Charpentier (p. 166-176).
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Deuxième partie — IV.

IV


Depuis le demi-aveu de Godelieve, son soupir d’élégie, Borluut se sentit envahi par une indicible douceur. Dans le grand désastre de sa vie, quelqu’un avait pitié, quelqu’un l’aimait un peu.

Qu’importent dorénavant la dureté de Barbe, les misères, les scènes, les jours sans sécurité, les nuits sans amour ! Godelieve était présente, attentive, aimante, déjà amante peut-être… Oui ! elle s’était toute divulguée dans cette phrase qui désormais vit en lui, s’accroît comme des lettres sur un arbre. Godelieve l’avait aimé, et elle l’aimait encore. Borluut, à cette idée, frémissait de trouble et d’attente. De regret aussi ! Ils avaient tous deux laissé passer le bonheur entre eux sans l’arrêter. Comment furent-ils aveugles ainsi ? Quel mirage avait égaré leurs yeux ? Tout à coup, ils voyaient clair ; ils se voyaient l’un l’autre, comme à jour ! Mais il était trop tard. Le bonheur est de ne faire qu’un, en étant deux. C’était le rêve désormais impossible.

Pourtant Joris s’exalta, rayonna du renouveau qui lui mettait le cœur en fête. Depuis que Godelieve avait parlé, il sentait en lui quelque chose d’imprévu et de délicieux, on ne sait quoi qui n’est pas une musique et qui chante, une clarté qui n’est pas du soleil et qui éclaire. Miracle du printemps de l’amour. Oui ! il recommençait à aimer, car il se sentit soudain un cœur neuf et des yeux neufs. La vie, hier encore, était si vieille, si fanée, si usée d’efforts et de siècles ! Aujourd’hui, elle lui apparaissait nouveau-née, sortie elle aussi d’un déluge, avec des visages vierges, une verdure qui s’inaugure !

L’amour nouveau suscite un Univers nouveau.

Pour Borluut, l’émerveillement se compliquait d’une sensation de convalescence. Qu’on imagine un malade longtemps en proie à des crises et des affres, accablé par le demi-jour, des odeurs fades, la diète, des potions, les pulsations fiévreuses de la veilleuse, tandis qu’il ne pense qu’à mourir ; puis soudain le revirement, la guérison, celle qui fut la garde-malade devenant aussitôt l’amoureuse.

Joris entra ainsi de plain-pied de la mort dans l’amour. Car il aimait.

Ce qui ne fut d’abord qu’un trouble, l’émoi de la présence d’une femme jeune dans sa maison, devint bientôt une obsession, de l’amour déjà, la griserie d’une passion mutuelle.

Car le fait d’habiter avec elle l’illusionnait. Ils vivaient ensemble, tout le jour et la nuit, sous le même toit, comme un couple qui s’est conquis. Il est vrai qu’ils étaient contrariés par la présence de Barbe, mais leurs âmes se parlaient, dans cette union spirituelle qui n’allait qu’à se consoler l’un l’autre et à regretter à deux. Leurs yeux aussi se rencontraient, se touchaient. Ah ! cette caresse des yeux sur les yeux, qui ressemble à celle des lèvres sur les lèvres, et qui est déjà de la volupté !

Quelque chose de charnel naquit entre eux.

Car, à vivre ensemble, ils se dévoilaient sans cesse l’un à l’autre un peu de leur intimité. Godelieve, si foncièrement chaste, ne songeait pas au péril de se montrer en négligé, dans la simplicité d’une robe d’intérieur. Mais, en cette toilette sommaire, elle transparaissait. Joris la voyait mieux au-delà des plis rares, de l’étoffe plus docile. Il y avait moins de voiles entre eux. Parfois aussi ses cheveux, mal coiffés le matin, suggéraient le désordre où sont les cheveux dans l’amour. Ainsi peu à peu Godelieve devenait pour lui comme la femme qu’on a possédée et qui n’a plus rien de secret. C’était le résultat de la vie commune où chaque jour on se divulgue un peu plus.

Joris se rendit compte de l’évolution rapide : d’abord, quand il se sut toujours aimé par Godelieve, il éprouva une affection infiniment reconnaissante pour sa douceur, sa bonne garde autour de lui ; puis ce fut le regret amer du bonheur manqué, l’envie grandissante de réparer la double erreur. Leur volonté, de tout temps, fut de s’aimer. Seule, la destinée les entrava. Qu’ils accomplissent donc leur volonté et qu’ils s’aiment, puisqu’ils s’aiment ! Ils auraient dû être époux et ne l’ont pas été. Ils peuvent encore le devenir.

Et n’est-ce pas comme un repentir de la destinée, ce hasard qui rapprochait le couple sous le même toit, avait l’air de le rendre à sa loi ?

