Charpentier (p. 36-45).
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Première partie — IV.

IV


Les villes mortes sont les Basiliques du Silence. Elles ont aussi leurs gargouilles : des êtres singuliers, exaspérés, équivoques, d’un relief figé ; ils tranchent sur la masse grise, qui prend d’eux tout son caractère, son tressaillement de vie immobile. Les uns sont déformés par la solitude ; d’autres sont grimaçants d’une ardeur sans emploi ; ici, des masques de luxure couvée ; là, des faces que le mysticisme sculpte et creuse sans cesse… Gargouilles humaines qui seules intéressent dans cette population monotone.

Le vieil antiquaire Van Hulle était un de ces types étranges, vivant retiré dans son antique maison de la rue des Corroyeurs-Noirs, avec ses deux filles, Barbe et Godelieve. D’abord, il s’était passionné pour la Cause flamande, avait groupé tous les patriotes militants, Bartholomeus, Borluut, Farazyn, qui venaient, chaque lundi, chez lui, s’exciter à des espoirs civiques. Soirs mémorables où ils conspirèrent, mais pour la beauté de Bruges !

Depuis, Van Hulle s’était attiédi. Il recevait encore ses amis, les écoutait parler comme autrefois, remuer des projets vastes, mais sans y participer. Une autre manie l’avait accaparé : il s’était mis à collectionner des horloges. Cela lui arriva de la manière la plus imprévue.

Déjà son métier d’antiquaire l’y prédisposait. Toute sa vie, il avait recherché les bibelots rares, les vieux meubles, les curiosités flamandes ; mais vieilli et las, riche, au surplus, il négligeait ses affaires, ne vendait plus que par occasion à quelque riche amateur étranger qui traversait la ville.

À cette époque, il tomba malade, d’une maladie qui fut longue et suivie d’une convalescence, longue aussi. Lenteur du temps, journées infinissables, subdivisées en tant de minutes qu’il lui fallait compter et pour ainsi dire égrener une à une ! Il s’était senti seul, en proie aux longueurs, aux tristesses de l’heure. Surtout vers le crépuscule qui, dans cette fin d’automne, entrait par les vitres, se posait sur les meubles en tons livides, affligeait les miroirs d’un adieu de lumière…

Van Hulle demandait parfois :

— Quelle heure est-il ?

— Cinq heures.

Et il songeait au long laps qu’il lui faudrait encore vivre, avant la nuit, le bon sommeil où l’on dérive et qui abrège les étapes.

Cinq heures ! Et soudain, il entendait, en effet, l’heure sonner au beffroi, à voix grave d’officiant parmi les dernières notes du carillon qui tranquillise ses clochettes d’enfants de chœur. Alors il confrontait l’heure du beffroi avec celle marquée au cadran de sa pendule, une petite pendule Empire, sur la cheminée, à quatre colonnettes de marbre blanc, supportant un bref fronton embelli de bronzes dorés aux cous sinueux de cygnes. Dans son inaction, dans ce vide d’existence et de pensée, le malade prit peu à peu l’habitude de s’occuper de l’heure. Il s’inquiétait de sa pendule comme d’une présence. Il la regardait comme un ami. C’est elle qui lui faisait prendre patience. Elle le distrayait par son jeu d’aiguilles, son bruit de rouages. Elle l’avertissait de l’approche des instants meilleurs, ceux des légers repas. Obsédant cadran ! D’autres malades comptent des yeux, machinalement, les bouquets du papier de tenture, les fleurs des rideaux. Lui faisait des calculs sur la pendule. Il y cherchait la journée de sa guérison qui y était déjà, mais vague entre tant d’autres… Il consultait l’heure, il vérifiait l’heure, car souvent un désaccord apparaissait entre sa pendule et l’horloge de la tour.

Quand Van Hulle fut guéri, il garda cette préoccupation de l’heure exacte. Chaque fois qu’il sortait, il réglait sur le cadran du beffroi sa montre que, durant toute sa maladie, il n’avait plus remontée, contrarié presque, s’il constatait un léger avancement ou un minime retard. Sa vie ponctuelle, ses repas, son coucher, son lever, toujours à heures fixes, s’arrangeaient de ces minuties.

— Tiens, je retarde de cinq minutes, faisait-il, dépité.

Il prenait soin désormais que sa montre et les horloges de sa demeure fussent toujours d’accord, non seulement la petite pendule Empire aux bronzes en cous de cygnes, mais l’horloge de la cuisine au cadran peint de tulipes rouges que sa vieille servante Pharaïlde consultait pour les occupations du ménage.

Dans ses flâneries de convalescent, un vendredi, jour de marché, qu’il s’attardait parmi les échoppes de la Grande Place, il aperçut par hasard une horloge flamande, un peu bizarre, qui attira son attention. Elle était à demi cachée, presque ensevelie dans le tohu-bohu de vieilleries qui jonchent le pavé.

