Charpentier (p. 184-193).
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Deuxième partie — VI.

VI


L’amour éclata en eux comme un printemps. Il suffit d’un jour de soleil pour rosir tous les pêchers, couvrir de feuilles les vieux murs. Leurs préjugés aussi, leurs craintes, leurs scrupules disparurent instantanément sous une explosion de fleurs, cette montée odorante d’un renouveau. Ils eurent conscience qu’il n’y fallait point résister. C’était enfin la saison due, l’avènement inévitable. C’était le cours régulier de la Nature, leur volonté triomphante, après tant d’épreuves et d’attente. Ils furent le couple longtemps fiancé, séparé par le temps et la mer, qui se mérite et se rejoint. Et il ne fallait point en bénir le hasard. Une manigance plus mystérieuse avait tout agencé : cette névrose grandissante de Barbe, la désunion du ménage, ce départ solitaire qui les laissait à deux, en proie à eux-mêmes. En réalité, la loi de leur vie reprenait son sens, recommençait à couler selon sa pente, après avoir un moment disparu parmi des cailloux et sous terre. Tout ce temps où ils n’avaient pas pu s’y mirer, ce fut comme s’ils s’étaient perdus. Maintenant ils retrouvaient le visage l’un de l’autre au fil de leur vie.

Il semblait que tout le reste fût si court, si inconsistant, si peu réel et déjà tout enfui. Il n’y avait pas deux jours écoulés, depuis le départ de Barbe et leur intimité à deux dans la maison, qu’ils eurent l’impression d’avoir toujours vécu ainsi. Vie conjugale exemplaire ! Couple frémissant, jusqu’au bout, de la première extase ! Entente jumelle et qu’aucune divergence jamais ne diminue ! Joris demeurait émerveillé de la douceur de Godelieve, une humeur angélique, toujours égale à elle-même, comme si son âme était sous verre et que rien, ni la secousse d’aucun nerf, ni aucune parole, ni aucun vent, ni aucune poussière de la vie, ne pouvait l’atteindre et l’influencer.

Ah ! la sécurité d’une telle présence à son foyer, et la bonne lampe immuable qu’un tel amour !

Joris comparait, se souvenait encore par minutes de la flamme folle qu’était Barbe, qui lui fut toujours brûlure ou demi-nuit. Comme il porta la peine de s’être trompé, d’avoir écouté les mauvais conseils de la cloche, d’être si peu clairvoyant en redescendant de la tour !

Il jugeait maintenant, dans le cas où il aurait choisi Godelieve, quelle existence enchantée eût été la sienne. Et cela aurait pu être, cela aurait été, si Barbe, intervenant, n’avait d’un coup, d’un baiser irrémédiable, violenté et ruiné tout leur avenir.

Mais aujourd’hui l’erreur se réparait d’elle-même. Les circonstances devenaient complices. Dieu lui-même semblait les tenter.

C’était l’heure de rétablir leur destinée.

Durant tout le jour, ils jouirent délicieusement de l’illusion que rien n’avait été de ce qui fut. À table, en tête à tête, pas une fois ils n’eurent l’impression d’une place vide et à aucun moment l’absente ne fut entre eux.

Le soir seulement, à l’approche de l’heure du coucher, Joris se troubla, s’enfiévra ; il tomba à des silences où il évoquait, en lui-même Godelieve dans sa chambre, parmi la blancheur des linges déjà intimes. Il se la figurait, en s’aidant des aspects qu’elle eut certains jours de naguère, pas coiffée encore, et en robe d’intérieur, négligé du matin dont elle ne soupçonnait pas l’excitation et la secrète collaboration pour les images futures. Joris se la représentait rose sur l’oreiller avec, tout autour, le ruisseau blond de ses cheveux, des méandres jouant autour de la tête. Il aurait tant voulu la voir dormir.

La soirée se prolongeait. Aucun n’osait donner le signal de se quitter. C’était presque anormal de se quitter. Ils avaient passé la journée à deux, rien qu’à deux, couple extasié, parfaits amants qui se ressemblent, pensent la même chose sans se le dire, vibrent à un tel unisson qu’ils se taisent ensemble pour laisser leurs âmes correspondre. Et cela durait depuis longtemps, depuis toujours, depuis les lointaines années où leurs âmes s’étaient fiancées.

Un soir, Joris fut plus ému, plus tendre. Il avait suivi Godelieve dans le corridor, dans les escaliers, tandis qu’elle s’acheminait vers sa chambre. Au seuil, il atermoya le bonsoir, lui prit les mains, appuya son visage au sien. Il évoquait leur passé : Godelieve l’avait aimé tout de suite et lui, au fond, n’aima jamais qu’elle. Ce fut la faute de la Destinée. Mais la Destinée aujourd’hui cède, les rend l’un à l’autre. Vont-ils maintenant lutter contre eux-mêmes !

