Juven (p. 179-183).

CHAPITRE XXVII

Difficulté de la poésie française pour certains étrangers.


— Cap, vous qui touchez à toutes les sciences, à tous les arts, avec une égale supériorité, comment se fait-il que je ne connaisse point de vos poèmes ?

— Des vers, mon cher ami, j’en ai fait quand j’étais jeune, j’en ai fait à remplir des magasins à coton, et des halles à blé ! Quand je me décidai à les brûler, je me trouvais alors à Melbourne, l’atmosphère en fut obscurcie pendant plus de huit jours.

— Peste !

Et Cap éclata de rire.

— Connaissez-vous, ajouta-t-il, mon ami Tom Hatt ?

— Nullement.

— Eh bien, écoutez cette petite histoire d’un poète étranger.

Il y a quelques semaines débarquait, porteur à mon adresse d’une lettre de recommandation, un jeune Américain du Kentucky nommé Tom Hatt, appellation qu’il justifie pleinement par le rouge éclatant de son pileux système.

Mais ce n’est pas grâce à l’écarlate de son poil que le jeune Tom Hatt attire l’examen du connaisseur, c’est plutôt par la folâtre façon qu’il emploie de prononcer votre belle langue française, façon si folâtre que l’oreille la plus exercée aux gutturs yankees ne saurait démêler en la conversation de Tom le moindre compréhensible fétu.

Beaucoup d’esprits superficiels, écoutant mon jeune ami, jureraient même qu’il profère quelque idiome pahouin.

Il faut dire aussi pour sa décharge que, dans le fin fond de son Kentucky, entièrement dénué du plus pâle compagnon français, Tom Hatt réussit à force d’énergie — ah ! la supériorité des Anglo-Saxons ! — à apprendre le français, tout seul, dans quelques livres trouvés chez le brocanteur.

En le simple de son âme, inloti de renseignements ad hoc, Tom Hatt trancha la question de la prononciation en ne l’abordant pas, et Tom Hatt prononça le français comme depuis sa naissance il prononçait la langue de Washington.

En sorte que, depuis son arrivée en Europe, il n’avait rencontré personne, sauf un individu avec lequel il pût s’entretenir, sans inconvénient, dans notre langue.

Aussi fallait-il les voir — et non pas les entendre, vous allez comprendre tout à l’heure pourquoi — tailler d’interminables bavettes, mon ami Tom Hatt et un certain Tony Truand, jeune sourd-muet marseillais dont notre Américain avait récemment fait la connaissance aux concerts Colonne !

Le silencieux Tony Truand — ironie des noms ! — n’accordait à la question de prononciation nulle importance. De son côté, l’infirmité de Tony ayant aboli chez le pauvre Phocéen les inconvénients de l’accent marseillais, Tom et Tony n’éprouvaient aucune difficulté à se comprendre, et c’est à merveille que les deux braves garçons s’entendaient, bien entendu, par gestes.

Tony Truand arriva même à prendre sur Tom Hatt un énorme ascendant, et il l’engagea bientôt à composer des poèmes, ainsi qu’il le faisait lui-même depuis sa plus tendre enfance.

Seulement, dame, pour les rimes, Tony n’y allait pas de main morte.

Non satisfait de les accoupler, ces rimes d’or, il les — si j’ose inaugurer ce terme — attriplait.

(Je ne veux pas dire que Tony inventa ce mode, — d’autres l’employaient depuis longtemps, — mais, lui, l’appliqua dans toute sa rigueur.)

Au bout de fort peu de temps, Tom Hatt m’apportait un petit poème qui débutait par ce curieux tercet :

Dans les environs d’Aigues-
Mortes, sont des ciguës
Auxquelles tu te ligues.

Etc., etc.

— Mais, mon pauvre ami, ne pus-je m’empêcher de m’écrier, ça ne rime pas !

— Je le sais déjà, répondit Tom, Tony me l’a dit.

— Qu’en peut-il savoir, lui, sourd ?

— C’est avec ses yeux qu’il l’a vu, mon cher. Il m’a reproché l’absence de consonne d’appui avant l’i.

— Il a raison.

— Je vais recommencer, voilà tout ! À demain !

Et, le lendemain, en effet, Tom Hatt soumettait à mon examen un second morceau, de haute envolée, de philosophie profonde, mais dont voici le début :

Tout vrai poète tient
À friser le quotient
De ceux qui balbutient.

Etc., etc.

Devant tant de bonne volonté, je n’ai eu — qu’est-ce que vous voulez ! — qu’à m’incliner.

— Cette fois-ci, mon vieux, ça y est ! Tous mes compliments !

Et de plaisir, alors, la peau de Tom Hatt devint aussi rouge que ses cheveux.