On vend de tout à ce marché : de la toile, des cotonnades, des objets de fer, des instruments aratoires, des jouets, des antiquités. Pêle-mêle bariolé, comme d’un déménagement de siècles ! Les marchandises sont entassées, semées en désordre sur le sol, toutes couvertes encore de poussière accumulée, comme provenant d’un inventaire, de la maison d’un absent qui fut longtemps close. Tout est vieux, oxydé, rouillé, fané, et serait laid sans le soleil intermittent du Nord qui brusquement y allume des clairs-obscurs, les ors roux de Rembrandt. C’est parmi ces ruines, dans ce cimetière des choses, que Van Hulle découvrit, imprévue épave, cette horloge flamande dont il eut envie aussitôt. Elle se composait d’une longue armoire de chêne aux panneaux sculptés, chaudement patinés par le temps, en glacis et en reflets, et d’un cadran de métal qui était merveilleux : étain et cuivre, ciselés avec imagination, avec délicatesse ; d’abord la date originelle : 1700 et, tout autour, une cosmographie folle où riait un soleil, où s’effilait en gondole un croissant de lune, où des étoiles paissaient avec de petites têtes d’agneaux, s’avançant vers les chiffres des heures, l’air de vouloir les brouter.

Cette antique horloge avait inauguré la manie de Van Hulle ; d’autres horloges et pendules suivirent…

Il en avait acquis dans des ventes, chez des antiquaires et des orfèvres. Sans le préméditer, c’est une vraie collection qu’il avait commencée et dont le souci grandit, l’accapara.

Il n’est d’homme véritablement heureux que l’homme qui a une idée fixe. Elle remplit ses minutes, comble les vides de sa pensée, faufile d’imprévu son ennui, oriente son désœuvrement, vivifie d’un courant brusque et incessant l’eau monotone de l’existence. Van Hulle avait trouvé ce moyen de passionner sa vie, mieux que par les conciliabules de naguère, les conspirations platoniques, tout ce vain entrain pour des revanches de la Flandre, mal définies et si lointaines.

Maintenant, c’étaient pour lui des réalisations immédiates, un plaisir personnel et continu. Au milieu de cette Bruges morose, dans sa destinée de veuf sans incidents où toutes les journées étaient de la même couleur et grises comme l’air de la ville, quel changement soudain que cette vie désormais à l’affût, toujours aux aguets de quelque trouvaille ! Et les bonnes fortunes du collectionneur ! La rencontre imprévue qui va augmenter son trésor ! Van Hulle y apportait déjà une compétence. Il avait étudié, cherché, comparé. Il jugeait, à première vue, de l’époque des horloges. Il diagnostiquait l’âge, triait les authentiques de celles qui sont contrefaites, appréciait la beauté du style, connaissait certaines signatures, les illustrant comme des œuvres d’art. Il posséda bientôt toute une série d’horloges et de pendules variées, rassemblées insensiblement.

Il avait voyagé, pour s’approvisionner, dans des villes voisines. Il suivait les ventes de mobiliers où, parfois, à des mortuaires, on en trouvait de rares, de curieuses, existant immémorialement dans de vieilles familles. Sa collection devint importante. Il en eut de tous genres : des pendules Empire, marbre et bronze, ou bronze doré ; des pendules Louis XV et Louis XVI, aux panneaux chantournés, en bois de rose, avec des incrustations, des marqueteries, des scènes galantes qui en faisaient les boiseries mièvres comme un éventail ; des pendules mythologiques, idylliques, guerrières ; des pendules de biscuit, de pâtes coûteuses et fragiles : Sèvres et Saxe, où l’heure rit dans des fleurs ; des horloges mauresques, normandes ou flamandes, avec des armoires d’acajou ou de chêne, des sonneries sifflantes comme les merles, grinçantes comme des chaînes de puits. Ensuite des curiosités : les clepsydres maritimes dont les gouttes d’eau sont des secondes. Enfin toute la bimbeloterie des petites pendules de console, des montres d’apparat aussi délicates et aussi minutieuses que des bijoux.

Chaque fois qu’il avait fait un achat nouveau, il se hâtait de le ranger dans la vaste pièce du premier étage où était installée sa collection ; et la nouvelle venue, aussitôt, mêlait son bourdonnement d’abeille de métal à celui de toutes ses pareilles, en cette chambre mystérieuse comme la ruche de l’Heure.

Van Hulle était heureux. Il rêvait encore d’autres sortes d’horloges qu’il n’avait pas.

N’est-ce pas la fine volupté du collectionneur que son envie aille à l’infini, ne soit arrêtée par aucune limite, ignore toujours la possession totale qui déçoit par le fait même de sa plénitude ? Ô joie de pouvoir, à l’infini, reculer son désir. Van Hulle passait des journées entières dans son Musée d’horloges. Sa grande inquiétude c’était, lorsqu’il sortait, qu’on pût y pénétrer, sous un prétexte, déranger les poids, frôler les chaînes, briser une de ses acquisitions les plus rares.