Godelieve, si pure qu’elle fût, n’était pas innocente. Elle devina, comprit la tendre supplique de Joris, toute frémissante aussi de ses paroles, de ses caresses, de son émoi, des feux, redevenus juvéniles, de son visage. En même temps, elle s’alarma du grand mystère qu’elle ignorait, intercéda d’une voix déjà changée :

— Qu’est-ce qui manque à notre bonheur ?

Joris mangeait les mots sur ses lèvres.

Godelieve murmura encore :

— Ç’aurait été si bon de continuer ainsi.

Joris lui dit :

— Qui le saura ?

— Mais Dieu ! répondit brusquement Godelieve.

Au même moment, elle se dégagea, effrayée, soudain reconquise à elle-même. Dieu ! Ce mot avait sonné dans son désarroi, dans le commencement de sa défaite, comme un unique coup de cloche, plus tragique d’être unique. Son visage prit un aspect solennel, se transfigura, éclaira l’ombre. Dans ses yeux une certitude se leva comme une aube. Elle regarda Joris, bien en face, avec sérénité. Elle lui prit les mains, sans plus rien de sensuel, comme si elle touchait seulement des fleurs. Et elle lui dit d’une voix qui avait l’air de prier tout haut :

— Oui ! nous devons nous appartenir ! Mais pas ainsi. Nous irons d’abord à l’église. Je sens mon amour si avouable que je veux le porter devant Dieu, le faire bénir par Dieu. Dieu nous mariera, veux-tu ? demain soir, à la paroisse… Après cela, je ne serai plus moi… je serai tienne… ta femme.

Le jour suivant, vers six heures, Godelieve s’acheminait vers la cathédrale de Saint-Sauveur. Joris avait préféré cette église-ci, la jugeant plus belle et voulant de la beauté autour de leur amour. Elle entra par une porte latérale, et alla l’attendre, comme il était convenu, dans une des chapelles de l’abside. Sans savoir pourquoi, elle avait peur. Qui aurait deviné ? Qui les aurait soupçonnés en les voyant là ensemble ? N’est-elle pas sa belle-sœur, avec laquelle il n’y a rien d’anormal à sortir, entrer dans une église, prier un peu ? Pourtant, elle avait épié, avec une petite angoisse, les quelques fidèles épars dans les nefs. C’étaient des femmes du peuple, humbles servantes de Dieu, presque ensevelies dans leurs vastes mantes, dont le capuchon s’évase en forme de bénitier. Elles s’identifiaient de plus en plus avec l’ombre commençante. Seuls, les vitraux irradiaient encore. Les rosaces faisaient la roue. C’étaient des paons bleus, d’orgueil immobile. Un vaste silence. On n’entendait que le crépitement de quelques bougies, le craquement intermittent du bois des confessionnaux ou des stalles, cette vague respiration des choses endormies. La polychromie ardente des murs et des colonnes se décolorait. Un crêpe invisible descendait sur tout. Une odeur d’encens fané, de gloire moisie, de poussière des siècles régnait. Les visages des vieux tableaux mouraient. On pensait aux ossements des reliquaires.

Godelieve attendait, un peu en émoi et en mélancolie. Elle s’était agenouillée sur une chaise, s’enveloppa d’un signe de croix, chercha dans son Paroissien la messe pour la bénédiction du mariage. Quand elle l’eut trouvée, elle se signa de nouveau et commença à lire l’Introït, les yeux sur la page, épelant les mots avec un lent remuement des lèvres, pour éviter toute distraction qui aurait été sacrilège. Malgré cela, elle suivait mal le texte, inquiète et troublée, se relevant à tout instant, regardant derrière elle et jusqu’au fond de l’église, au moindre bruit qui retentissait sur les dalles.

