Charpentier (p. 54-57).
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Première partie — VI.

VI


Borluut, quand il montait dans la tour, ne se contentait pas d’y rester le temps nécessaire, l’heure prescrite de carillon. Il s’y attardait volontiers en une lente flânerie. Il découvrit ainsi de nouvelles cloches, les plus grandes, qu’il n’avait pas inspectées lors de ses premières ascensions. D’abord le bourdon, qui était suspendu dans la partie supérieure du beffroi, urne immense, d’une antiquité vénérable, fondue en 1680 par Melchior de Haze et signée de son nom. On en regardait l’intérieur comme un abîme. On avait la sensation d’être au bord d’une falaise qui plonge à pic dans la mer. Il semblait qu’on y aurait noyé un troupeau. Le regard n’en apercevait pas le fond.

Le carillonneur découvrit une autre cloche, vaste aussi, mais qui n’était plus fruste et nue. Le métal en était tout historié ; des bas-reliefs couvraient la robe de bronze comme d’une dentelle verdâtre. Certes, le moule de fonte de celle-ci avait dû être compliqué comme la plaque d’une eau-forte. À distance, Borluut entrevoyait des personnages, des scènes indécises. Mais la cloche surplombait de trop haut pour qu’il pût rien discerner. Pris de curiosité, il s’aida d’une échelle, monta, arriva tout près. Le bronze était une folle orgie, une kermesse ivre et luxurieuse, des satyres et des femmes nues tournoyant autour de la cloche qui, ronde, activait leur mouvement de sarabande…

Par intervalles, des couples avaient culbuté ; ils s’entassaient, corps contre corps, bouche à bouche, toute la chair mêlée, dans la fureur du désir. Le bronze creusait, accusait les détails… Vigne du péché, aux fougueux caprices, qui se nouait, s’élançait, retombait aux parois — et les seins pillés comme des grappes !

Çà et là, des amants écartés, à un tournant de la cloche, loin de la danse s’affolant plus loin, goûtaient silencieusement leur amour comme un fruit. Ils avaient l’air de se faire l’un à l’autre la découverte de leur chair nue, qui n’était pas mûre encore pour la volupté… À part ces coins d’idylle, le Sexe partout triomphait, hurlant et cynique. Quelle surprise de trouver cette cloche ici, Vase de la Luxure, parmi toutes les autres, ses sœurs, qui se taisaient, sans souvenirs et sans mauvais rêves ! L’étonnement de Borluut redoubla quand, à l’intérieur, il découvrit une inscription latine, disant : « Ill mus ac R mus D. F. de Baillencourt Episc. Antw. me Dei Genitricis Omine et Nomine consecravit Anno 1629. » C’était, en effet, la cloche dont on lui avait parlé, une cloche d’Anvers qui appartint jadis à l’église de Notre-Dame, et dont on avait fait cadeau à la ville de Bruges. Ainsi la cloche pleine de péché portait le nom de la Vierge ; elle avait dépendu d’une église, sonné les saints offices ! C’était bien dans la manière d’Anvers et de son École d’art…

Joie bestiale de la chair ! On aurait dit, en bronze, l’idéal de Rubens, l’idéal de Jordaens, fixant ces vils moments de la race : explosion de l’instinct, fureur de l’orgie, saison de l’amour, lequel apparaît en Flandre par accès, rare et torride, comme aussi le soleil. Mais cette vision était plus anversoise que flamande. Borluut songea aux virginales imaginations mystiques des artistes de Bruges…

Cette cloche était donc l’Étrangère. Pourtant elle l’attira, l’obséda de visions charnelles. Il y avait des femmes renversées dans le bronze, avec des attitudes provocantes, des inflexions de corps, des clairs de lune d’extase sur le visage… Les unes offraient leur bouche en forme de coupe ; d’autres tendaient leurs cheveux comme un piège. Appels, tentations, débauches plus troublantes d’être confuses, étreintes comme aperçues dans l’obscurité et que l’imagination achève, aggrave. Tout ce qui était sur la cloche, Borluut le sentit tout à coup sur son âme, qui, à son tour, s’imagea de fêtes lascives. Il se mit à évoquer des femmes qu’il avait vues ainsi lui-même ; il se remémora d’anciennes amantes, des nuances de pâmoison ; puis, sans savoir comment, il en arriva à songer aux filles du vieil antiquaire Van Hulle, mais à Barbe seulement. On aurait dit que Godelieve, trop chaste, était une des cloches d’un autre dortoir de la tour, la cloche noire d’une robe de béguine, qui a fait des vœux. Barbe, au contraire, était la cloche de Luxure ; tous les péchés couvraient sa robe ; et, en dessous, il voyait son corps nu ; il imaginait cette peau de soleil qu’elle devait avoir, elle aussi comme étrangère avec son hérédité de l’Espagne…

Louche rêverie où la cloche obscène l’avait entraîné ! Est-ce que décidément il allait aimer Barbe ? En tout cas, il sentit qu’il la désirait violemment. Aussi quand il s’en revint dans la chambre de verre, il chercha le point minime, parmi la ville éparse, où elle vivait, circulait, songeait à lui peut-être. Il s’orienta ; son regard suivit les quais, arriva à la rue des Corroyeurs Noirs, si mince, imperceptible, d’une étroitesse d’algue, entre les vagues capricieuses des toits. Elle était là sans doute. Et, hanté par elle, le carillonneur redescendit dans la vie…