Charpentier (p. 24-35).
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Première partie — III.

III


Le surlendemain, dans la matinée, Borluut s’achemina vers le beffroi. C’était les dimanche, mercredi et samedi, en effet, ainsi que les jours de fête, qu’il lui faudrait dorénavant faire entendre le carillon, de onze heures à midi.

Tout en approchant de la tour, il songeait : s’en aller au-dessus de la vie ! N’était-ce pas ce qu’il pourrait faire à présent, ce qu’il ferait dès aujourd’hui en montant là-haut ? Confusément, il avait rêvé depuis longtemps cette vie de vigie, cette solitaire ivresse de gardien de phare, depuis le temps où il allait voir dans la tour le vieux Bavon De Vos. Aussi est-ce pour cela, au fond, qu’il eut tant de hâte à se présenter au concours de carillonneurs. Il se l’avouait maintenant à lui-même : ce ne fut pas uniquement par délicatesse d’art, par tendresse pour la ville et afin d’empêcher que sa beauté de silence et de déréliction fût contaminée par une musique sacrilège. Il avait entrevu aussi, et tout de suite, l’enchantement de posséder, pour ainsi dire à soi, le haut beffroi, d’y pouvoir ascensionner à sa guise, dominer la vie et les hommes, vivre comme au seuil de l’Infini.

Au-dessus de la vie ! Il se répétait la phrase mystérieuse, la phrase fluide qui semblait aussi s’élancer, tenir droite sur elle-même, symboliser par ses syllabes superposées les marches d’un escalier obscur qui s’accumule et troue l’air… Au-dessus de la vie ! À égale distance de Dieu et de la terre… Vivre déjà d’éternité tout en restant humain, pour vibrer, sentir et jouir par ses sens, par sa chair, par ses souvenirs, par l’amour, le désir, l’orgueil, le rêve. La vie, tant de choses tristes, méchantes, impures ; au-dessus, c’est-à-dire un envolement, un trépied, un reposoir magique dans l’air, où tout le mal fondrait, mourrait, comme dans une atmosphère trop pure.

Donc, il allait séjourner ainsi, au bord du ciel, pasteur des cloches ; il allait vivre comme les oiseaux, si loin de la ville et des hommes, de plain-pied avec les nuées…

Quand il eut traversé la cour des Halles, il arriva à la porte des bâtiments intérieurs. La clé qu’on lui avait remise arracha un cri de fer à la serrure, comme si on la forçait avec un glaive et qu’on la blessait. La porte s’était ouverte ; elle se ferma d’elle-même ; on aurait dit qu’elle était habituée au geste invisible des ombres. Aussitôt tout redevint ténébreux, muet, et Borluut commença de monter.

D’abord ses pieds trébuchèrent ; des marches manquèrent sous ses pas, quelques-unes étant irrégulières, entamées comme la margelle d’un puits. Combien de générations avaient coulé là, aussi inlassables que l’eau, et quel piétinement de siècles pour aboutir à cette usure ! L’escalier de pierre tournait en courbes brèves, tortueux, repliant sans cesse sur lui-même ses nœuds de serpent, de maigre vigne. Il montait à l’assaut de la tour comme à l’assaut d’un mur. De temps en temps, une meurtrière, une fente dans la maçonnerie, d’où tombe un jour livide, une fine estafilade qui défigure l’ombre. D’être partielles, les ténèbres déforment tout : on dirait que la muraille bouge, agite des suaires ; une ombre au plafond est une bête accroupie et qui va s’élancer…

La spirale de l’escalier soudain se resserre, tournoie en ruisseau qui se tarit… Pourra-t-on encore passer là-haut, ou va-t-on s’écraser aux parois ? L’obscurité tout à coup augmentait. Borluut avait déjà gravi plus de cent marches, croyait-il. Mais il n’avait pas songé à compter. Maintenant son pas s’était réglé, allait dans un mouvement rythmique, instinctivement raccourci à la mesure des degrés de pierre. Mais à cause de cet enfoncement dans d’opaques ténèbres, un quiproquo de sensations naissait : Borluut ne sut plus dans quel sens il marchait, si c’était en avant ou à reculons, s’il montait ou s’il descendait. En vain, ne se voyant pas, il cherchait à préciser la direction de ses pas. Il lui sembla plutôt qu’il descendait, qu’il cheminait au long d’un escalier souterrain, dans une mine profonde, très loin du jour, parmi des paysages immobiles de houille, et qu’il allait aboutir à une eau…

Borluut, alors, s’arrêta, un peu interloqué par ces fantasmagories de l’obscurité. Mais son ascension sembla continuer. Malgré ses jambes au repos, on aurait dit que l’escalier ondulait, le portait plus loin, et que c’étaient les marches maintenant qui montaient une à une sous ses pieds.