Ils cédèrent : regards furtifs, mains attardées quand elles se rencontraient sur le même objet, tout le manège de se chercher, de se fuir et de se retrouver ! Frôlements, effleurements, attouchements, avec la peur l’un de l’autre, la peur de soi, et surtout la peur du Témoin, cette Barbe tragique, que rien encore n’avertissait. Minutes d’infini, émois brefs, joies qui durent le temps d’une lueur, perles où on boit tout le ciel… Ils goûtèrent longtemps leur amour caché. Il leur semblait même meilleur d’être caché, plus aigu d’être intermittent. Ce ne furent que des mots jetés, cueillis au vol, des demi-baisers, des étreintes de mains entre deux portes — tout le commencement, tout le meilleur de l’Éternelle Aventure. Et sans dénouement possible ni voulu encore : c’était délicieux, de tout espérer sans rien atteindre, de vivre sans cesse aux aguets de l’instant propice, de moissonner le champ épi par épi.

Leur bonheur était précieux ; c’était comme du bonheur épargné, économisé et devenu déjà un trésor.

Joris se sentait une plénitude. Il ne désirait plus rien, n’ambitionnait plus rien.

Ses travaux languirent. Il négligea de terminer ceux qui étaient en train. Dans son cabinet de travail, les dossiers, les compas, gisaient épars. Et ses plans, ses épures, demeuraient inachevés sur le papier comme des bâtisses à mi-chemin dans l’air. Il ne travaillait plus, n’acceptait pas de nouvelles commandes. Ses restaurations ne l’intéressaient plus. Toutes ces vieilles maisons, ces façades âgées à rajeunir, l’ennuyèrent. C’étaient de maussades aïeules, avec leurs lézardes comme des rides de vieillesse, leurs antiques vitres glauques, tristes comme des yeux qui ont vu mourir. Il ne voulut plus vivre avec le passé. À fréquenter les choses vieilles on se fait le cœur vieux. Lui voulait être jeune, jouir du présent. Et le visage de Godelieve seul l’occupa.

Il s’isola avec ce visage, flâna par la ville, monta dans la tour, se mêla aux passants, désœuvré et heureux. Il n’était plus amer, ne cherchait plus la solitude, aurait voulu avoir des amis, voir des fêtes.

Parfois il allait à la Société de Saint-Sébastien. C’était son devoir de Chef-Homme et il l’avait longtemps négligé. Il fréquenta les tireurs, apprécia leur adresse quand, armés de leurs grands arcs, ils visaient les cibles ou les oiseaux emplumés du grand mât, si minuscules dans le recul et qu’il fallait décrocher d’une flèche sûre. Il se plut dans cet antique et pittoresque local à la tourelle de maçonnerie, chaude et sanguine comme un teint, parmi cette animation de jeux, de franches paroles, de longues libations où la bière flamande coule et mousse. C’était un coin de vie populaire, intact et savoureux, une image coloriée du passé, sauvée par hasard. Borluut s’y rapprocha des hommes, familier et bon. Une popularité lui en vint. Il eut là bientôt une cohorte dévouée, qui l’admirait, qui l’aima.

Durant ses journées inoccupées, Joris retourna voir Bartholomeus, qu’il avait, un moment, délaissé. Incapable de travailler lui-même, obsédé par Godelieve et son amour, il alla s’installer chez le peintre des après-midi entiers, causer art, fumer, rêvasser. Depuis longtemps il n’avait pas vu son ami. Bartholomeus s’était isolé, cloîtré complètement, pour mieux appartenir à son travail, réaliser dans la solitude et le silence total cette longue fresque dont il voulait faire l’œuvre de sa vie, l’aboutissement de son grand rêve de gloire.

— Eh bien ! où en es-tu ? demanda Joris.

— J’avance. Toujours des études, des recherches pour certains morceaux… Mais l’ensemble est terminé.

— Montre-moi.

Borluut faisait mine de se lever, d’aller vers les murs où des toiles s’entassaient, mais retournées, mystérieuses avec la croix de bois du châssis, qui les signait. Aussitôt Bartholomeus, inquiet, s’élançait, les défendait d’un geste frileux. Il n’aimait pas laisser surprendre ses travaux, montrer des toiles inachevées.

— Laissez ! Tout cela n’est qu’ébauché, à peine indiqué. Mais je sais ce que je veux faire. Voilà ! Je rêverais, puisqu’il s’agit de décorer l’Hôtel de Ville, c’est-à-dire la maison de tous, d’évoquer la ville elle-même dans ce qui est son âme. Il suffit d’en prendre quelques attributs, quelques symboles. Bruges est la grande Ville Grise. C’est cela qu’il faut peindre. Or le gris est du blanc et du noir. Le gris de Bruges aussi. Il faut choisir les noirs et les blancs qui le forment. D’une part — pour les blancs — les cygnes et les béguines : les cygnes d’abord, qui formeront un panneau, toute une troupe appareillant au long d’un canal, avec l’un d’eux qui s’effare, s’appuie des ailes sur l’eau, veut en sortir, comme un mourant veut sortir de son lit ; car il se meurt en effet, et chante, pour symboliser la ville qui devient œuvre d’art parce qu’elle est à l’agonie ; puis, pour les blancs encore, les béguines, formant un second panneau, les béguines qui sont aussi des cygnes ; elles déplacent un peu de silence en marchant, comme eux déplacent, en nageant, un peu d’eau ; et je les peindrai, elles, comme elles passent, là-bas, dans le cadre de ma fenêtre, traversant l’enclos après la messe ou les vêpres. D’autre part — pour les noirs — les cloches et les mantes, qui formeront deux autres panneaux jumeaux : les cloches, couleur de la nuit, qu’on verra cheminant dans l’air, se rencontrant, se visitant de l’une à l’autre tour, petites vieilles, qui trébuchent dans leurs robes de bronze usées ; puis les mantes, qui sont moins le vêtement des femmes du peuple que des cloches aussi, grandes cloches de drap balancées dans les rues, cloches d’en bas dont le rythme est parallèle à celui des cloches d’en haut. Voilà ! En résumé : blanc des cygnes et des béguines ; noir des cloches et des mantes ; blanc et noir mêlés, c’est-à-dire le gris et la Ville Grise !

