Charpentier (p. 46-53).
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Première partie — V.

V


On peut dire que Borluut aimait d’amour la Ville.

Or, nous n’avons qu’un cœur pour toutes nos amours. C’était donc quelque chose comme la tendresse pour une femme, le culte pour une œuvre d’art ou une religion. Il aimait Bruges d’être si belle ; et, tel qu’un amant, il l’aurait aimée davantage d’être plus belle. Sa passion n’avait rien à voir avec ce patriotisme local qui unit ceux d’une cité par des habitudes, des goûts communs, des alliances, un amour-propre de clocher. Lui, au contraire, vivait presque seul, s’isolait, frayait peu avec les habitants, d’esprit lent. Même, dans les rues, il voyait à peine les passants. D’être isolé, il se mit à affectionner les canaux, les arbres éplorés, les ponts en tunnel, les cloches sensibles dans l’air, les vieux murs des vieux quartiers. Les choses l’intéressèrent, à défaut des êtres. La ville devint pour lui personnelle, presque humaine… Il l’aima, avec le désir de l’embellir, de parer sa beauté, une beauté mystérieuse d’être si triste. Et si peu voyante, surtout ! D’autres villes sont ostentatoires ; elles accumulent des palais, des jardins en étages, des monuments géométriquement beaux. Ici, tout est sourdines et nuances. Architecture historiée, façades comme des reliquaires, pignons à gradins, portes et fenêtres trilobées, pinacles couronnés d’épis, moulures, gargouilles, bas-reliefs — incessantes surprises faisant de la ville comme un multiple paysage de pierre.

C’était un mélange du gothique et de la Renaissance, la transition sinueuse qui soudain étire en lignes souples et fleuries la forme trop rigide et trop nue. On aurait dit qu’un printemps brusque avait germé sur les murs, qu’un rêve les avait transsubstantiés — il y eut tout à coup sur eux des visages et des bouquets.

Cette floraison des façades se perpétuait jusqu’à maintenant, noircie par le travail des siècles, invétérée mais déjà confuse.

Le temps accomplissait ici son œuvre de délabrement. Une usure triste fanait les guirlandes, rongeait les figures, comme une lèpre. Des fenêtres bouchées étaient des yeux aveugles. Un pignon en ruine, étançonné, se traînait, eût-on dit, sur des béquilles, vers l’Éternité. Un bas-relief se décomposait déjà comme un cadavre. Il fallait intervenir, se hâter, embaumer la mort, panser les sculptures, guérir les fenêtres malades, assister la vieillesse des murs. Borluut s’était senti, d’emblée, cette vocation, entraîné à l’architecture, non pas comme à un métier ni avec la pensée de bâtir, de réussir, de faire fortune. Dès son entrée à l’académie, dans la première fièvre de ses études, il ne songea qu’à une chose : les utiliser pour la ville, uniquement pour elle — et non pour lui. À quoi servirait d’ambitionner la gloire pour soi, de rêver un grand monument dont on serait le bâtisseur et où on inscrirait son nom pour des siècles ? L’architecture contemporaine est forcément médiocre. Borluut songeait souvent à ce discrédit, à cette décadence de son art, qui se leurre en des archaïsmes et des redites.

Et il concluait toujours de même :

— La faute n’en est pas aux individus. La faute en est à la foule. C’est la foule qui construit des monuments. Un homme, lui, ne peut qu’édifier des demeures particulières, qui sont alors une fantaisie individuelle, l’expression de son rêve personnel. Au contraire, les cathédrales, les beffrois, les palais, ont été construits par la foule. Ils sont à son image et à sa ressemblance. Mais pour cela il faut que la foule ait une âme collective, vibre tout à coup à l’unisson. C’est le cas pour le Parthénon, qui est l’œuvre d’un peuple unanime dans l’art ; pour les églises, qui sont l’œuvre d’un peuple unanime dans la foi. Alors le monument naît de la terre elle-même ; c’est le peuple, en réalité, qui l’a créé, conçu, fécondé dans le ventre de la terre, et les architectes ne font qu’en accoucher le sol. Aujourd’hui la foule n’existe plus en tant que foule. Elle n’a plus d’unité. Donc, elle ne peut plus engendrer aucun monument. Peut-être une Bourse, pourtant, parce qu’ici elle se retrouverait unanime dans son bas instinct pour l’or ; mais qu’est-ce qu’une architecture, ou tout autre art, qui bâtirait contre l’Idéal ?

En raisonnant ainsi, Borluut en était arrivé tout de suite à conclure qu’il n’y avait rien à vouloir et à réaliser pour soi-même. Mais quel noble but que de se vouer à la ville et, ne pouvant pas la doter d’un chef-d’œuvre impossible, de restaurer les admirables architectures d’autrefois qui foisonnaient ici ! Travail urgent ; ailleurs on avait trop attendu, laissé dépérir des pierres lasses, de vieilles demeures, de nobles palais, pressés de se changer en ruine, qui est pour eux la forme calme du tombeau.

Travail délicat aussi, car le danger est double : celui de ne pas restaurer, de perdre ainsi de précieux vestiges qui sont les blasons d’une ville, l’anoblissement du présent par le passé ; et celui de trop restaurer, rajeunir, remplacer pierre par pierre, au point que la demeure et le monument n’aient plus rien de leur séculaire survie, ne soient plus qu’un simulacre, une copie trompeuse, le masque de cire, substitué, d’une momie, au lieu de son authentique visage, maquillé par les siècles.

Borluut, avant tout, se montra soucieux de conserver le plus possible.

