre. C’est là qu’il retrouvait Godelieve, souriant en silence à son amour. Qu’importe le reste ? Barbe, après ces grandes secousses, demeurait brisée, chiffon de chair et de nerfs, voile tombée du mât. Elle gisait, un long temps, inerte et livide, dolente aussi, à cause du mal fourmillant dans tous ses membres : des fils s’étiraient au long de ses jambes, se nouaient aux genoux, conduisaient leur écheveau à sa gorge qui s’en bouchait à l’étouffer.

Elle s’en plaignait à Godelieve :

— J’ai mal ; j’ai mal !

Et sa voix filait en chanterelle, devenait une voix fêlée, une petite voix qui mue, une voix d’enfant malade et qui crie à l’aide. Elle se recroquevillait sur elle-même, aurait bien voulu se blottir, se réchauffer contre quelqu’un.

— J’ai si froid aussi !

Alors Godelieve, apitoyée, la dorlotait, l’entourait de châles, promenait ses mains sur elle, et leur contact l’apaisait, l’alanguissait, comme d’un fluide invisible et calmant. Barbe, dès lors, se rendait compte, semblait confuse de ses excès :

— Je ne pense pas ce que je dis.

Godelieve allait aussitôt en aviser Joris pour le consoler, le panser, le ramener, pour essayer un raccommodement qui aboutirait du moins à la paix, sinon au pardon. Mais il refusait d’un ton triste :

— Elle m’a trop fait souffrir. Consciente ou non, elle m’a trop lapidé le cœur !

Godelieve tentait d’agir du côté de sa sœur, risquait des gronderies douces :

— Tu te fais mal et tu fais mal aux autres.

Mais Barbe, mal pacifiée, se cabrait, recommençait ses plaintes et sa colère, se retournait contre Godelieve. Elle prit en animadversion sa sœur aussi, lui imaginant des griefs et des torts, trouvant une intention ou une inflexion blessantes à toutes ses paroles.

— Je voudrais mourir !

Et on la vit tout à coup ouvrir la fenêtre, comme si elle allait se précipiter dans le vide ; sortir brusquement en posant à peine un chapeau sur sa tête, un manteau sur ses épaules, et se mettre à arpenter les quais, d’un pas précipité, vers les canaux et les étangs de la banlieue, avec l’air de vouloir se jeter à l’eau et de choisir un endroit. Joris, prévenu, s’empressait derrière elle, devenu pâle lui-même comme s’il allait défaillir, le cœur battant à coups d’horloge dans sa poitrine, angoissé, avec la peur du scandale, et aussi une douleur peu à peu née pour cette pauvre Barbe, qu’il croyait ne plus aimer mais ne pouvait supporter d’imaginer morte, tachée du sang d’une chute ou des herbes aquatiques d’Ophélie.

Malgré tout, il se ressouvenait des commencements, la revoyait sous le voile blanc de leurs noces, songeait à l’ancienne bouche trop rouge.

Barbe tomba à des prostrations, des mélancolies sans fin qui facilitèrent la pitié. Ce fut la détente, la période d’abattement après celle de l’exaltation. Elle sembla sortir des ruines. On eût dit qu’elle avait longtemps marché dans la pluie. Quelque chose de fané émanait d’elle. On songeait à un naufrage en la regardant, et qu’elle avait vu la mort.

Elle semblait au regret d’en avoir réchappé, d’être assise dans sa maison.

— Je vous gêne, disait-elle parfois à Joris. Nous sommes malheureux. Il vaut mieux que je meure.

Joris tressaillait ; elle n’avait pourtant rien pu deviner de son amour pour Godelieve, qui demeurait bien secret et clos au fond de lui. Mais est-ce que l’instinct n’est pas quelquefois visionnaire ? Joris repoussait le propos qui lui faisait peur et qui avait touché une chose à laquelle il ne voulait pas penser.