D’abord nul bruit, sauf son propre écho de passant de la tour… À peine, parfois, le dépliement dans le vide d’une chauve-souris, que le pas insolite dérange, et qui frissonne dans ses ailes de velours mou. Mais, vite, tout redevenait muet, autant qu’une tour puisse être jamais muette, assoupir ce vague frémissement, cet éboulement d’on ne sait quoi dans le sablier de l’Éternité qu’elle est, où roule grain à grain la poussière des siècles.

Aux différents étages, Borluut rencontra des salles désertes, nues ; on aurait dit les greniers du silence.

Il montait toujours ; à présent l’escalier s’éclairait ; par des baies, les plates-formes crénelées, l’architecture ajourée, une lumière blanche et vierge arrivait, coulait sur les marches, déferlait en écumes, les soufrait d’un subit éclair.

Borluut se sentit une joie d’armistice, de convalescence, de liberté, après ces cachots et ces limbes. Il se retrouvait lui-même. Il avait cessé d’être identifié avec la nuit, incorporé par elle. Il se voyait enfin. Il éprouva une ivresse d’être, de marcher. Un vent vif, soudain, lui courut sur la peau. À cause du brusque afflux de clarté, il eut la sensation d’un clair de lune sur son visage. Maintenant, il ascensionnait plus vite, comme dans un air subtil où l’effort était plus aisé, la respiration plus souple. Il aurait voulu courir sur l’escalier de pierre… Une fièvre de monter l’avait saisi… On parle souvent de l’attirance du gouffre. Il y a aussi le gouffre d’en haut… Borluut montait encore ; il aurait aimé monter toujours, songeant avec mélancolie que sans doute l’escalier allait finir et que, au bout, au bord de l’air, il aurait encore la nostalgie de continuer plus loin, plus haut.

En ce moment une vaste rumeur affluait, enfilait l’étroit escalier. C’était le vent, toujours gémissant, qui sans cesse montait, descendait les marches. Douleur du vent qui se plaint de la même voix dans les arbres, dans les voiles, dans les tours ! Douleur du vent qui résume toutes les autres ! On retrouve, dans ses cris aigus, ceux des enfants ; dans ses lamentations, le chagrin des femmes ; dans sa fureur, le rauque sanglot de l’homme, qui rebondit et se brise. Le vent, qu’entendait Borluut, demeurait, certes, encore un total ressouvenir de la terre, quoique si vague déjà. Ce n’étaient plus ici qu’un mirage de plaintes, des voix pâlies, des échos de tristesses trop humaines et qui avaient honte. Le vent venait d’en bas ; il n’était si affligé que pour avoir passé dans la ville ; or, les peines qu’il y avait recueillies et qui, là, gémissaient toutes vives, arrivées avec lui à la hauteur de la tour, commençaient à se dissoudre, à se transmuer de douleur en mélancolie et de larmes en pluie…

Borluut songea que c’était bien le symbole de la vie nouvelle où il entrait, cette vie de vigie et de sommet, confusément désirée, conquise par hasard ; et que, pour lui aussi, chaque fois qu’il monterait au beffroi, désormais, les ennuis se fondraient dans son âme, comme les plaintes se fondent dans le vent.