Alors elle joignit les mains et, les yeux vers l’autel, elle pria ardemment l’Agneau pascal, tout en or, chargé d’une croix, qui est figuré sur la porte tournante du tabernacle : « Ô mon Dieu ! dites-moi que ce n’est pas trop vous offenser et que vous me pardonnez. J’ai tant souffert, mon Dieu ! Et puis vous n’avez pas défendu d’aimer ! Or, c’est lui que j’aime, que j’ai toujours aimé, à qui je suis fiancée depuis toujours. C’est lui que j’ai choisi devant vous, mon Dieu ! que je choisis pour mon seul et mon éternel époux. S’il n’est pas mon époux devant les hommes, il sera mon époux devant vous. Ô mon Dieu ! dites que vous me pardonnez ! dites que vous me bénissez. Dites que vous allez nous unir, ô mon Dieu, que vous allez nous marier, en recevant mon serment et le sien… »

Brusquement, elle se retourna : un bruit de pas venait vers elle ; quelqu’un s’avançait, dans le crépuscule accru, qui devait être Joris. Elle le voyait avec son âme. Alors, elle eut un frisson et s’apparut à elle-même devenue toute pâle. Son sang déserta le visage, reflua au cœur en une marée rouge et chaude. Elle sentit, dans sa poitrine, une tiédeur, un effleurement comme d’une caresse de bonheur, une rose soudain ouverte et qui mettait là un temps de mai.

L’ombre humaine grandit, entra dans l’ambulatoire, fut bientôt derrière elle, murmurant : « Godelieve » très doucement, au-dessus de son épaule.

— Joris, c’est toi ? fit-elle, encore un peu inquiète, mal assurée dans son bonheur.

Puis elle lui indiqua une chaise qu’elle avait préparée à côté de la sienne. Et sans plus le regarder, sans rien dire, elle rouvrit son Paroissien et se remit à lire la messe du mariage.

Joris la regarda, gagné par ce mysticisme angélique où elle s’exaltait, transfigurait la faute prochaine. Elle s’avouait devant Dieu, sans remords, avec joie et certitude, comme si elle l’avait vu, du fond de ses mystérieux paradis, acquiesçant et bénissant. Ce n’était pas, pour elle, un simulacre, de quoi se leurrer ou s’absoudre. Elle célébrait ses justes noces. Peut-être qu’elle avait raison au point de vue de l’Éternité. Joris se sentit inondé d’une grande joie. Il s’attendrit de voir qu’elle avait tenu à être bien mise, agrafa de secrets bijoux, tout un luxe caché sous un long manteau, mais qu’elle lui dévoilerait sans doute au retour.

Après un long temps de prière, il la vit qui ôtait ses gants. Il regarda, intrigué. Qu’allait-elle faire ? Alors, elle sortit de sa poche un écrin, en retira, des alliances, deux anneaux d’or massif… Religieusement elle en mit un à son doigt, puis, attirant à elle la main de Joris, elle lui glissa l’autre… Et, gardant cette main dans la sienne, en une étreinte chaste comme si un prêtre l’avait couvée de son étole, elle lui demanda avec une voix de la plus confiante tendresse :

— Tu m’aimeras toujours, n’est-ce pas ?

Leurs alliances se touchèrent, se baisèrent, anneaux rivés d’une chaîne mystique que Dieu venait de bénir et qui les unissait à jamais dans un amour indissoluble — et légitime !

Godelieve recommença à prier ; elle n’avait plus à défendre leur amour contre le ciel ; l’air en extase maintenant, et de parler avec Dieu de son bonheur.

Parmi les gestes et l’émoi de cet échange d’anneaux, elle n’avait pas pris garde à ses gants qu’elle venait de retirer. Au moment de partir, elle les chercha. Ils étaient tombés à terre. Joris se baissa, les ramassa ; alors il remarqua que leurs chaises reposaient sur une de ces dalles funéraires dont la vieille cathédrale de Saint-Sauveur, en maints endroits, est pavée ; il y avait là, dans cette chapelle, toute une série de tombes plates en laiton et en pierre, quelques-unes avec des effigies noircies, celle du seigneur, celle de la dame, représentées dans les plis immobiles du linceul, avec des grappes de raisin et des attributs évangéliques, tout autour.

Godelieve venait de le découvrir aussi. Une pierre tombale était sous leurs pieds ; on y lisait les dates d’un trépas très ancien, les lettres espacées, incomplètes, d’un nom qui, à son tour, périssait sur la dalle, s’y décomposait, retournait au néant. Funèbres emblèmes ! Comment ne s’en était-elle pas aperçue, en prenant place ici ? Leur amour était né sur la mort.

Pourtant l’impression fâcheuse se dissipa. Leur bonheur était de ceux que même la mort n’assombrit pas, comme le bonheur des amants, le soir, en été, dans les kermesses de village, qui s’écartent de la danse et vont, pour s’aimer, pour se prendre les mains et les lèvres, s’adosser aux murs du cimetière.

Attirance de l’amour et de la mort ! La passion de Joris et de Godelieve n’en fut que plus grave.

Et, ce soir-là, en se possédant, ils crurent mourir un peu l’un de l’autre !