C’est ainsi qu’il avait restauré, pour son début, la façade de Van Hulle, l’antiquaire, sauvegardant la belle patine du temps sur les murs, laissant intactes les sculptures rongées, comme en allées dans la pierre. Un autre les eût fait tailler à neuf. Borluut n’y toucha point. Elles en avaient pris le charme mystérieux de l’inachevé. Il se garda aussi de rien faire gratter ou polir, maintenant partout la vieille allure, les teintes fanées, la rouille, les serrures, les tuiles originelles.

Cette restauration de la maison de Van Hulle avait décidé d’emblée de sa fortune. Tout le monde alla voir, admira le miracle de ce rajeunissement qui restait de la vieillesse, et chacun voulut sauver sa maison de la mort…

Borluut eut à restaurer bientôt toutes les anciennes façades.

Il y en avait d’incomparables, disséminées au long des rues. Quelques-unes perpétuaient jusqu’à nous la mode antique des pignons de bois, dans la rue Cour-de-Gand, dans la rue Courte-de-l’Équerre, authentiques modèles de celles qu’on voit peintes, sur le quai d’un petit port gelé, dans les portraits de Pierre Pourbus qui sont au Musée. D’autres survivaient, d’un temps plus récent, mais non moins pittoresques, avec un pignon pareil, qui met une cornette par-dessus ces aïeules aux airs de béguines et comme agenouillées au bord des canaux… Ornementations, fouillis, ciselures, cartouches, bas-reliefs, surprises innombrables des sculptures, — et ces tons des façades influencés par le temps et la pluie, avec des roses de soir fané, des bleus de fumée, des gris de brouillard, toute une moisissure savoureuse, un faisandage des briques, des nuances sanguines ou chlorotiques comme d’un teint.

Borluut restaura, ménagea, mit en relief les beaux fragments, boucha les ruines, cicatrisa les éraflures.

Les rues s’égayèrent de ce renouveau des aïeules, des vieilles béguines. C’est Borluut qui les avait affranchies de la mort proche, conservées pour un temps encore long peut-être… Son renom s’en accrut de jour en jour, surtout depuis que les échevins, après son triomphe au concours de carillonneurs, et en reconnaissance de ce qu’on lui devait déjà, l’eurent nommé architecte de la ville. Il fut employé ainsi à des travaux officiels, car ce mouvement de restauration qu’il provoqua se généralisait, s’étendait aux monuments publics.

Après l’Hôtel de Ville et la Maison du greffe, où des polychromies, des ors neufs, avaient comme habillé d’étoffes chatoyantes et de bijoux la nudité des pierres, on avait décidé la restauration de l’hôtel de la Gruuthuus. Borluut se mit à l’œuvre, releva, sur la façade en briques, la balustrade à jour, les lucarnes à crochets et à fleurons, les pignons du XVe siècle avec les armoiries du seigneur de céans qui y avait hébergé le roi d’Angleterre, chassé par ceux de la Rose rouge. Le vieux palais renaissait, sortait de la mort, avait l’air soudain de vivre et de sourire, en ce quartier de Bruges mémorable où il atténuerait, tout contigu, les élancements abrupts de Notre-Dame qui bondit par blocs à l’assaut de l’air, étage ses contreforts, ses plates-formes, ses vaisseaux, ses arcs-boutants comme des ponts-levis sur le ciel. Ce sont, à l’infini, des accumulations de bâtisses, des entassements, des enchevêtrements, d’où la tour soudain jaillit comme un cri.

À côté du farouche édifice, l’hôtel de la Gruuthuus, quand la restauration en serait terminée, mettrait, du moins, l’atténuation d’une vieillesse plus ornée et amène. On attendait avec impatience l’achèvement de ce travail, car maintenant la ville se passionnait pour ses embellissements. Elle avait compris son devoir, et qu’il fallait s’assurer contre la ruine, consolider sa beauté fléchissante. Un sens d’art, soudain, descendit comme une Pentecôte, éclaira toutes les consciences. L’édilité faisait restaurer ses monuments ; les particuliers, leurs demeures ; le clergé, ses églises. Il y a ainsi un avertissement de la destinée, le signe magique, auquel chacun se met à obéir, sans le savoir, sans comprendre. Le mouvement, dans Bruges, avait été unanime. Chacun contribua à créer de la Beauté, collabora à la ville, qui devint ainsi tout entière une œuvre d’art.

Or, dans cet élan bientôt général, seul Borluut, qui en fut l’initiateur, s’attiédissait un peu. C’est depuis l’époque où il avait été élu maître carillonneur, depuis qu’il montait dans la tour. Il se plaisait moins aux restaurations entreprises, à ses recherches dans les plans et les archives. Son jeu du carillon l’intéressait davantage que ses dessins ou ses épures. Il travaillait d’ailleurs moins bien. Quand il redescendait du beffroi, il avait besoin de se reprendre, de vider son ouïe du vent grondant là-haut, qui s’attardait dans ses oreilles comme la mer dans les coquillages. Tout un trouble subsistait en lui. Il entendait mal, cherchait ses mots, s’étonnait de sa propre voix, trébuchait aux pavés. Les passants l’offusquaient. Il continuait à voyager avec les nuages.

Même quand il s’était reconquis, on ne sait quoi demeurait en lui, qui l’influençait, modifiait ses idées et ses vues. Ce qui auparavant venait de le passionner, le trouvait soudain dépris, presque indifférent. Durant un moment, il n’était plus lui-même.

Et c’était, à ces retours de la tour, comme s’il y avait été, un peu, désapprendre à vivre !