Il montait toujours. Çà et là, s’ouvraient des portes, laissant voir des chambres immenses, des dortoirs aux lourdes solives, où dormaient des cloches. Borluut s’en approcha, dans un vague émoi ; elles ne reposaient pas tout à fait, pas plus que ne reposent complètement les vierges. Des rêves traversaient leur sommeil. On aurait dit qu’elles allaient bouger, s’étirer, vagir comme des somnambules. Rumeur incessante parmi les cloches ! Bruit qui persiste, comme celui de la mer dans les coquillages ! Jamais elles ne se vident toutes. Son qui perle comme une sueur ! Brume de musique à ras du bronze…

Plus loin, plus haut, partout, apparaissaient de nouvelles cloches, alignées, l’air agenouillées, en robes pareilles, vivant dans la tour comme dans un couvent. Il y en avait de grandes, de fluettes, de vieilles au costume fané, de jeunes qui étaient des novices et avaient remplacé quelque ancienne, tous les aspects d’une humanité cloîtrée qui demeure variable sous l’uniformité de la règle. Couvent de cloches, où la plupart, cependant, étaient celles encore de la fondation. C’est en 1743 que ce nouveau carillon de quarante-neuf cloches, remplaçant celui de 1299, avait été fondu par Jacques du Méry et installé dans le beffroi. Mais Borluut se prit à croire que plusieurs cloches originelles avaient survécu, s’étaient mêlées aux nouvelles. En tout cas, le même bronze avait dû servir pour la refonte, et ainsi c’était toujours le vieux métal du XIIIe siècle qui continuait son concert anonyme.

Borluut déjà se familiarisait. Il alla voir de près toutes ces bonnes cloches qui allaient vivre sous son obédience ; il voulut les connaître. Une à une, il les interrogea, les appela par leur nom, fut curieux de leur histoire. Le métal, parfois, avait des patines argentines, les marbrures d’un môle que la marée a battu, un tatouage compliqué, des rouilles de sang et des vert-de-gris comme d’une poussière de résédas. Parmi ces chimies savoureuses, Borluut, çà et là, reconnaissait une date, agrafée comme un bijou ; ou des inscriptions latines qui s’enroulaient ; des noms de parrains et de marraines qui avaient confié leur mémoire à la cloche nouveau-née.

Borluut allait, courait, attiré partout, dans l’émoi et le charme de ces découvertes. Le vent, à ces hauteurs, redoubla, devint tout à coup violent et mugissant, mais avec une voix qui n’était plus que la sienne, où toute comparaison humaine cessait, la voix d’une force et d’un élément, qui n’a de pareille que la voix de la mer.

Borluut sentait qu’il approchait de la plate-forme crénelée du beffroi, où l’escalier aboutit, trouve un relais avant de gagner le sommet de la tour. C’est là, dans un angle de cette plate-forme, que se carrait la cabine du carillonneur, logis éthéré, chambre de verre, s’ouvrant par six larges baies sur l’espace. Il fallut y monter comme à l’assaut. Le vent soufflait, de plus en plus furieux, agressif, lâché tel qu’une écluse, épars en vastes nappes, en rafales traîtres, en masses croulantes, en poids précipités, puis soudain rassemblé, compact comme un mur. Borluut avançait, joyeux de la lutte, comme si le vent, le saccageant, emportant son chapeau, défaisant ses vêtements, voulait le déshabiller de la vie et le porter libre et nu dans l’air salubre du haut lieu…

Enfin il atteignit la petite demeure aérienne. Accueil de l’auberge au sortir du voyage ! Tiédeur et silence ! Borluut la reconnut ; rien n’avait été dérangé depuis le temps où il y venait visiter parfois Bavon De Vos, le vieux maître carillonneur, sans soupçonner qu’il lui succéderait un jour. Aujourd’hui tout se précisait mieux, puisque ce logis étroit était déjà le sien et qu’il allait y passer à son tour bien des heures de l’avenir. Cela l’émut un peu d’y songer… Il allait y vivre au-dessus de la vie ! Et, en effet, il aperçut, par les hautes vitres, l’immense paysage, la ville gisante, tout en bas, au fond, dans un abîme. Il n’osait pas regarder… Un vertige le prendrait… Il fallait habituer ses yeux à voir du bord de l’infini, où il semblait parvenu.

Plus près de lui, il contempla le clavier du carillon, à l’ivoire jauni, les pédales, les tiges de fer articulées, montant des touches vers le battant des cloches, tout le compliqué mécanisme. En face, il découvrit une petite horloge, toute petite, et étrange d’être si petite dans l’immense tour, accomplissant son bruit d’humble vie régulière, ce battement de pouls des choses qui fait envie au cœur humain… Il était curieux de penser que la petite horloge était d’accord avec l’énorme horloge de la tour. Elle vivait tout auprès, comme une souris dans la cage d’un lion.