Bartholomeus s’était exprimé avec ardeur, les yeux ailleurs, tandis qu’un rayon y brûlait comme le reflet d’un soleil invisible avec lequel il communiquait. Sa belle tête monacale au teint pâle, à la fine barbe noire, évoquait ces peintres des monastères d’Italie qui racontèrent leur rêve sur la blancheur des murs. Bartholomeus avait également ébauché le sien comme dans un cloître, vivant chaste, solitaire, en cet enclos de nonnes, parmi la rumeur des cantiques, les logis au frais badigeon, une lumière paradisiaque où même l’ombre des nuages mettait un jour d’argent. Son génie paraissait compliqué. C’est qu’il était près de l’Infini. Il trouvait naturellement les analogies mystiques, les rapports éternels des choses.

Borluut l’écouta, avec curiosité, avec admiration, raconter les thèmes de sa fresque. Puis, songeant à ce qu’ils avaient de profond et de mystérieusement beau, d’inaccessible aussi pour ceux qui lui en firent la commande, il ne put s’empêcher d’observer :

— C’est superbe ! Mais qu’est-ce qu’ils vont dire ?

— Ah ! certes, ils seront étonnés. Déjà ils m’avaient donné des conseils. Ils auraient bien voulu des épisodes de Flandre. De la peinture d’histoire, nécessairement. Toujours leurs Matines brugeoises, et leur Breydel et leur Koninck, et leurs Communiers, — tout cela qui est devenu un carnaval, le drame aux héros grimés, le magasin des accessoires, la friperie des siècles, et dont vivent nos mauvais peintres, nos mauvais musiciens, fabricateurs de grandes toiles et de cantates. Il faut laisser à l’Action ce qui fut l’Action. Ainsi on ne pourrait faire qu’une œuvre vulgaire avec l’épisode, pourtant sublime, des gildes et corporations, à la bataille des Éperons d’Or, prenant en main de la terre, mangeant cette terre pour laquelle ils vont mourir.

Ce souvenir achemina Joris et Bartholomeus à parler de la Cause flamande pour laquelle ils s’étaient tant passionnés autrefois, du vivant de Van Hulle. Ils confessèrent que l’élan était fini, l’effort avorté.

Le peintre, lui, avait détourné son esprit de la ville et des autres, pour le vouer tout entier, à son œuvre qui seule, désormais, lui importait.

Et il parla de son art, ainsi qu’on parle d’un amour.

Il raconta l’obsession de l’idée, survenue comme une rencontre, comme une passion qui envahit ; et l’intimité avec l’idée, les muets entretiens où elle se dévoile ou se refuse ; tantôt expansive, tantôt froide et comme boudeuse. Va-t-on en triompher ? Voilà qu’elle apparaît toute nue sur la toile. Et les caresses du doux pinceau, lentes ou fiévreuses ! Plus de répit ! Même la nuit on en rêve ; on la voit plus belle, adorée par les siècles.

Tandis qu’il parlait, Joris écoutait, confrontait : c’est bien ainsi qu’il aimait Godelieve, éprouvait sa hantise, conversait mentalement avec elle, la retrouvait jusque dans son sommeil. Est-ce que vraiment l’amour de l’art donne les mêmes ivresses que l’amour de la femme ? Joris venait de juger le bonheur du peintre, un bonheur plus uni et plus sûr, plus noble peut-être. Il se sentit une inquiétude, des commencements de remords. Lui aussi, naguère, aima son art, poursuivit une œuvre, grande et durable, rêva la restauration et la résurrection de Bruges. Maintenant, il allait sacrifier l’amour de la ville à l’amour de Godelieve.

Pour la première fois, un doute lui vint, une reprise de lui-même, une hésitation devant l’aventure.

Aussi, en s’en retournant chez lui, il demeura troublé, hésitant, n’osant pas regarder les vieilles façades, les eaux inertes, les couvents clos, tout ce qui conseillait le renoncement à la vie, le culte de la mort. Il se répétait tout bas à lui-même : « Vivre ! il faut vivre ! » Et, à mesure qu’il se rapprocha de sa demeure, le visage de Godelieve réapparut, l’éclaira, triompha, grandit en lui comme la lune dans les canaux.