Au contraire, puisque Barbe semblait malade, il fallait la soulager, la guérir. Il manda un médecin après l’avoir au préalable renseigné. Le cas était clair : anémie et névrose, déclin d’un sang vieux, mal du siècle, qui sévit jusqu’en ces villes reculées. Chez Barbe, il était héréditaire. Comment y remédier ? Plus tard, par l’âge, il s’améliore. En attendant, il s’atténue par quelque cure d’eau, l’air de la montagne qui tonifie et pacifie. Justement Barbe était liée avec des cousines qui habitaient une station thermale, petite ville d’Allemagne, où elle les visita naguère. Il ne lui déplut pas d’y retourner. Mais elle entendit s’en aller seule, sans personne, rompre ainsi un moment avec son existence, couper les liens qui l’attachaient aux siens, perdre tout souvenir de son intérieur, où elle venait de passer des jours si noirs, entrer dans le voyage comme dans une autre vie. N’était-ce pas une des formes de son état maladif que cette irritation contre ses proches, et contre eux de préférence ? Elle ne voulut point d’eux et partit seule, quelques jours après. En vain, Joris avait offert de l’accompagner, et Godelieve surtout, de son côté, avec une insistance qui s’ingénie, louvoie, trouve des raisons spécieuses, promet de se faire menue, câline et si peu encombrante !

C’est que Godelieve craignait, s’épouvantait, de rester seule avec Joris. Barbe, en partant, laisserait entrer le danger. Tant qu’elle fut présente dans la maison, Godelieve se sentait sauvegardée, dans une si douce sécurité. Certes, elle n’avait pas pu se défendre tout à fait d’aimer Joris, puisqu’elle l’aimait depuis toujours, et même de le lui laisser voir. Mais elle songeait sans trop de honte à ces petits bonheurs qu’ils se donnaient ou se cueillaient, pour ainsi dire, à la dérobée, dès qu’ils se trouvaient seuls, et comme par hasard : étreintes rapides, mains qui s’attardent, lèvres si peu appuyées, tout cet amour à peine encore charnel, et qui n’est que pour accoupler les âmes.

Godelieve consentait à ces baisers anodins, qui ne semblaient pas très différents des baisers d’une belle-sœur, et qu’elle aurait pu avouer, sans le trouble intérieur qui lui en venait, le divin retentissement de tout son être, comme si une hostie avec le visage de Joris descendait en elle.

Et puis n’était-ce pas une œuvre pie, un devoir de charité familiale et de pitié humaine, de donner à Joris le réconfort d’un peu de tendresse, la bonne gourde de ses jeunes lèvres dans son foyer aride et en feu ? Non ! Elle n’avait point à rougir de cet amour, dont elle osait parler à Dieu.

Mais aujourd’hui que Barbe était partie, elle soupçonna obscurément que tout changeait : c’était fini, la sécurité, l’intimité innocente, les privautés vénielles, l’amour sans tache qui aurait pu durer jusqu’au bout de leur vie. Ils allaient se trouver seuls, par conséquent libres et tentés jusqu’au pire.

Le soir, à table, en tête à tête pour le souper, une grande gêne fut entre eux. Godelieve avait rougi en prenant place ; elle comprit qu’elle rougirait toujours désormais en présence de Joris. Celui-ci souriait, exultait, étonné et troublé. Est-ce que le hasard avait voulu, pour un moment du moins, rétablir leur destinée ? Dans cette maison qui est leur, ils se trouvaient à deux, bien à deux, sous la lampe, comme deux époux heureux. Cela aurait pu être ; cela était pour l’instant. Soirée d’intimité, quasi conjugale ! Joris s’épancha, raconta son âme. Godelieve écoutait, acquiesçait… Elle avait pris son carreau de dentellière, joua avec les fuseaux, distraite souvent, mais rassurée par le jeu des fils auxquels, longtemps, elle occupa ses mains, dans la crainte que Joris les eût prises…