Or, les aiguilles du petit cadran allaient marquer onze heures. Et aussitôt, Borluut entendit une rumeur, un tumulte de nid dérangé, le bruit d’un jardin que le vent enfle quand l’orage va commencer.

Ce fut une trépidation prolongée, le prélude du carillon qui sonne automatiquement avant l’heure, actionné par un cylindre de cuivre que des trous carrés percent, ajourent comme une dentelle. Borluut, curieux du mécanisme, se précipita dans la chambre où aboutissent, à ce cylindre, tous les fils de communication des cloches. Borluut regarda, étudia. Il lui semblait voir l’anatomie de la tour. Tous les muscles, les nerfs sensitifs étaient à nu. Le beffroi prolongeait en haut, en bas, son vaste corps. Mais ici, se groupaient les organes essentiels, son cœur palpitant, qui était le cœur même de la Flandre, dont le carillonneur comptait, en ce moment, les pulsations parmi les rouages séculaires.

La musique s’exalta, brouillée d’être trop proche. Ce fut joyeux cependant comme une aube. Le son courut sur toutes les octaves comme la lumière sur tous les prés. Une petite cloche eut des grisollements d’alouette ; d’autres ripostèrent par l’éveil de tous les oiseaux, le frisson de toutes les feuilles. Une basse fut le beuglement profond des bœufs… Borluut écoutait, mêlé à ce réveil de campagne, déjà familier avec cette musique pastorale, comme si c’eût été celle de ses bêtes et de son champ. Joie de vivre ! Éternité de la Nature ! Mais l’idylle avait à peine chanté que, résorbant toute la fête du carillon, la grosse cloche tinta, grave, sonnant la mort de l’heure : onze coups, vastes, lents, distants l’un de l’autre, comme pour montrer qu’on se sent seul quand on meurt…

Onze heures. C’était le moment pour Borluut d’inaugurer ses fonctions. Il retourna dans la cabine où était le clavier pour l’autre jeu, et s’y installa. Mais, nouveau, et entré par hasard dans le métier, il n’avait pas eu le temps de préparer d’autres airs. Il s’était donc résolu à jouer encore une fois ses noëls anciens du concours. Il les exécuta avec nuance, avec une émotion et une petite fièvre heureuse au bout des doigts, tout à jouer, maintenant qu’il n’y avait plus autour de lui, comme le soir du concours, un va-et-vient dans la tour… Le vaste silence. Il entendit ses petits noëls cheminer dans l’air, descendre, trébucher aux clochers des églises, marcher sur les toits, entrer dans les maisons. Est-ce qu’on leur faisait encore accueil ? Quelle différence avec l’autre jour, où la foule entière les avait reçus dans son âme, quand ils descendirent ! Rêve inouï que cela fût arrivé ! Cela n’arriverait jamais plus. Est-ce que, du moins, dans ce moment, en jouant, il faisait lever les yeux à quelqu’un vers le ciel ? Envoyait-il une consolation à quelque âme en peine, une mélancolie à un cœur trop heureux et que son bonheur dénonce ?

Jouer ainsi, au-dessus de la foule, c’était réaliser une œuvre d’art. Pourquoi désirer savoir si elle émeut, enthousiasme, ravit, dorlote ? Éclore doit lui suffire. Toujours elle se répand, va ailleurs, accomplit sa destinée dont nous ne savons presque rien. Notre propre gloire nous est toujours extérieure, et elle se passe si loin de nous !

Borluut philosophait ainsi. Il se résigna. Ce n’est pas pour d’autres hommes qu’il jouait. Il avait concouru brusquement à cette fonction de carillonneur, uniquement pour créer de la Beauté, parce que lui seul, à cette minute, se jugea capable d’assurer à la ville un carillon conforme, de charme suranné et de mélancolie comme elle. Ainsi Bruges demeura une harmonie parfaite. Et puisqu’il y contribuait, il créait vraiment de la Beauté. Mais il n’avait pas conquis la tour seulement pour créer de la Beauté. Ce fut aussi et surtout pour lui-même, afin de s’isoler, d’employer noblement les heures, de quitter les hommes et de vivre au-dessus de la vie.

Ainsi, il trouvait sa récompense immédiate.

Borluut se jugea heureux, tressaillit avec les dernières cloches brimbalées, qui étaient ses propres rêves, les urnes murmurantes où se transvasa toute son âme.