Heureusement que sa fille Godelieve faisait bonne garde. Elle seule avait mission d’y veiller, d’enlever la poussière, de ranger avec des doigts que la prudence assagissait, faisait légers comme une aile qui ventile et époussète. D’ailleurs, elle était sa fille préférée. Barbe, l’aînée, avec son teint d’Espagnole, le piment rouge de sa bouche, devenait fantasque et irascible. Pour un rien, elle s’emportait, boudait, s’exaltait en des colères. Il reconnaissait en elle tout le tempérament de sa mère qu’une maladie nerveuse avait tuée jeune encore. Il l’aimait pourtant, car des tendresses succédaient à ses humeurs, des câlineries brusques et sans transition, la détente d’un vent de tempête qui soudain se pacifie, chantonne, caresse les fleurs.

Au contraire, Godelieve, la cadette, l’entourait d’une affection égale, et délicieuse d’être ainsi monotone. C’était la sécurité de quelque chose qui est inaltérable et qui est fixe. Elle lui était complaisante comme un miroir. Il se voyait en elle, car elle lui ressemblait. C’était tout son visage, les mêmes yeux couleur des canaux, ces yeux du Nord où il y a de l’eau ; et aussi le même nez un peu fort, le même front vaste et plat, paroi lisse, mur d’un temple, où rien ne transparaissait, sinon un peu de lumière, des calmes fêtes du cerveau. Mais c’était surtout son âme, la même nature mystique et douce, qu’une rêverie intérieure occupe, casanière et taciturne, comme adonnée à dérouler des écheveaux de pensées, des brumes embrouillées. Ils passaient souvent des heures dans la même chambre, sans se parler, heureux d’être ensemble, heureux du silence. Ils n’avaient pas la sensation d’être distincts l’un de l’autre.

Elle était vraiment sa chair. On aurait dit qu’elle le continuait, qu’elle le prolongeait hors de lui-même. Dès qu’il désirait une chose, elle l’exécutait aussitôt, comme il l’aurait fait lui-même. Il sentait en elle les mains et les pieds de sa volonté. Et c’est vraiment, à la lettre, qu’il voyait par ses yeux.

Vie à l’unisson ! Miracle quotidien, étant deux, de ne faire qu’un ! Aussi le vieil antiquaire tremblait à l’idée que Godelieve, un jour, pût se marier, le quitter ! Ce serait, à coup sûr, un vrai arrachement ; quelque chose de lui qui s’en irait loin de lui. Après quoi, il se retrouverait comme mutilé.

Il y songeait fréquemment, avec déjà une jalousie préventive. Il craignit d’abord qu’un de ces patriotes exaltés qu’il recevait chez lui, le lundi soir, pût s’éprendre de Godelieve. N’était-il pas imprudent de les accueillir ainsi ? Est-ce qu’il n’ouvrait pas lui-même la porte à son malheur ? Joris Borluut était jeune encore, et même Farazyn. Mais ils paraissaient devoir être des célibataires endurcis, comme ce Bartholomeus, le peintre, qui, lui, comme pour mieux s’assurer contre le mariage, était allé habiter l’enclos du Béguinage où il installa son atelier dans un des couvents délaissés. Celui-ci, eût-on dit, avait épousé son art… Or, les autres aussi, n’avaient-ils pas épousé la Ville, tout voués à ce qu’elle fût belle et à la parer comme une femme ? Il n’y avait pas place en eux pour une passion nouvelle. Et le soir, chez lui, ils étaient trop exaltés à mûrir la Cause, à remuer des projets et des espoirs, à ressusciter en eux des drapeaux, pour faire attention à cette petite vierge silencieuse qu’était, à côté d’eux, Godelieve. Le bruit de son carreau de dentellière, rendant un son d’oraisons, n’était point pour contenter ces cœurs tumultueux qui espéraient un nouveau rugissement du Lion de Flandre.

Van Hulle donc se tranquillisa. Godelieve était à l’abri. Elle resterait sienne. Quant à Barbe, avec sa beauté plus violente, sa bouche colorée et qui promet son beau fruit, peut-être bien qu’elle troublerait un jour quelqu’un. Ah ! si elle pouvait se marier, elle ! Comme il consentirait avec joie ! C’en serait fait pour lui des perpétuelles alertes : humeurs fantasques, colères brusques pour des riens, paroles cabrées, crises et désarrois, durant lesquels la maison avait l’air de naufrager.

Van Hulle frémissait à cette espérance : ne plus vivre qu’avec Godelieve ! Seul avec elle, toujours, jusqu’à la fin ! Vie uniformément calme, si pacifiée, si quiète, où elle ne ferait d’autre bruit, dans le silence, que le tic-tac de son cœur monotone, où elle ne serait, parmi le Musée d’horloges, qu’une horloge de plus, une petite horloge humaine, le visage tranquille de l’Heure.